IIOn l’a dit : quand la coupe est pleine, il suffit d’une dernière goutte d’eau pour la faire déborder. La scène que je viens de décrire, bien simple en apparence, pourtant, fut pour mon cœur, rempli d’amertume, la dernière goutte de fiel. Je pris la résolution de fuir tout à fait les hommes et les lieux fréquentés par eux. Après avoir arrangé mes affaires de manière à ne point avoir à m’en occuper pendant plusieurs années, je partis sans dire adieu à personne, sans laisser derrière moi aucun indice de la direction que je prenais. Le savais-je moi-même ?
Ce fut au bord du Rhin, un peu avant d’entrer en Suisse, que je m’arrêtai pour la première fois. Sur les rives du fleuve, un pêcheur avait sa cabane : il y vivait seul ; partait le matin pour ne rentrer que le soir ; je lui demandai à partager sa demeure. Pendant deux ans je vécus là dans l’isolement le plus complet, usant ma douleur à force de m’en repaître, l’amoindrissant, si on peut s’exprimer ainsi, par l’excès que j’en faisais. Au bout de ce temps, j’étais parvenu à maîtriser mes souvenirs, de manière à ne leur laisser prendre sur mon esprit que la part que je voulais bien leur donner.
Alors le besoin de distractions se fit sentir ; il me fallait du mouvement, du bruit, sinon des plaisirs. Je quittai ma retraite pour voyager en Suisse, en Allemagne, en Italie. Insensiblement, je redevins impressionnable aux beautés de la nature, aux arts, à la musique. La société seule me resta odieuse, et je passai ainsi cinq nouvelles années, sans former aucune relation, sans lire un journal, sans prendre aucun souci de mes intérêts privés ou des intérêts politiques de l’Europe. Je sentais qu’un mot, un nom prononcé, pouvaient raviver toutes mes souffrances. Mon âme n’était encore qu’assoupie, un long sommeil pouvait seul la guérir.
L’amour de la patrie, que j’avais si souvent répudié, alors que je croyais à l’amour de la créature, vint tout à coup mettre un terme à ma vie errante. Un beau matin, à Naples, je m’éveillai avec le mal du pays. Deux heures après, je voguais vers la France.
À Paris, je descendis provisoirement dans un hôtel garni de la rue de Richelieu. Le soir même de mon arrivée je fis comme font presque tous les étrangers, je m’en allai dîner au Palais-Royal. Dans le restaurant où j’entrai, il y avait foule, et je ne pus trouver de place que dans un petit salon reculé, où ne se trouvaient, à ma grande satisfaction, que deux dîneurs.
Le service se faisant lentement, j’eus tout le loisir d’examiner mes deux voisins, dont l’un était évidemment le père, l’autre le fils. Le père, dont il eût été difficile de préciser les années, laissait deviner une beauté native que les chagrins ou les passions avaient flétrie avant l’âge. Ses joues creuses, ses yeux éteints, son crâne dépouillé et sa haute taille voûtée, annonçaient un passé de souffrances ou de poignants chagrins. Des habits d’un drap fin, usés, mal soignés, mis sans art, trahissaient pourtant une ancienne splendeur et une distinction qu’en dépit de l’air d’abandon répandu sur sa personne, ne démentaient pas ses manières. L’enfant, qui entrait dans l’adolescence, portait le costume des collégiens. Au désordre qui régnait dans toute sa toilette on pouvait juger qu’aucune main amie n’avait essayé, par une ingénieuse addition, d’en atténuer l’aspect disgracieux. C’était, en dehors de cela, un beau garçon, bien fait, bien venu, avec de grands yeux bleus, un teint de jeune fille, les cheveux blonds, frisés comme ceux d’un chérubin. Cette luxuriante nature contrastait péniblement avec une expression triste et craintive, avec un visage morne, impassible, sur lequel ne passait jamais un sourire. Quoiqu’il m’eût été impossible de me rendre compte, dans ce moment, de l’intérêt magnétique qui m’attirait vers ces deux personnages, toutes mes observations se concentraient sur eux et je ne pouvais m’en distraire. Leurs figures, qui m’étaient parfaitement inconnues, n’étaient pourtant pas nouvelles pour moi. Dans le passé, dans le présent, rien ne semblait les rattacher à ma vie, et cependant elles se liaient à mes souvenirs comme ces images décevantes qui peuplent les songes et dont il ne reste au réveil que la forme vague et insaisissable.
Le temps employé par les deux étrangers pour leur dîner, fut en harmonie avec toute leur manière d’être. Le père distrait, préoccupé, servait son fils en silence, gardant pour lui quelques débris des mets placés sur la table et auxquels il touchait à peine. Quant au pauvre enfant, on voyait qu’il mangeait sans cet appétit réjouissant d’un échappé des bancs, heureux d’échanger le maigre régime du collège contre un succulent repas. De temps en temps il levait ses grands yeux sur son compagnon, mais, ne rencontrant jamais le regard de celui-ci, il baissait sa longue paupière voilée, au bord de laquelle perlait une larme.
J’en étais là de mes observations, lorsque la porte du restaurant s’ouvrit avec violence, et une société de trois jeunes gens et de trois jeunes femmes entra en parlant haut, en riant à gorge déployée, avec un laisser-aller de mauvais goût dans un lieu public.
Comme je l’ai, dit déjà, le restaurant était plein du haut en bas, et il n’y avait plus de libre que l’arrière-petite salle où j’étais. Une des nouvelles arrivantes, belle créature s’il en fut, et qui marchait la première avec un regard assuré, avisa cette retraite et la désigna du doigt à ses compagnons. En un instant la salle fut envahie.
– Ah ! nous voilà pourtant casés ! s’écria un des jeunes gens, il n’y a que Mysa qui sache toujours nous sortir d’embarras.
À peine cette phrase était-elle achevée, que mon voisin, qui jusqu’alors était reste absorbé, la figure cachée dans sa main, bondit sur sa chaise comme s’il eût été frappé par l’électricité, un tremblement universel agita ses membres, la pâleur d’un mort couvrit ses traits.
– Maman ! s’écria l’enfant en se levant de sa place.
– Paul, si tu fais un pas, je te tue, murmura le père d’une voix qui râlait, et ses doigts crispés s’étaient accrochés au bras de son fils comme des crampons de fer.
Mais cette étreinte n’eut que la durée d’un instant ; le malheureux homme, épuisé, brisé par une secousse aussi violente, tomba à la renverse, en proie à une horrible crise nerveuse. Je le reçus dans mes bras.
Tandis que, penché vers lui, je m’efforçais de lui faire reprendre connaissance, j’entendis comme le frôlement léger d’une robe de soie qui passait derrière moi, puis un souffle effleura mes cheveux.
– Pauvre Dominique, dit une voix douce, il ne sera jamais raisonnable !
Je me retournai, nue femme s’enfuyait… Nous étions seuls dans la salle, le père, l’enfant et moi. Mes souvenirs revinrent en foule… Bonheur envié qui m’aviez fait quitter mon pays, chaste et touchant tableau de Bougival, qu’étiez-vous devenus ? Combien d’ombres avaient passé sur vos fraîches et brillantes couleurs !
La désertion subite de cette compagnie bruyante, l’état effrayant où se trouvait Dominique, avaient fait évènement dans le restaurant ; on nous entourait, on m’accablait de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Cependant la crise se prolongeait ; aux convulsions avait succédé un anéantissement total qui semblait le précurseur de la mort. Je priai un des assistants d’aller chercher un médecin.
– Non, non, s’écria l’enfant reste jusqu’alors témoin silencieux de cette scène, vous feriez beaucoup de peine à mon père. Ne vous effrayez pas, je l’ai vu bien souvent dans cet état, ajouta-t-il avec un triste soupir. Puis, s’approchant du malade et lui posant sa main sur le front :
– Mon père ! m’entends-tu ? dit-il.
Un imperceptible mouvement des lèvres nous apprit que la connaissance revenait ; peu à peu les membres s’assouplirent ; à la sueur glacée succéda une tiède moiteur, et les yeux se rouvrirent en laissant échapper d’abondantes larmes.
Le premier regard de Dominique se porta avec une vive anxiété autour de la salle ; en voyant toutes les tables vides il sembla respirer plus à l’aise et murmura quelque, chose que je ne pus comprendre. J’avais gardé une de ses mains dans les miennes ; dans cette étreinte il devina, sans doute, toute la compassion qu’il m’inspirait, car, levant sur moi des yeux remplis d’une touchante expression de reconnaissance :
– D’où vient que j’ai rencontré un ami ? dit-il.
– J’accepte ce titre, répondis-je avec empressement ; et, pour vous prouver tout le prix que j’y attache, laissez-moi vous conduire hors d’ici.
Dominique hésita un instant ; puis, se levant tout à coup :
– Allons, partons ! dit-il.
Plusieurs personnes présentes offrirent leurs services. Dominique ne voulut accepter que le bras de son fils et le mien.
– Votre adresse ? lui demandai-je.
– Conduisons d’abord cet enfant, me répondit-il.
Le jeune Paul était élève du collège Stanislas. Nous prîmes une voiture sur la place du Palais-Royal.
Pendant toute la durée du trajet, pas un seul mot ne fut échangé entre nous. Dominique, enfoncé dans un coin de la voiture, semblait livré au plus profond sommeil. Voulait-il, par ce moyen, éviter une conversation embarrassante, ou la fatigue du corps l’avait-elle emporté sur les préoccupations de l’esprit ?
De temps en temps, son fils prenait une de ses mains, la portait à ses lèvres ; mais cette main restait immobile et retombait inerte à ses côtés.
– Pourtant, il m’aime, monsieur, murmura le pauvre Paul, en se penchant à mon oreille ; il m’aime, croyez-le bien !
Nous arrivâmes ainsi à la porte du collège.
Au moment où la voiture s’arrêta, Dominique sortit de sa torpeur.
– Où sommes-nous ? demanda-t-il d’un air effaré.
– Au collège, mon père, répondit l’enfant.
– Au collège ! au collège ! s’écria Dominique. Jamais… je ne veux pas me séparer de mon enfant.
Son fils passa ses deux bras autour de son cou et l’embrassa.
– Allons, mon père, lui dit-il avec tendresse, calme-toi, soigne-toi et viens me voir.
– Mon Dieu ! murmura d’une voix étouffée Dominique, j’avais tout oublié…, tout… Oui, oui, le collège, c’est vrai… Il a bien fallu t’y mettre, je devenais fou.
Ces derniers mots furent prononcés avec une exaltation qui me fit craindre une nouvelle crise. J’engageai le Jeune Paul à rentrer ; il me quitta.
– Où vous conduirai-je maintenant ? demandai-je à Dominique.
– Monsieur, me répondit-il d’une voix sombre, vous m’avez rendu un grand service, rendez-m’en un second en me quittant ici.
– Comment ! et nous ne nous reverrons plus ?
– Les malheureux comme moi doivent vivre seuls.
– Les chagrins ne me sont point étrangers, repris-je, et j’adoucirai peut-être les vôtres en les partageant.
– Oh ! mes chagrins à moi, dit-il avec amertume, personne ne peut les comprendre.
– Vous me refusez ?
– Votre insistance ferait mon désespoir.
Je cédai à son désir, quoique avec un vif regret.
– Adieu, me dit-il en me tendant la main, je ne vous oublierai jamais.
Il s’éloigna… ; longtemps je le suivis des yeux, jamais personne ne m’avait inspiré plus d’intérêt que cet homme. Qu’avait-il été ? Qu’était-il aujourd’hui ? Ce profond et mystérieux chagrin, qui le causait ? la charmante ; femme que j’avais vue, sans doute. Par quelle succession de malheurs cette existence brillante, remarquée par moi sur la route de Bougival, s’était-elle éclipsée ?
Pendant plusieurs jours ces idées occupèrent mon esprit ; mais les soins que nécessitèrent mes affaires après une absence aussi longue que celle que je venais de faire, finirent par affaiblir ces tristes souvenirs. D’ailleurs, j’avais le pressentiment que je reverrais Dominique.