II

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II Je n’avais pas cependant à me creuser beaucoup la tête pour trouver l’origine de ce songe embêtant. Une aventure de la dernière journée écoulée suffisait amplement à en expliquer la nature et à en excuser la saugrenuité. Tout le monde a remarqué que nos rêves procèdent souvent de nos impressions passées. De plus audacieux affirment qu’ils peuvent également se rattacher à nos impressions futures. Les plus sages, parmi les anciens, leur ont attribué ce sens divinateur, et je ne répugne nullement à cette prétendue faiblesse d’hommes dont le cerveau valait bien le nôtre. Le temps est une convention que le sommeil suspend. C’est une fiction toute humaine qui sert à mesurer un des éléments de la vie. Mais le temps n’existe pas en lui-même. Dès lors, quand un certain état de l’esprit nous permet de lui échapper, pourquoi le voisinage d’un évènement ne se ferait-il pas sentir à nous, aussi bien quand cet évènement est au-delà qu’en deçà du présent, puisque ce présent nous n’en avons plus conscience ? Mais voilà que je métaphysique en plein siècle de Paul Bert ! Je t’attends tout de même, mon gaillard, aux lumières que jettera la vivisection sur la nature des songes, matière que Cicéron ne dédaigna pas de traiter. Et mon aventure de la veille ? Ah ! j’y reviens. Mais le mépris de tous ces charcutiers pour Platon et Malebranche et beaucoup d’autres nobles génies a le don de me mettre en colère ! Je serai bref maintenant, si bref, comme disait ce pauvre Sainville, que vous vous direz : Non ! non ! jamais nous n’avons vu un homme aussi bref ! Donc mon chef de bureau m’avait commis le transport de quelques papiers d’importance dont un de ses collègues, archiviste dans un autre ministère, avait désiré la communication. C’était, si j’ai bonne mémoire, deux numéros du Bulletin des lois et un règlement d’administration intérieure – une mission de confiance, vous le voyez ; les secrets de l’État dans mes humbles mains. J’avais réuni ces augustes paperasses dans ce que nous appelons une chemise, nous autres serviteurs du gouvernement. Après cet acte de convenance j’avais résolu de faire à pied la route, sous une de ces bonnes ondées de soleil automnal qui réjouissent doucement les moelles. Foin du froid ! Et il y a des gens qui osent dire : un beau froid ! Moi, je n’ai aucune estime pour la gelée qui n’est ni de groseilles ni de coings. Il était écrit que je ne prendrais pas le bain de lumière chaude dont la place du Carrousel est cependant la baignoire naturelle. Un omnibus passa, ayant, à un de ses carreaux ouverts, une nuque de femme tellement appétissante que la fureur me prit de savoir si l’être qui portait un si beau chignon en était digne. Je me précipitai dans la voiture. On ne se trompe pas à l’envers de certains visages. Ce magnifique retroussis de cheveux sombres appartenait à une tête de demi-déesse posée sur un corps dont une toilette suffisamment collante ne laissait ignorer aucun détail alléchant. Un bout de bottines miraculeusement coquet acheva ma défaite. Les papiers de l’État n’étaient plus pour moi qu’un inutile fardeau. Insensible à la joie qu’éprouverait le collègue de mon chef de bureau en recevant ces précieux imprimés, sourd à la voix de ma conscience qui me criait : Tu es la honte de ton administration ! je me pris à un tas de pensées polissonnes et m’absorbai véhémentement dans la contemplation de cette créature élue que le mauvais sort des ministères jetait entre moi et mon devoir.
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