Chapitre 3-1

2013 Words
Chapitre 3 Perros-Guirec, le 25 juin. En avait-elle pourtant rêvé de cette arrivée à Perros ! Sa dernière nuit dans le Berry avait été peuplée de cauchemars récurrents. Non pas de ces bons cauchemars bien effrayants qui vous réveillent en sursaut, vous laissent pantelants au creux de votre lit et vous font rire de vous-mêmes lorsque la lampe familière a chassé les démons des pénombres. Non, ce fut une rêvasserie somnolente et assommante. Toute la nuit, elle avait fait, défait, refait une valise sans fond. Celle de son ex-mari qui la regardait, la houspillait : « Dépêche-toi, donc, Marie ! Je vais être en retard. Ma femme m’attend ! » La lueur crépusculaire l’avait cueillie nauséeuse, l’arrachant à la moiteur malsaine de ses draps. Aussi fatiguée que si elle avait passé une nuit blanche, elle s’était préparé une grande cafetière. Seule dans la cuisine, attablée devant un bol fumant et une carte d’état-major, Marie Demelle profitait de ce moment de répit, avant de réveiller les enfants, pour vérifier une fois encore son itinéraire. Depuis la veille au soir, les bagages attendaient dans la voiture. Tout en savourant son café, la jeune femme se félicita de cette initiative. Elle n’aurait pas supporté d’avoir à boucler ne serait-ce qu’un sac ! Elle sourit malgré tout en cherchant la clef de ses songes. La réalité avait été bien différente. Lorsque Jacques, mal à l’aise, lui avait annoncé qu’il la quittait pour une autre femme, faire sa valise avait été un jeu d’enfant. En moins de dix minutes, pantalons, chemises, robe de chambre, chaussons et dossiers pliaient bagage par la fenêtre du premier étage, sous le regard ahuri des voisins. Aujourd’hui, Marie regrettait un peu sa réaction hystérique, mais elle l’assumait. L’aurore chassait l’aube et diaprait le ciel de volutes roses. Il était temps de réveiller les enfants. La route serait longue jusqu’aux Côtes-d’Armor. Avant d’inonder de lumière la chambre de son petit garçon, elle s’approcha du lit et murmura : — Valmont, mon chéri, c’est l’heure de partir. Nulle réponse. Son fils devait être profondément endormi. Pourtant, la veille, lui et sa sœur étaient si excités à l’idée de ce départ en vacances que Marie avait eu du mal à les coucher. — Valmont ! Réveille-toi, mon grand ! À tâtons, elle chercha sur l’oreiller la tête de son fils. Puis, son geste se fit fébrile. La couche était froide. Elle alluma la lampe. Vide, la chambre… Sans doute, Valmont avait désiré poursuivre ses conversations sans fin avec sa petite sœur et s’était endormi auprès d’elle ? Oui, l’explication était sûrement là. La mère ouvrit, sans précaution cette fois, la porte de la pièce attenante. Elle crut défaillir. — Valmont ! Bertille ! Où êtes-vous ? hurla-t-elle. Elle n’est pas drôle votre blague ! C’est à peine si ses jambes la portaient lorsque Marie, quelques instants plus tard, sortit dans la rue. Un objet brillait sur la portière de sa voiture. Ses clefs ! Que faisaient-elles là ? Exsangue, elle rejoignit la Peugeot bleue garée de l’autre côté de la rue. C’est seulement lorsqu’elle aperçut, à l’arrière de l’habitacle, les deux silhouettes blotties l’une contre l’autre que des larmes de soulagement ruisselèrent sur ses joues. Elle n’eut même pas la force de les gronder. Bon an mal an, ils prirent la route une demi-heure plus tard. Fourrer le chat Pépère dans un panier acheté pour l’occasion ne fut pas une mince affaire. Marie avait craint la monotonie du trajet. Elle fut détrompée au-delà de ses espérances. Les enfants, qui avaient craint de ne pas se réveiller à temps pour cette grande aventure familiale, refusèrent de se rendormir. D’habitude raisonnables, ils s’ingénièrent à martyriser les tympans de leur mère. Tandis que Bertille écorchait par le menu les nouveaux succès de la Star Academy, Valmont, dérangé dans sa concentration « nintendesque », hurlait à sa sœur de changer de vocation. Marie crut obtenir le dernier mot en poussant à fond la radio. C’était sans compter les miaulements désespérés de Pépère, révulsé par toute cette mélomanie maniaque. Épuisée, Marie Demelle arriva enfin à Lannion. La densité de la brume eut raison de son sens de l’orientation. Bien qu’elle eût le plan de la ville, elle se trompa à plusieurs reprises avant de trouver l’adresse du notaire de Maurice Malloc’h, chez lequel elle avait rendez-vous. Avec une ingratitude consommée, elle abandonna les fauves dans leur zoo, le temps pour elle de sonner chez maître Mallevoy et de récupérer le manuscrit ainsi que les clefs de la maison. Le notaire, durant leur bref entretien, fut charmant, insista pour que son premier clerc l’accompagne jusqu’à Perros-Guirec, à Ploumanac’h plus exactement, lieu de sa nouvelle résidence. Marie suivit donc la voiture du jeune homme en question, tout en écarquillant les yeux afin de ne pas perdre les feux de son véhicule dans cette purée de pois. À l’arrière, le moral des troupes faiblissait. — Maman, c’est quand qu’on arrive ? — Maman, pourquoi il fait pas beau ici ? J’ai froid. Où est mon pull bleu clair ? — Dans une valise, ma chérie. Armez-vous d’un peu de patience ! On va bientôt s’arrêter. N’oubliez pas. Je vous ai promis un déjeuner à la crêperie si vous êtes sages ! Même cet engagement n’eut pas l’heur de distraire les enfants de leur maussaderie nouvelle. À présent, ils boudaient. « Au moins, ils se taisent… » songea Marie. Malgré qu’elle en eût, force lui était d’admettre elle aussi une certaine déception. Ils avaient déjà traversé le port de Perros-Guirec et gravissaient la route de la corniche. La côte, comme enveloppée d’étoupe, ne laissait rien paraître de sa superbe. À peine devinait-on les façades fantomatiques des villas, proches pourtant de quelques mètres. Par deux fois, Marie perdit son éclaireur. Elle faillit même le doubler sans le voir alors qu’il s’était arrêté sur le bas-côté pour l’attendre. Enfin, le clerc de notaire se gara sur le port de Ploumanac’h, imité par Marie qui coupa son moteur. Les enfants sortirent de la voiture, presque intimi-dés. On pouvait regarder, en face, le disque solaire, protégé derrière sa gangue laiteuse. Le moindre son, comme décuplé dans la brume prenait des proportions insolites. Cri affûté d’une mouette. Plainte rauque de la corne de brume. Écho d’un pas sur le bitume, là-bas, quelque part… — Donnez-moi vos deux valises les plus lourdes, Madame. Votre maison n’est pas très loin. Il me semble préférable de se garer ici. La venelle est peut-être encombrée. On prévoit des arrivées ce week-end. — C’est gentil, remercia Marie. Vous connaissez bien le coin ? — Oh, oui… Mes parents habitent Perros. D’instinct, Valmont et Bertille, dépaysés et désorientés, se pressèrent contre le jeune homme. — Monsieur ? Elle est loin, la mer ? demanda la fillette en trottinant derrière lui. Un éclat de rire argentin fusa. — Environ à quatre mètres de toi, sur la gauche. Derrière le parapet, petite. Mais la marée est basse et, de toute façon, tu ne verras pas grand-chose. Sois patiente ! La brume va se lever. Bien que dubitative, Marie n’osa contrarier l’optimisme météorologique du clerc. Après avoir parcouru un entrelacs de ruelles et de venelles, l’homme posa les valises devant un jardinet clos d’une barrière blanche. — À vous l’honneur, Madame, dit-il en tendant un trousseau de clefs à Marie. Je vous présente « Ty Rozig », une charmante vieille dame en pierre, née en 1928. C’est avec une émotion teintée d’appréhension que l’écrivain ouvrit la porte de la maison… Aussitôt, une odeur de moisi, d’humidité âcre et de renfermé s’exhalèrent. Mais même ces remugles ne rebutèrent pas la jeune femme. C’était « sa » maison… Enfin… peut-être. Son premier geste fut de tâtonner contre la paroi, à la recherche de l’interrupteur. Lorsqu’une douce lumière inonda la pièce, les enfants bousculèrent leur mère qui obturait le passage. — Ouah ! T’as vu, Val, cette superméga baraque ! C’est plein de vieilles choses ! — Génial ! ponctua son frère d’une voix surexcitée. On dirait un repaire de pirates ! Je suis sûr qu’il y a un trésor caché ! Viens, Bertille ! On va le chercher ! Ils n’étaient pourtant que deux, mais ils s’égaillèrent telle une volée de moineaux. D’un geste empreint de solennité, Marie ouvrit grand fenêtres et volets du séjour. En matière d’ameublement et de décoration, les goûts du défunt écrivain se portaient vers le style « marine ». Les peintures au mur, la commode en acajou aux ferrures de cuivre, une cantine d’officier de la Royale en guise de table de salon, une longue-vue, une antique mappemonde, un sextant ; tous ces objets desquels émanait, à la traversée des temps, le parfum suranné de la poudre à canon et du tabac à priser, conféraient à la pièce une atmosphère virile. Nonobstant, les petits rideaux de dentelle agrémentés de perles aux fenêtres, ainsi que les coussins de soie sauvage mollement alanguis sur le canapé blanc apportaient à l’ensemble une touche de féminité. Qui était donc le véritable Malloc’h ? se demanda la jeune femme en époussetant du doigt le globe d’une lampe à pétrole. Pour avoir lu cet auteur à succès, Marie l’aurait volontiers imaginé dans un décor contemporain, rigide et dépouillé. Elle se souvint d’un article à son sujet qu’elle avait parcouru l’année précédente. Au chroniqueur qui taxait ce célibataire endurci de misogynie, Malloc’h avait rétorqué que le mariage s’opposait à l’état d’écrivain comme à celui de prêtre. D’après ses propos il fallait : « Choisir entre méditer et écrire ou b****r et lapiner. » Pour sa part, la cause était entendue… — Madame, on descend peut-être à la cave ? Je dois vous montrer le fonctionnement de la chaudière. — Heu… oui, bien sûr. Une heure plus tard, la petite famille déjeunait dans une crêperie du bord de plage de Saint-Guirec. Marie avait insisté pour inviter Max Obrion, le clerc de notaire, afin de le remercier de sa diligence. Les deux adultes buvaient leur café lorsque Valmont s’exclama : — Regardez ! Là-bas ! Des paquebots débarquent sur la plage ! Max Obrion faillit s’étrangler en avalant de travers. Il eut une longue quinte de toux entrecoupée de rires avant de réussir à articuler : — Mon bonhomme, je t’avais bien dit que la brume allait se lever… Pas assez, cependant ! Mais laisse le ciel faire son travail et, dans cinq minutes, je te montre tes paquebots ! Ensuite, ajouta-t-il à l’adresse de Marie, je me sauve. Je ne m’ennuie pas mais je dois retourner à l’étude. À la torpeur ouatée du ciel succédait, en effet, un remue-ménage atmosphérique. Très haut des masses d’air boucanées se télescopaient, se déchiraient. De ce combat titanesque la terre recevait les miasmes de leurs exhalaisons en volutes de brume torturée. Déjà, une lueur jaunâtre, saturée d’eau, coulait de la blessure éthérée. La chair du ciel, mise à nue, dévoila alors son azur dans un puits de lumière. Et ce fut, pour Marie le prélude à un profond enchantement. Elle eut l’impression que la nature s’était moquée d’elle, l’étrangère. — La mariée est trop belle, murmura-t-elle à son compagnon. — Pardon ? Je n’ai pas entendu… — Est-ce à cet endroit qu’on a inventé les cartes postales ? Le jeune homme esquissa un sourire et hocha la tête. — Je comprends ce que vous voulez dire… On est tout petit devant ça, hein ? — Dans la Bible, le poète prête à Dieu cet aphorisme : « Je suis celui qui suis. » Le divin ne peut se désigner que par sa propre tautologie. Votre bled devrait prendre cette définition comme devise. L’homme arrêta sa marche pour regarder Marie Demelle en face. — Excusez-moi, je ne vous suis plus. La manière dont vous avez prononcé « bled » me déconcerte. Regardez un peu ce qui nous entoure. Vous ne trouvez pas ce paysage magnifique ? Marie bafouilla en envoyant valdinguer un caillou du pied. — Si, justement. C’est même au-delà des mots… Mais, voyez-vous, depuis quelques mois, je suis un peu fâchée avec le divin… Je crois que je vais me sentir décalée, ici. C’est trop… La jeune femme ne termina pas sa phrase. Son regard erra au bord de l’eau où jouaient ses enfants. Un tendre sourire flotta alors sur ses lèvres. — Vous êtes fatiguée. Le voyage… La tension qu’a provoquée chez vous cette aventure incroyable. Vous verrez… Dans quelques jours, vous vous sentirez en harmonie ici. Moi, je trouve que ce pays vous va bien, ajouta-t-il, plus timidement. La sollicitude de cet homme qu’elle ne connaissait pas deux heures auparavant réchauffa le coeur de Marie Demelle. D’un geste amical, elle lui tapota la main. — Vous allez être en retard à l’étude, Max. — Ne vous inquiétez pas. Maître Mallevoy m’a envoyé en service commandé. Il tient personnellement à ce que tout se passe bien pour vous. Je fume une cigarette en votre compagnie et je me sauve. Profitez de ces instants pour trouver un défaut à ce panorama ! Cela vous fera du bien ! La boutade du clerc amusa la jeune femme. Elle tenta de jouer le jeu. La petite plage de Saint-Guirec descendait en pente douce vers la mer. À sa gauche, s’élevait un hôtel cossu, le « Castel Beau Site », dont le charme désuet rappelait l’univers proustien. Un feston de granit et de pins abritait l’anse, à droite. Mais tout paraissait équivoque, irréel à Marie. Il est de ces beautés qui se méritent. L’œil exercé apprend alors à les reconnaître et donc à l’aimer. Ce n’était pas le cas ici. L’évidence vous faisait l’effet d’une gifle, aussi puissante que l’alliance d’une sainte et d’une fée. Si la tessiture du sable était grossière, sa teinte rose miellée d’abricot saumoné vous déroutait. Le regard de Marie se porta sur l’échancrure liquide où des mastodontes de granit, comme pétrifiés par quelque chaos cosmique, semblaient s’être échoués dans l’outremer.
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