I
J’ai passé, loin de vous, comtesse, une nuit tout simplement abominable. Ne rêvai-je pas que j’étais assis au fond d’une étude crasseuse, dans un affreux fauteuil de cuir bordé d’acajou, et que, sous mes yeux, d’immondes dossiers avec des pendeloques de ficelle rouge encombraient une table toute maculée d’encre. Un grillage me séparait de gens misérables dont les coudes râpés s’alignaient, collés à un rebord de menuiserie, comme les fusils de soldats au port d’armes. Je sentais sur la nuque un frisson de soie graisseuse, et le poids de vagues lunettes déshonorait le haut de mon nez. Fort inquiet sur mon identité et désireux d’invoquer un alibi vis-à-vis de moi-même, je me levai et m’en fus me ficher devant une glace que les mouches avaient longtemps prises pour un water-closet. À travers les mille points noirs qu’y avaient laissés ces ridicules bêtes et qui la faisaient ressembler à une carte d’Europe, je finis par distinguer mon image et je reculai plus désappointé qu’auparavant. J’avais bien une calotte sur le crâne, deux verres devant les yeux, et mon pet-en-l’air dont l’élégance est proverbiale entre Clichy-Levallois et Colombes, deux cités également célèbres par leur gommeux, s’était transformé en une robe de chambre lamentablement bourgeoise, avec deux glands chauves qui me pendaient sur le ventre, trop haut, sans rien de risible. Horreur ! mes pieds traînaient des jardins anglais en tapisserie.
Comme je retournais, mélancolique, à ma place, pour échapper au dégoût de mon propre portrait, une délicieuse vision faillit me consoler de moi-même. Une femme entrait, traversant d’un parfum aimable de toilette l’air empoisonné de ce fâcheux séjour. Elle était comme je les aime et j’ouvre une parenthèse à ce sujet. J’avais toujours trouvé Versailles une ville triste. Eh bien ! j’avais méconnu la gaieté naturelle de ses habitants. Les enseignes des commerçants de Versailles sont des petits chefs-d’œuvre de joyeuseté. En voici une que j’ai copiée sur la boutique d’un distillateur sise dans une des principales rues : Au génie des Chartreux – GENTIL FESSARD – demi-gros. Ô pères vénérables qui fabriquez des alcools sur les montagnes du Dauphiné, dans le plus admirable pays de France, mon génie dépasse le vôtre, en matière de Fessarts, du moins. Le demi-gros ne me suffit pas. Ma parenthèse est finie.
Donc elle était adorable, celle qui entrait ainsi dans un brouillard embaumé comme les clairs matins de septembre. Tout mon être eut un frémissement et je m’avançais vers elle pour lui tenir le discours que j’ai coutume de tenir en pareil cas, heureux mélange de pantomimes passionnées et de mots suppliants fébrilement bredouillés. Mais une voix qui n’était pas la mienne parla dans ma bouche et cette voix disait à la belle inconnue : « Non, mademoiselle, nous ne vous donnerons pas une heure de plus pour payer le billet de Cadet Roussin. Le protêt est rédigé et nous aurons l’honneur de vous saisir dans les délais légaux en attendant que nous vous vendions. » Et des gestes méchants qui contrariaient mes membres habitués aux poses bienveillantes secouaient mon jupon à fleurs et faisaient frémir les feuillages passés de mes pantoufles.
J’avais gardé mon âme de poète et c’était un huissier qui agissait en moi. Je me sentais le cœur gros de larmes pour toutes ces misères échouées à mon seuil, et un rictus sardonique me faisait railler ces malheureux. Quand je me réveillai, j’étais mouillé de sueur, tant cette affreuse illusion du sommeil m’avait profondément torturé.