Chapitre 2

2115 Words
Chapitre 2 Lannion, 5 mois auparavant. Marie-Madeleine Moreau, en cette fin d’après-midi froide et pluvieuse, souriait à la psyché qui avait la politesse de lui renvoyer un reflet flatteur de sa somptueuse poitrine mise en valeur dans cet amour de petit pull rose. Malgré ses cinquante-deux ans, dont trente-six passés à servir la cause de la pêche côtière, cette patronne de café se targuait d’être encore une fort belle femme. Tandis qu’une voix off invitait les chalands de l’hypermarché à se rendre au rayon poissonnerie où trois tonnes de coquilles Saint-Jacques venaient d’être débarquées à un prix défiant toute concurrence, la vendeuse du prêt-à-porter féminin observait le même reflet rose d’un regard plus critique… — Madame, vous devriez essayer le 44. À mon avis, le 40 vous moule trop. — Faut ce qu’il faut, Mademoiselle, pas plus, pas moins… J’ai horreur des pulls amples ! Et puis, celui-ci me découvre le nombril. C’est la mode, pas vrai ? Faut savoir rester dans le coup ! — Si vous tenez absolument à cette taille, Madame, insista la jeune vendeuse qui croyait encore en sa vocation, prenez le noir ! Avec vos cheveux blonds et votre teint pâle, ce sera un peu mieux… Marie-Madeleine se retourna, ébahie, vers la fille. — Du noir quand on est blonde ! Vous n’y êtes pas du tout, ma pauvre petite. Ça fait p**e ! Un sexagénaire fluet, les mains croisées dans le dos lorgnait les deux femmes, tandis que la sienne derrière le rideau bleu de la cabine d’essayage, à en juger par les convulsions de la tenture, se battait elle aussi contre un pantalon parcimonieux. Ayant intercepté un regard de cet homme, Marie-Madeleine le sut gagné à sa cause. Aussi, le prit-elle à témoin. — S’il vous plaît, Monsieur ! Me voici tout à coup bien embarrassé, soupira-t-elle d’un ton de sucre d’orge. J’aimerais un avis masculin… Soyez franc. Ce petit pull rose me va ou pas ? Tandis que le pauvre homme rougissait en avouant à mots couverts qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi joli, le chef de rayon s’approcha de la vendeuse et lui glissa à l’oreille : — Laisse tomber, Vanessa. C’est un ordre de Ken, le porte-parole de la ligue pour les droits des Barbies ménopausées… Vingt minutes plus tard, Marie-Madeleine Moreau poussait un caddie à la panse bouddhique vers les caisses. Pendant qu’elle faisait la queue, elle consulta une dernière fois sa liste de courses, longue comme une langue d’iguane. N’avait-elle rien oublié ? Les petites meringues de René… Le chocolat noir de Jean-Louis… Les noix de pécan de Marcel… Tout y était, excepté bien sûr, les pralines pour Dédé. Rupture de stock. En ouvrant la porte de La Flibustière, chacun de ses fidèles clients savait qu’il trouverait dans l’estaminet chaleur et compréhension. La patronne veillait au grain. Ils pouvaient, en toute quiétude, devant un verre de rouge ou un demi, raconter des blagues salaces sans se faire disputer, jouer aux cartes en pariant un peu d’argent, ou confier à l’oreille attentive de Marie-Madeleine les misères quotidiennes que leur faisait leur bonne-femme. Ah ! Elle en avait entendu des histoires pas croyables ! Pauvre Raymond, par exemple… Depuis deux mois, sa Thérèse logeait à l’hôtel du cul tourné sous prétexte qu’il était rentré un peu chaud le soir du réveillon… Si un homme n’est plus maître chez soi ! — Vous avez oublié de peser les bananes, Madame. — Tant pis, Mademoiselle, je ne les prends pas. Pas envie de refaire la queue. En rechargeant son caddie, Marie-Madeleine prit soin de séparer des victuailles son pull neuf qu’elle plia dans un sachet en plastique. Elle l’étrennerait aujourd’hui au café en l’honneur de l’anniversaire de René. Une crème d’homme, René ! S’il traînait ce soir un peu plus tard que d’habitude, c’est lui qui l’aiderait à passer la serpillière après la fermeture… Le pauvre. Il avait droit, lui aussi, à une gâterie… En épousant sa mégère, en route pour le septième ciel, il s’était arrêté au ciel de lit. Aussi chaude qu’un petit pot Motta, celle-là ! Et avec ça, un de ces culots ! Oser venir à La Flibustière chercher René, un samedi, avec sa tête de troisième vendredi de carême ! Ah ! Ils avaient bien ri, les copains, quand elle avait pris la défense de René et avait traité sa femme de « figure de vent-de-boute » ! — Cela fait un total de deux cent trente-huit euros cinquante, Madame. Vous avez la carte fidélité ? — Non, je l’ai laissée chez moi. Gentille, la caissière, pensa Marie-Madeleine en récupérant sa monnaie. Pas très jolie, mais aimable… Elle n’aurait pas été déplacée à La Flibustière ! Jamais, bien-sûr, Marie-Madeleine n’avait interdit aux femmes d’entrer dans son bistrot ! Pourtant, au fil des années, la ségrégation s’était faite petit à petit, de façon naturelle. Bien vite, elles s’imprégnaient de la philosophie de l’établissement illustrée sur une assiette trouvée autrefois dans une foire aux puces. La blonde platine avait placé l’objet en évidence, derrière son comptoir. Chacun de ses clients et amis pouvait alors lire ces mots : « Ici, l’homme a droit au repos. » Marie-Madeleine Moreau fit une halte à la sortie de l’hypermarché. Où avait-elle déjà garé sa voiture ? Le parking, à présent bondé, ne lui offrait plus ses repères. Elle se souvint, tout à coup, du manège d’enfants. À son arrivée, une mère, à l’air revêche, entraînait son petit garçon loin de cette convoitise. Le pauvre bambin en pleurait. Il ne pleuvait plus mais l’heure se partageait entre chien et loup. Il était temps de rentrer. Marie-Madeleine détestait conduire de nuit. Elle repéra vite la carrosserie rouge de son véhicule mais, en s’approchant, elle crut s’être trompée. Une silhouette, de noir vêtue, s’appuyait contre le capot de la 104 Peugeot. Marie-Madeleine ouvrit avec bruit son coffre, signalant ainsi à l’intrus son arrivée. Comme prise en faute, la silhouette se redressa, si tant est qu’elle pût le faire tellement elle était voûtée. Marie-Madeleine entraperçut alors les traits de l’inconnue. C’était une très vieille femme ; de la campagne, à en juger par son accoutrement. À ses pieds, une miche de pain dépassait de son cabas. Ses mains, rougies par le froid, s’agrippaient au pommeau d’une canne tremblotante. De droite à gauche, la vielle promenait un regard hagard. Marie-Madeleine la sentit perdue. — Vous avez un problème, Madame ? — Voui… C’est Vévé. Il m’a dit d’attendre près du manège quand j’aurais fini mes courses. Il me ramènerait en auto. Pour sûr, ça fait une heure déjà… Ou alors, j’ai pas bien compris… Après quelques explications embrouillées, Marie-Madeleine saisit que « Vévé », le petit-fils de la dame, avait conduit sa grand-mère à Lannion car lui-même avait rendez-vous au centre-ville. Au lieu de l’accompagner à l’intérieur de l’hypermarché et de patienter, le temps pour elle d’effectuer ses menus achats, cet inconscient avait préféré prendre aussitôt la poudre d’escampette. — Où habitez-vous, Madame ? La vieille femme vivait dans un hameau, à quelques kilomètres de Perros-Guirec. C’était la route de Marie-Madeleine. À peine devrait-elle faire un détour pour regagner La Flibustière, à l’entrée de Perros. N’écoutant que son grand coeur, la blonde platine proposa donc à la vieille femme de la reconduire chez elle. — Ça serait une bonne chose, rétorqua la dame. Mais si Vévé arrive et ne me voit pas ? Ça va lui donner du souci ! — Votre Vévé est un grand garçon. Il se débrouillera. Et puis, ça lui fera les pieds ! Y’a pas idée d’agir de la sorte ! Ses dernières réticences vaincues, la grand-mère monta auprès de Marie-Madeleine. Affligée d’une légère myopie, la patronne de La Flibustière conduisait prudemment, d’autant plus que la nuit hivernale était à présent tombée, les feux de croisement des véhicules venant de face l’éblouissaient. Concentrée sur sa route, elle n’échangea que de brèves paroles avec sa passagère. D’ailleurs, celle-ci avait dû prendre froid sur le parking. Elle se raclait souvent la gorge et de fines gouttelettes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux blancs. Durant tout le trajet, ses mains restèrent croisées sur le pommeau de sa canne. La conductrice apprit que madame Moallic - c’était son nom - vivait à présent de peu dans son penty. Quelques lapins et les légumes de son jardin suffisaient à son bonheur. Un seul lien semblait unir les deux femmes que les choix de vie opposaient. Toutes deux, en effet, étaient veuves depuis de nombreuses années. Avec un brin de nostalgie, Marie-Madeleine dépoussiéra un peu le souvenir de son défunt époux. En quittant la route principale, elle se rendit compte qu’elle pensait de moins en moins souvent à Simon. Le mari trépasse et les hommes passent. Ainsi va la vie. Pourtant, Simon avait été un merveilleux amant. Il fallait lui rendre cette justice. Menteur, buveur et fainéant. Incapable de conserver un emploi, il ne se sentait à son aise que dans un lit. Le seul problème : il les avait tous testés. Son truc, quoi… — Madame, vous tournerez bientôt. Au deuxième chemin. Sur votre droite. Marie-Madeleine ralentit et mit son clignotant. En s’engageant dans le sentier, elle faillit percuter l’arrière d’un véhicule stationné sur le bas-côté. Elle ragea : — Encore une bonne femme en panne et qui se gare n’importe où ! La 104 Peugeot brinquebalait sur le chemin caillouteux, secouant ses passagères. Elle craignit pour ses pneus. Entourée de champs, si elle crevait ici, elle aurait l’air malin… Elle n’aurait même pas su par quel bout prendre un cric ! — C’est encore loin ? — Non, Madame. La maison est juste au bout, derrière le bouquet d’arbres. En effet, les feux de la voiture happèrent dans leur halo la façade décrépite d’un penty aux volets clos. Sans arrêter le moteur, la conductrice mit au point mort et serra son frein à main. — C’est où la poignée, Madame ? — Attendez, je sors et je vous aide. Vous n’arriverez pas à vous extirper de la voiture toute seule. Marie-Madeleine fit le tour du véhicule et ouvrit la portière à sa passagère. — Laissez là votre canne pour l’instant. Appuyez-vous sur moi. Madame Moallic obtempéra. Mais en tendant une main contre l’épaule de la conductrice, la manche de son manteau se releva un peu. Interloquée, Marie-Madeleine fixa l’avant-bras posé à présent sur elle. Il était vigoureux et recouvert de poils noirs… Une demi-seconde suffit à la passagère pour se rendre compte de sa bévue et réagir. Déjà, Marie-Madeleine reculait, le regard hébété. Tout se passa alors très vite. La silhouette tout à l’heure cassée par l’âge se déploya d’un coup, comme si elle fracassait sa chrysalide. Avec la souplesse d’un chat, elle bondit hors de la voiture. Marie-Madeleine, hypnotisée par l’horreur, marchait toujours à reculons. Enfin, elle hurla. Un long cri hystérique qui s’effilocha dans la nuit. L’homme, au sourire doux, s’avançait à pas lents vers sa proie. Il entra dans la lumière des feux. À présent, son visage grimé transpirait abondamment d’excitation. De lourdes gouttes de sueur coulaient de ses tempes, charriant avec elles des miasmes grisâtres de fard. Du revers de la manche, il s’épongea le front, dérangeant ainsi l’ordonnance de sa perruque blanche. Tétanisée, la femme hoqueta dans la nuit : — Pitié… Au secours… Qu’est-ce que vous me voulez ? , — Ton âme, Marie-Madeleine, juste ton âme… susurra la voix. N’aie pas peur. Tout va bien se passer… Soudain, il arrêta sa progression et fit demi-tour vers la portière de la voiture restée ouverte. Cette volte-face eut le mérite de stimuler les défenses de Marie-Madeleine. Enjambant un fossé, elle se mit à courir. Devant elle s’étendait un champ labouré. Mais sa course fut très vite entravée par un flot d’urine qu’elle ne put contrôler. Le liquide, d’abord brûlant, plaqua le tissu de son pantalon contre ses cuisses, glaçant ses chairs presque aussitôt. À bout de souffle, elle tourna la tête. Il tentait d’entrer dans le champ, ralenti lui aussi, par des ronces qui s’étaient accrochées à sa jupe. Au bout de son avant-bras gauche, se balançait le cabas qu’il avait oublié dans la voiture. Elle se mit à espérer. Peut-être avait-elle une chance d’échapper à ce dément… Elle reprit sa course, avec l’impression cauchemardesque que chaque foulée l’engluait davantage au sol. La terre meuble, alourdie par les récentes ondées… Les talons de ses escarpins… Il fallait se débarrasser de ses chaussures… Ce qu’elle fit en se retournant une fois encore. La lune blafarde éclairait la silhouette. À présent dans le champ, il gagnait du terrain. — Mon Dieu, implora-t-elle, épargnez-moi ! Pieds nus, elle eut l’impression de retrouver une certaine autonomie. Sur sa gauche en contrebas, les phares d’une voiture balayèrent l’obscurité. La nationale ! Bien sûr… Elle devait regagner la route ! Négociant un angle droit, elle dévala la légère pente. Cette tactique aurait pu se révéler fructueuse si Marie-Madeleine n’avait oublié un détail… l’indifférence de la lune quant aux drames d’ici-bas. Tendue par l’idée fixe de distancer son poursuivant, elle ne se rendait pas compte qu’elle aussi, pouvait être vue ni que sa veste jaune faisait d’elle une cible de choix. La femme escaladait le talus qui bordait la nationale, insensible au martyr de ses pieds écorchés, lorsqu’elle se sentit projetée en arrière. Il s’était agrippé à ses cheveux. Le corps à corps fut bref, ponctué de halètements. Allongée sur le dos, les bras écartelés et maintenus au sol sous la pression des genoux de l’homme, elle tenta encore quelques coups de reins pour le désarçonner. Ces tentatives dérisoires ne firent qu’accentuer le poids de l’autre assis sur son thorax. Alors, épuisée, les poumons compressés dans un étau de chair elle cessa toute résistance. Une lueur d’espoir venait de poindre dans son cerveau affolé. Peut-être après tout n’avait-il l’intention que de la v****r… « Il fredonne à présent… Une curieuse chanson… Non, ce n’est pas une chanson… Qu’est-ce qu’il a à farfouiller dans son cabas ? Une clochette. Il fait tinter une clochette… » Des larmes lui brûlent les yeux. Elle a compris le rite. Il ne la violera pas… Tout est perdu. Une fois encore il cherche dans son grand sac un autre objet qu’il garde derrière son dos. Le bruit d’un moteur. À cinq cents mètres d’eux, les feux d’une voiture balaient les buissons. — Au secours ! Le véhicule est passé… La voix douce la sermonne : — Ne fais pas l’enfant, Marie-Madeleine. Tu en as de la chance ! Pour lui parler, il s’est penché contre son visage. À travers ce regard d’illuminé qu’elle ne lui a jamais vu, elle reconnaît ses yeux… tente de l’appeler par son prénom… Ce sera le dernier mot qu’elle prononcera. La lame du couteau lui tranche la carotide.
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