IVJe suis né en Amérique. Mon père, dont les parents avaient émigré lors de la révolution de 89, eut le bonheur d’y refaire une brillante fortune dans le commerce. Un riche mariage, où l’amour eut autant de part que les convenances, vint encore augmenter l’opulence de sa maison, et lorsque je vins au monde, tout annonçait pour moi un avenir heureux.
Deux années, pourtant, s’étaient à peine écoulées que la mauvaise destinée commença à me frapper. Je perdis mon père ; restée veuve, ma mère, jeune et riche, vit sa main recherchée par un grand nombre de prétendants. Aucun ne fut écouté.
Elle avait juré à mon père de ne plus vivre que pour moi ; elle tint parole et se retira à la campagne, afin que rien ne vînt la distraire du pieux devoir auquel elle voulait se consacrer tout entière.
Hélas ! qui croirait que ce fut à cette tendresse maternelle si passionnée que je dus une partie de mes maux ? Concentrant en moi tout l’amour qu’elle avait eu pour son époux, ma mère m’entoura de ces soins délicats, de ces prévenances ingénieuses dont les femmes seules ont le secret, et qui ouvrent l’âme à toutes les sensations aimantes et douloureuses de la vie. Jalouse de la moindre parcelle de mon affection, elle éloigna de moi toutes les occasions qui pouvaient me mettre en contact avec des compagnons de mon âge. Né faible et nerveux, une éducation virile, en développant mes forces physiques, aurait atténué ce que la nature avait mis en moi de trop impressionnable ; au lieu de cela, tout ce qui pouvait former mon esprit, ou aguerrir mon corps contre les maux qui sont le partage de l’humanité, était éloigné de moi. Ma, mère aurait regardé comme un crime d’assombrir mes pensées ou d’attrister mon cœur par le récit d’une souffrance ou d’une action répréhensible. J’arrivai donc à l’âge de dix-huit ans, ne croyant qu’au bien, au bonheur, à la vérité. Tous les hommes étaient bons et sincères, toutes les femmes savaient aimer comme aimait ma mère.
Ce fut à peu près vers cette époque que nous quittâmes l’Amérique. La santé de ma mère, altérée depuis longtemps, commença à donner de sérieuses inquiétudes. Les médecins conseillèrent un changement de climat. Le désir de voir la patrie de son mari décida ma mère pour la France ; ce n’était pas sans une grande appréhension que je voyais approcher le moment où j’allais être arraché à mes habitudes, à la douce solitude dont je jouissais depuis ma naissance. L’idée de quitter le toit où j’avais vu le jour, les beaux arbres qui tant de fois m’avaient abrité de leur ombre, le ruisseau où, enfant, j’allais tremper mes pieds, me brisait le cœur et m’arrachait des larmes ; nos vieux amis, nos bons serviteurs, dont il fallait se séparer, les reverrions-nous jamais ? Ce pays inconnu que nous allions chercher aurait-il pour nous le même ciel, les mêmes fleurs, les mêmes sourires, que celui auquel nous allions dire adieu pour toujours ?
Beaucoup de gens appelleront cela des puérilités, et pourtant ce sont souvent d’elles que découlent nos plus grandes joies ou nos plus grandes souffrances. L’homme a ordinairement l’esprit hardi, envahissant ; il est dans sa nature d’aimer à voir, à conquérir, à posséder ; moi, différent des autres, craintif, concentré, facile à émouvoir, je redoutais tout ce qui se trouvait au-delà de mon horizon ; ce qui différait des choses que je voyais habituellement me causait un sentiment de frayeur.
Je connaissais trop la faiblesse du cœur de ma mère pour lui laisser voir l’état de mon âme ; elle n’aurait plus voulu partir. L’effort que je fis alors, et qui fut la première contrainte que je m’imposai, me causa comme une blessure cachée, dont chaque goutte de sang, versée dans le mystère, enlève une parcelle de l’existence…
La nuit qui précéda notre départ ressembla pour moi à une douloureuse agonie. Je la passai tout entière à errer dans nos bois, dans nos jardins ; j’avais besoin de respirer seul, encore une fois, la fraîcheur de nos ombrages ; je voulais exhaler dans le silence mes plaintes et mes regrets ; enlaçant de mes bras mes arbres préférés, pleurant sur nos bancs de mousse, jetant mon nom aux échos comme pour le leur faire répéter toujours, j’errai pendant plusieurs heures, en homme qui a perdu la raison. Le lendemain, on me porta sans connaissance sur le vaisseau qui devait nous transporter en France.
Nous arrivâmes à Paris vers le commencement du printemps. Après y être restés à peine le temps nécessaire pour visiter toutes ses merveilles, ma mère, que la chaleur, le tumulte, le bruit de la ville fatiguaient, désira aller passer à la campagne les derniers mois de l’été. J’accueillis cette proposition avec bonheur. Depuis mon arrivée en France, je portais en mon âme une tristesse profonde, un ennui de toutes choses qui me faisait désirer la solitude avec l’ardeur la plus vive. Il me semblait que le silence, le calme des champs, me rendraient un peu des joies que j’avais perdues, qu’assis sur une pierre solitaire, les yeux tournés vers le soleil couchant, j’apercevrais au loin, dans l’espace, derrière les bois et les collines, ses derniers rayons porter l’aube naissante à ma chère patrie. Paris m’étouffait, j’y mourais, je croyais alors qu’on ne pouvait pas souffrir davantage.
Ne pouvant, à cause de l’état de santé de ma mère, nous éloigner beaucoup de la capitale, il nous fallut trouver dans ses environs une habitation à notre convenance. Pendant plusieurs jours, mes recherches furent infructueuses. La banlieue ne m’avait offert que de mesquins cottages, des chalets dégradés, des jardins remplis de fleurs étiolées, des arbres sans feuillage se mourant entre quatre murs humides sous un nuage de poudre grise.
Cette misère de la nature, cet appauvrissement des créations de la Providence au profit de l’exploitation me serraient le cœur ; moi, le fils des forêts vierges, du sol plein de fantaisie, ou la main de l’homme se fait à peine sentir, je souffrais pour ces belles végétations torturées par la cupidité.
Nous étions presque décidés à renoncer à nos projets, lorsqu’un jour, arrivé à la barrière de Vaugirard, j’eus l’idée bizarre de m’abandonner à l’humeur vagabonde du cheval que je montais. Bien m’en prit ; au bout d’une demi-heure, l’animal s’arrêtait devant la grille d’une des dernières maisons de la grande rue qui traverse le village d’Issy.
L’homme tire souvent d’heureux présages d’évènements gros pour lui de malheurs et de peines ; le voile brillant du moment lui cache les sombres teintes de l’avenir. C’est ainsi que je pris pour une bonne fortune le hasard qui m’avait enfin offert l’objet de mes désirs.
La maison dont je viens de vous parler était de belle apparence. Son principal corps de logis, flanqué de deux ailes en pavillons, aurait pu porter le nom de château. La cour, très vaste, plantée sur les côtés de deux rangées d’acacias, était bordée d’une grille en fer très aristocratique, et ouvrant sur la rue. Derrière la maison, une superbe terrasse sablée et garnie d’une profusion de fleurs, donnait accès, par une pente douce, sur une vaste et large pelouse, autour de laquelle s’étendait un bois touffu rempli d’allées sombres, de hautes charmilles et formant un parc de plusieurs arpents. Au-delà, une autre terrasse dominant les plaines qui avoisinent la Seine et qu’on apercevait au loin comme un sillon argenté, donnait à tout ce paysage un aspect magique.
En contemplant ce riche panorama, cet horizon immense, je sentis ma poitrine se dilater ; mon cœur avait des pulsations plus calmes, mes yeux regardaient sans fatigue, j’avais des pensées de bonheur… j’allais vivre !
Bien certain du consentement de ma mère, j’arrêtai cette maison pour une année. L’intérieur, meuble avec un luxe antique, avait besoin de quelques additions pour en achever le confort. Le lendemain, au point du jour, j’étais à Issy avec des ouvriers ; au bout d’une semaine nous y étions installés.
Mon premier réveil y fut un enchantement : en voyant le soleil ruisseler dans les plis de mes rideaux, en écoutant le chant des oiseaux, le bruit d’un vent léger agiter les arbres, je me crus un instant dans ma chère patrie. Immobile, les yeux fermés, les mains jointes, je priais Dieu d’arrêter la marche des heures et de faire que le printemps durât toujours.
Le premier mois que nous passâmes à Issy s’écoula rapide et sans secousses. De longues courses à cheval occupaient mes matinées ; les journées se passaient auprès de ma mère, en lectures, en promenades, pendant lesquelles l’appui de mon bras lui était nécessaire. Le soir, lorsque sa faiblesse habituelle l’avait forcée à rentrer chez elle, je descendais dans le parc, et là, seul, rêvant au passé, je rappelais un à un mes souvenirs d’enfance, les caressant de ma pensée comme des amis que l’on revoit après une longue absence. Le visage, les gestes de ceux que j’avais connus, je les revoyais ; j’entendais le son de leur voix ; ils cheminaient à mes côtés sous les mystérieuses allées du parc ; ils me disaient leurs peines, leurs plaisirs ; ils pleuraient ou riaient, selon que la lune brillait au ciel ou que l’atmosphère était chargée de nuages. Puis, quand l’heure avancée de la nuit me forçait à rentrer dans la maison, il n’y avait pas jusqu’à notre vieux chien Tommy que je ne crusse entendre japper de joie sur le seuil de la porte.
Si j’avais confié ces rêveries, si j’avais dit le bonheur que me faisaient éprouver ces évocations du passé, on m’aurait pris pour un fou, ou qui pis est pour un comédien romanesque. Il me fallait donc taire ces retours de mon cœur vers un lointain évanoui, et concentrer en moi ce vagabondage d’idées, fantasmagorie hallucinante, qui surexcitait mon esprit, agaçait mes nerfs et allumait mon sang.
Mes traits s’altérèrent sous cette fatigue morale ; le malaise qu’éprouvait mon corps se trahissait dans ma démarche, dans le son de ma voix. Ma mère s’aperçut de cet état de langueur. Elle l’attribua à l’ennui de la solitude, à l’isolement d’une société de mon âge ; elle désira que nous vissions du monde. Je commençai par combattre cette volonté de ma mère ; changer notre genre de vie, n’était-ce pas rompre mes rêveries, n’était-ce pas me séparer de ces ombres si chères, anciens amis du foyer ? Mais ma mère insista.
Près de notre maison, s’en trouvait une autre habitée par une famille anglaise très nombreuse. La conformité des usages anglais et américains, la parité du langage et les avances empressées qui nous furent faites par nos voisins ne laissaient aucun prétexte à mon refus de les voir ; je cédai… Alors, au mal inconnu qui consumait mes jours, en succéda un autre non moins cruel pour moi ; obligé de vivre hors de mes pensées, au milieu du bruit, de la dissipation, au milieu de gens dont le seul but était de chercher le plaisir et la distraction, ma paresse songeuse ne m’était plus permise. Sans cesse dérangé par mes jeunes compagnons, il fallait courir les fêtes, les bals des environs, prendre part à leurs danses, à leurs jeux bruyants, abandonnant le négligé commode de ma toilette pour la gêne d’un costume à la mode. Dieu sait où m’aurait conduit l’irritation causée par la nouvelle contrainte qui m’était imposée, lorsqu’une circonstance bien simple en apparence vint donner une autre direction à mes idées.
Il était question, dans le pays, d’organiser, au profit des pauvres, un concert auquel devaient concourir tous les virtuoses amateurs habitant les environs. Ce concert faisait le sujet de tous les entretiens ; on ne s’occupait plus d’autre chose. Quoique bon musicien, et malgré les instances qui m’en avaient été faites, je m’étais refusé à grossir le nombre des exécutants. J’espérais par ce moyen recouvrer un peu de liberté ; d’ailleurs l’idée de me mettre en spectacle me causait un effroi insurmontable. Mais le malheur qui me poursuivait voulut que notre maison fût la seule du village où il se trouvât des salons assez vastes pour la solennité musicale qu’on se proposait, et pour le bal qui devait lui succéder.
Je me vis donc obligé de m’occuper des préparatifs de cette fête à laquelle j’espérais pouvoir échapper. Pendant plus d’une semaine, notre habitation, que j’avais souhaitée si paisible, fut la proie de la multitude la plus agitée, la plus bruyante et la plus harmonieuse à la fois. Au bruit du marteau succédait l’accord des instruments ; au grincement de la scie, les roulades des chanteuses ; il n’était pas un coin dans la maison, pas un bosquet dans le parc, qui ne servît d’écho à un trille ou à un rabot.