IIISix mois s’étaient écoulés depuis les évènements que je viens de conter. Nous étions à la fin de l’été. Après une demi-soirée dépensée en flâneries aux Tuileries, aux Champs-Élysées, l’envie me prit d’aller au théâtre pour y attendre l’heure du coucher. L’Opéra-Comique se trouvait sur mon passage. J’y entrai. Je savais qu’on y entendait dans ce moment une cantatrice de passage en France, dont le talent et la beauté attiraient tout Paris. La salle était remplie jusqu’aux combles, et j’eus beaucoup de peiné à trouver un tabouret dans un des petits couloirs qui descendent vers l’orchestre. On donnait le Pré aux Clercs ; le premier acte était joué, on allait commencer le second. J’étais à peine assis, qu’un homme, dont j’avais entendu des pas rapides retentir dans le corridor, entra, passa près de moi comme un éclair, et sans que j’eusse pu distinguer ses traits et sa tournure, alla se placer dans une des stalles les plus rapprochées de la scène. La toile se leva pour le second acte. C’est le moment où Isabelle, entrant en scène je chante cet air charmant : Jours de mon enfances, Ô jours d’innocence, Votre souvenir est pour moi le bonheur. Cette phrase était à peine achevée, que de la salle, un : « Ô mon Dieu ! » prononcé d’une voix accentuée par l’expression du désespoir, attira l’attention des spectateurs ; la chanteuse, les traits contractés, les yeux étrangement fixés devant elle, s’était tue comme frappée d’effroi. Bientôt, autour de moi, il se fit une vive rumeur ; on se leva, on entoura un homme qui venait d’être pris d’affreuses convulsions. Alors, une idée soudaine traversa mon esprit ; me frayant un passage au milieu des assistants, j’approchai… Mon pressentiment ne m’avait pas trompé, Dominique était là sans connaissance, il lui fallait de l’air : on le transporta au foyer.
La crise fut en tout semblable à celle dont j’avais été témoin au Palais-Royal ; seulement, dès qu’il revint au sentiment de l’existence, au lieu de rester immobile et inerte, il chercha violemment à s’échapper de mes bras, criant sourdement avec rage :
– Laissez-moi, laissez-moi aller la tuer.
– Et votre fils ? lui dis-je.
Je ne sais si ce mot eût suffi à le retenir dans sa fureur, mais ses forces ne secondant pas son désir, il retomba sur sa chaise. Dans cet instant, les applaudissements frénétiques de toute la salle arrivèrent à nos oreilles ; Dominique se leva, jeta au loin un poignard caché sous ses vêtements.
– Je ne suis qu’un lâche ! murmura-t-il.
Puis, prenant mon bras, qu’il serra de manière à le casser :
– Partons, ajouta-t-il.
En quelques minutes nous fûmes hors du théâtre.
– Aujourd’hui, lui dis-je, rien ne m’empêchera de vous suivre ; je ne le demande pas, je l’exige, au nom du hasard providentiel qui, deux fois, m’a mis sur votre chemin pour vous secourir.
Sans me répondre, Dominique continua à marcher, et nous arrivâmes ainsi rue Feydeau ; c’était là qu’il demeurait.
La maison était de chétive apparence ; on y entrait par une allée sombré conduisant à un étroit escalier, éclairé seulement par la lampe fumeuse du concierge, perché à mi-côte de l’entresol au premier étage.
L’appartement de Dominique était au quatrième ; il était composé de deux ou trois pièces où régnait un désordre impossible à décrire. Quelques débris d’un mobilier jadis luxueux, dont la poussière rongeait l’étoffe et les dorures, garnissaient à peine les murs. Sur les tables, et les consoles gisaient pêle-mêle des babils, des livres, des tableaux, des instruments de musique. Le lit était froissé sans avoir été défait ; sur la cheminée de la pièce où nous nous arrêtâmes on voyait une magnifique pendule qui ne marquait plus les heures ; de hauts candélabres portaient encore les traces de leurs services passés ; une bougie y était restée intacte, Dominique l’alluma. À cette lueur bleuâtre et vacillante éclairant tant de faste et tant de misère, je compris encore bien mieux que je ne l’avais fait jusqu’alors tout ce qu’il devait y avoir de désolation et de désespoir dans l’âme de l’homme qui, avec la plus froide indifférence et sans en paraître touché, vivait au milieu de cet abandon de toutes choses.
Après avoir à grand peine débarrassé un petit canapé de trois ou quatre in-folio dont le poids avait réduit en lambeau le satin cerise qui les supportait, d’un signe Dominique m’engagea à m’y asseoir.
– Non, lui dis-je, je reviendrai demain ; vous êtes plus calme, je vais vous laisser dormir.
Dominique frissonna comme s’il avait reçu une blessure et, se plaçant en face de moi, avec les bras croisés sur sa poitrine :
– Vous n’avez donc jamais été malheureux, vous, monsieur, s’écria-t-il, que vous me dites de dormir ?
Ses yeux lançaient des éclairs ; je pris ses deux mains dans les miennes, et le contraignis à s’asseoir.
Le paroxysme était passé, il se laissa faire comme un enfant.
– Pourquoi êtes-vous venu ici, monsieur ? dit-il avec un accent de tristesse mêlé de honte, vous le voyez, je suis fou !
– Le chagrin n’est pas la folie.
– Non, mais il la donne.
– C’est quelquefois un soulagement, repris-je.
– Oui, quand la folie amène l’oubli de ses maux, ou l’oubli de ceux qui les causent, alors c’est une bénédiction du ciel ; mais quand cette folie vous montre les êtres que vous avez aimés, chastes et purs comme ils étaient autrefois, ou flétris, méprisables, comme ils sont aujourd’hui, alors, je dis que cette folie est échappée de l’enfer.
En achevant ces mots, Dominique laissa tomber sa tête sur sa poitrine, d’où s’échappa un douloureux sanglot.
– N’avez-vous rien essayé pour vous distraire ? lui dis-je.
– Tout, monsieur, tout, les voyages, le jeu, le vin, les orgies.
– Et l’amour ?
– L’amour ! il faudrait pour cela ne plus l’aimer, elle ! murmura Dominique d’une voix sourde.
Nous arrivions aux confidences : c’était ce que je désirais.
– C’est donc une femme qui cause vos chagrins ?
– Elles seules peuvent faire souffrir ainsi, dit-il.
– Et… repris-je en hésitant, car je savais que j’allais plaider le faux pour connaître le vrai, cette femme, vous l’avez perdue… elle est morte ?
– Morte ! s’écria-t-il en se levant et en parcourant la chambre à grands pas, plût à Dieu qu’elle fût morte ! alors j’aurais été heureux dans ma douleur, j’aurais pleuré sur elle, j’aurais réchauffé son corps glacé contre mon cœur, je l’aurais implorée comme une sainte… Non, non, continua-t-il en s’exaltant toujours davantage, elle n’est pas morte… elle est comédienne !
Ici, Dominique poussa un grand éclat de rire.
– Oui ! oui ! répéta-t-il avec une expression effrayante, comédienne, ma femme, comédienne ! cette beauté voilée, ce sein qui avait nourri notre enfant, tout cela jeté chaque soir en pâture aux libertins d’un parterre de théâtre…
– Je comprends votre désespoir, dis-je, mais qui a causé ce malheur ? La misère…
– Je l’avais couverte d’or et de fleurs, interrompit Dominique, je lui avais donné toutes les richesses, toutes les jouissances de la terre.
– Comment expliquer alors ?…
– Ah ! monsieur, elle était belle comme les anges du ciel, et j’étais seul à le lui dire… elle chantait comme une fauvette, et j’étais seul à l’entendre… voilà ce qui l’a perdue…
– Elle n’a donc jamais eu d’amour pour vous ?
– Un seul jour, celui où elle m’a quille.
– Quelle bizarrerie ! Contez-moi votre histoire, Dominique.
– Je ne sais si je le pourrai, répondit-il.
– Tâchez d’en avoir le courage, ajoutai-je ; en s’épanchant, la douleur est moins cruelle.
– Le feu qu’on attise devient plus vif, dit Dominique.
– Oui, mais il dure moins longtemps. Croyez-moi, j’ai l’expérience du malheur. Si j’ai su souffrir en silence alors que j’ai eu le cœur brisé, c’est qu’il n’y avait, pas un autre cœur près de moi, digne de partager les tortures du mien. On m’aurait dit : consolez-vous, moi je vous dirai : pleurons ensemble.
Dominique jeta sur moi un regard attendri.
– Allons, dit-il, puisque vous le voulez. NOUS nous assîmes l’un près de l’autre sur le canapé.