IV
Le mystère, je vais vous le dire. Vous verrez comme moi si le pauvre diable n’avait pas raison de trembler. Vous savez déjà une des infirmités du vidame de Rotenfluth : son abominable surdité. Force m’est, pour l’essentielle clarté de ce récit, de vous en révéler une autre, d’un caractère infiniment plus délicat. Pardonnez-moi, belle marquise et continuez à grignoter, sans m’écouter, votre aile d’outarde ou canne-pétière, en l’arrosant d’un bon verre de vespétro. Cela vous mettra sur la voie peut-être, et épargnera mon embarras. Sacristi ! Comment vous expliquer ? Enfin le vidame avait la digestion particulièrement bruyante, et, comme il ne s’entendait pas lui-même, il lui arrivait fréquemment, sous l’influence de quelque aliment carminatif, de tirer un coup de canon en croyant simplement ouvrir la porte à une brise salutaire et silencieuse. Il regardait alors doucement autour de lui, le plus naturellement du monde, avec un petit air satisfait qui voulait dire : Ah ! ah ! voilà la saison des roses ! Elle est fréquente, chez les gens durs d’oreille, cette indélicatesse qui les pousse à essayer de tromper ainsi leurs auditeurs sur la qualité de la marchandise vendue… en admettant que ce genre de marchandise trouve à s*******e. Après tout, le prix du gaz n’a-t-il pas été entre la Ville de Paris et une Compagnie célèbre, l’objet d’un long démêlé ? Mais non, M. le vidame de Rotenfluth était un gentilhomme ; c’était pour son soulagement naturel et non dans le but intéressé de s’enrichir qu’il opérait et écoulait ses produits dans la société, sans se faire d’ailleurs la moindre réclame pour cela. Au contraire !
Comprenez-vous maintenant les terreurs de Léopold ! Que son oncle, dans un moment d’oubli et en croyant s’évaporer dans le silence, bombardât une seule fois le nez et les oreilles délicates de la douairière, tout était perdu ! Dame Yolande se levait et mettait l’impertinent à la porte, avec son triste neveu. Ah ! si jamais vous avez aimé, songez quelle t*****e ce doit être de sentir son bonheur, son rêve, sa vie, suspendus à un pareil fil qu’un simple coup de vent peut briser.
Les fiançailles devaient commencer le lendemain. Tout avait été sans encombre jusqu’à ce jour tant attendu. Dame Yolande donna un grand repas et Léopold faillit mourir de douleur en voyant son oncle se gonfler de flageolets avec une intempérance désastreuse. Le sacré vidame ! s’en flanquait-il ! Et sans les mâcher encore, comme on glisse des cartouches dans un fusil… la charge d’une mitrailleuse. En vain le pauvre jeune homme élevait des regards désespérés vers le farouche et tonitruant vieillard. Vlan ! vlan ! vlan ! Encore quelques notes dans l’accordéon.
La partie de dames est commencée. M. de Rotenfluth vient de faire une faute telle qu’il ne peut plus jouer sans se faire prendre trois pions. La douairière triomphe en le regardant sous ses lunettes d’or. Tout à coup l’émotion du vidame est telle qu’il n’en peut plus retenir l’expression.
Pan !
Le coup de foudre tant redouté a tonné dans les culottes du gentilhomme qui ne bronche d’ailleurs pas, n’en ayant pas même ouï l’écho. Léopold a poussé un cri d’angoisse et Pauline a ramené ses deux jolies mains sur son visage. L’avenir tant caressé par leurs âmes sœurs s’est écroulé dans cet odorant fracas. Leurs rêves, comme des oiseaux effarouchés par un coup de feu, s’envolent, désespérés.
Pauvres enfants ! Ils ignoraient l’un et l’autre la passion tenace du joueur.
– Vidame, souffler n’est pas jouer, dit Madame de l’Embouchure le plus doucement du monde.
Et M. de Rotenfluth ayant dû s’exécuter et perdre ses trois pions, la partie continua, plus affectueuse que jamais entre le gentilhomme vaincu et la triomphante douairière. Le lendemain Pauline et Léopold étaient fiancés.
Petit voyage