– Non, Lucette, non, ce n’est pas à cause de cela ! C’est exprès, je le vois bien, qu’on me reçoit si froidement. Mon cousin veut me punir de ce que… Tu sais que je n’ai d’aptitude pour rien de ce qui se fait au collège ? Ce n’est pas ma faute.
– Je suis trop petite pour te gronder, Perrin, dit-elle gentiment, et d’ailleurs je t’aime trop ; mais papa, qui a été au collège comme toi, dit que l’application peut remplacer l’aptitude, et que ceux qui ne sont bons à rien ne sont que des par…
– Tais-toi, Lucette, je t’en prie ! Ne prononce jamais ce mot-là devant moi, ni devant personne !
– Paress…
– Chut ! chut ! Il ne faut pas dire ce mot-là.
– C’est donc mal ? Tout le monde s’en sert pourtant. Enfin, puisque cela te fait tant de peine, je ne m’en servirai plus.
– Tu feras bien, Lucette. »
Son père l’appela ; elle sortit, et je restai seul avec cent livres de plomb sur la tête ! D’abord, j’avais un véritable chagrin à cause de mon oncle que j’aimais extrêmement, et puis un retour sur moi-même me montrait ma position sous un aspect encore plus triste que tout à l’heure.
« Ainsi, pensais-je, non seulement me voilà aux arrêts comme M. de Maistre, et ne sachant pas voyager autour de ma chambre, mais encore, quand il m’arrivera de ne plus regarder le dôme, la pompe, ou le serin, je tomberai dans une chambre de malade, au milieu de gens affligés. Et ce sont là mes vacances ? Maudits soient les grands hommes ! les rhéteurs ! les académiciens ! les dictionnaires ! les problèmes et le reste ! »
Ne vous scandalisez pas outre mesure, mon cher lecteur ; c’était un sentiment mauvais, injuste ; j’en voulais à tous, au lieu d’en vouloir à moi-même ; disposition aussi éloignée que possible de la contrition parfaite ; je l’avoue, et j’ajoute que loin d’être demeuré dans l’impénitence finale, je suis aujourd’hui grand admirateur de ceux des anciens qui ont été savants et sages, et de ceux des modernes qui les ont imités en les surpassant. Mais à cette époque, j’étais jeune. C’était comme en la romance de Joseph :
Quatorze ans, au plus je comptais !
Et encore, chacun répétait que pour la taille, l’aspect et le caractère, j’avais douze ans.
L’écolier est impatient par nature ; c’est pourquoi mon chagrin devenait facilement de l’irritation. C’était sur l’admirable bonté de mon oncle que j’avais compté pour adoucir mon sort, et voilà qu’il était malade, inquiet, ne supportant pas le bruit ! Que devenir ?
Dans mon malheur, je commençai par ôter mes gros souliers du collège, et mettre des chaussons ; car je ne savais à quel expédient recourir pour me rendre un peu moins désagréable. Ne pas faire trembler et retentir le parquet sous mes pas me parut utile et placé. Ceci à l’adresse de mon oncle et de ma tante, car c’était tout un par le cœur ; ce que Germaine voulait me faire entendre en disant que ma tante semblait ne pas marcher, quoiqu’elle marchât.
Ayant donc fait l’essentiel à mon point de vue pour ne pas indisposer mon oncle et ma tante, je me demandai ce qu’on pourrait imaginer à l’égard de ma cousine, Mme Bedlok ?
Elle aussi n’était que l’ombre de quelqu’un, et ce quelqu’un avait aux yeux de tous une importance trois fois plus grande que sa personne. C’était le fameux bébé, pesant, rouge, massif, un vrai monument. Du reste, rieur, mutin, têtu, comme il est d’usage quand on se porte bien et qu’on en est encore au bourrelet. On lui passait bien des choses ; il y en avait une pourtant qu’on ne lui pardonnait pas. Monsieur ne marchait point ! Or, il avait cet âge où il est convenu qu’un monsieur doit marcher : vingt mois, ou deux ans, je ne sais plus.
Le bébé, c’était le point vulnérable de ma cousine Bedlok ; je résolus de faire tout au monde pour plaire à ce court et gros personnage, afin de me rendre favorable sa chère maman.
De ma petite cousine, il n’était pas question ; je savais qu’elle serait toujours prête à me rendre service ; ces doux noms de Perrin, de Lucette que nous nous étions donnés l’un à l’autre, en lisant un jour dans le même livre la même histoire, faisaient de notre vie une plaisanterie continuée ; mais une plaisanterie du cœur, toute pleine de charmé. Elle avait tant de grâce, l’aimable petite fille, qu’elle m’en prêtait, à moi qui n’en avais pas l’ombre.
Comme je l’ai dit, il y avait encore dans la maison le domestique de mon oncle, brave et digne serviteur, nommé Florent ; et la nourrice du bébé, large Bourguignonne que l’on gardait comme bonne et cuisinière à la fois.
J’avais aperçu dans une embrasure de fenêtre une vieille ouvrière qui m’était inconnue : lunettes à perpétuité, bonnet de forme antique, robe de cotonnade à ramages ; grande pèlerine noire ; ne levant pas le nez, tirant l’aiguille sans distraction, ne bougeant pas, enfin… l’air empaillé ! Pour finir, on l’appelait mamselle Gothon ! s’autorisant de ce qu’elle se nommait Marguerite. Elle aussi aimait mieux Gothon que Marguerite.
Je ne me méfiais pas de Florent ; c’était un ancien soldat, il devait avoir tâté de la salle de police ; je l’espérais, et je comptais là-dessus pour trouver en lui quelque appui dans les moments difficiles.
La Bourguignonne qui gardait le nom de nourrice, bien que tout le monde fût sevré, était, me semblait-il, trop large, trop carrée, ou si vous voulez trop ronde, pour manquer de compassion ; car j’avais remarqué que les femmes d’une ampleur plus que satisfaisante sont bonnes personnes ; il leur faut du temps pour se tourner ; elles économisent leurs pas, leurs gestes, et aussi leurs impatiences qui les mettraient en nage. Donc, je comptais sur la nourrice pour adoucir au besoin ma captivité.
Tout bien examiné, il n’y avait à redouter au logis que mon tuteur. Eh bien, par le plus étonnant concours de circonstances, ce fut le seul dont je ne cherchai point à mériter les bonnes grâces. Ce n’est pas qu’il n’eût, lui aussi, des côtés vulnérables. On pouvait le subjuguer par une attention soutenue, des devoirs soignés et proprement écrits, des divisions sans faute, des leçons bien sues, des résumés bien faits… Que de côtés vulnérables si vous le comparez à Achille qui n’en avait qu’un ! Encore était-ce le talon, par où il est extrêmement difficile de tenir quelqu’un, même cinq minutes, à cause de la tête qui se trouve mal placée.
Pourquoi ne cherchai-je pas le moyen de toucher mon tuteur, de l’attendrir, de me le rendre propice ? Pourquoi ?… C’est qu’il fallait entre lui et moi des intermédiaires, et que c’était malheureusement toutes ces choses pour lesquelles je manquais d’aptitude.
Toujours est-il que, Germaine ayant quitté ma chambre, je me trouvai bien inquiet. Elle m’avait, il est vrai, laissé un peu de chocolat ; mais au moment où j’allais la prier d’aller me chercher du pain, son père l’avait appelée. Le chocolat avait passé comme une lettre à la poste ; j’étais donc distrait malgré moi des idées pénibles que m’avait transmises Germaine, et je commençais à croire qu’il y avait dans mon état encore plus d’appétit que de consomption.
Au bout d’un quart d’heure, j’entendis les grosses bottes de Florent passer dans le corridor, et, entrouvrant ma porte, je regardai le brave homme sans parler, sans remuer. Lui s’arrêta tout court…
« Comment ! vous voilà ici ? me dit-il. Ma foi, je n’en savais rien. J’étais auprès de Monsieur apparemment quand vous êtes arrivé.
– Oui, me voilà, mon pauvre Florent ; mais parlez-moi de mon oncle. Il est donc bien malade ?
– Bien malade, non ; sa santé n’est pas mauvaise, heureusement ; mais il ne marche pas seul, et Dieu sait quand il marchera ! »
Le bon Florent soupira, car il était fort attaché à son maître. Néanmoins, ses paroles me faisaient du bien ; je voyais qu’il n’était pas réellement inquiet, et cela me rassurait sur l’état de mon bon oncle. Étant donc soulagé du côté du cœur, je retombai sur moi-même, ainsi que cela nous est naturel.
« Florent, dis-je, d’un ton à fendre l’âme, je vais bien m’ennuyer pendant deux mois ! Mon cousin est fâché, et il me prive de mes vacances. Je vais travailler dans ma chambre, comme au collège, et c’est lui-même qui me donnera des leçons. »
Au lieu de s’apitoyer, comme j’y comptais si bien, le vieux soldat qui m’avait connu tout enfant partit d’un éclat de rire.
« Ah dame ! dit-il, c’est qu’il faut marcher droit ; M. Bedlok ne plaisante pas ! Il est si travailleur, lui, qu’il n’aime pas les paress…
– Assez, Florent ! je ne suis pas ce que vous alliez dire. Non, vraiment ; mais je n’ai aucune aptitude pour ce qu’on enseigne au collège.
« Il est si travailleur, lui, qu’il n’aime pas les paress… »
– Bah ! laissez donc ! Moi, dans le temps, je croyais aussi que je n’avais pas d’aptitude pour le service militaire, parce que je trouvais les corvées assommantes, l’exercice éreintant et la garde embêtante ; mais on m’a joliment prouvé que j’en avais, de l’aptitude ! Tout ça, voyez-vous, monsieur Anatole, c’est une idée qu’on se met dans la tête, et puis, ça passe.
– Qu’est-ce qui vous a fait passer cette idée-là, Florent ?
– La salle de police, donc ! On m’y fourrait pour huit jours, et en sortant de là, je trouvais tout amusant ! Dame ! au régiment, faut filer ! »
J’étais abasourdi des appréciations de Florent. Un Caton en tablier bleu ! Que faire de lui ? Rien du tout.
Alors, quittant ce ton confidentiel que j’avais pris, sans la moindre prévoyance :
« Florent, dis-je avec beaucoup de dignité, apportez-moi, je vous prie, un peu de pain pour goûter ; il est bien tard. »
Florent se hâta d’aller chercher du pain ; mais ce fut la Bourguignonne qui me l’apporta, ayant eu l’attention d’y joindre une soucoupe pleine de confitures. Je fus sensible au procédé, et aussi à la rouge et large figure de la nourrice, qui semblait faite exprès pour être la protectrice des infortunés.
« Bien le bonjour, monsieur Natole (elle n’avait jamais pu dire mon nom) ; vous avez joliment grandi depuis Pâques. Tenez, voilà du pain et de la mirabelle ; elle est délicieuse !
– Je vous remercie, Prudence, lui dis-je du ton grave qui convenait à ma position, et je suis bien aise de vous retrouver en bonne santé. – L’huisserie de ma porte ne suffisait pas à encadrer Prudence. – J’arrive dans une maison bien triste ! et je suis bien triste moi-même !
– Hélas ! monsieur Natole, tout le monde a ses peines, allez ! Ici, voyez-vous, depuis l’accident de notre pauvre maître, on ne vit plus ! Dire qu’il ne se tient pas sur sa mauvaise jambe depuis qu’elle est rajustée ! Ah ! il en passera de l’eau sous le pont avant qu’il fasse son premier pas tout seul ! Tenez, c’est comme mon gros pâté…
– Quel pâté, Prudence ?
– Eh bien, le petit. Il ne bouge pas de place ; où vous le mettez, faut qu’il reste. Ah ! ces gros enfants-là, c’est terrible ! on a bien du mal après eux ; tout ça pour les voir marcher à quatre pattes, jusqu’à ce qu’ils soient grands comme père et mère. »
Je compris qu’il y avait de l’exagération dans le narré de Prudence. Toutefois, ce que je pus saisir entre ses hyperboles, ce fut que tous les rouages de cette maison fonctionnaient autour de deux personnes qui ne marchaient pas.
Cependant, cette excellente femme était si large que je ne pus m’empêcher d’espérer en elle.
« Hélas ! lui dis-je tout en me jetant sur le pain et les confitures, je vois que la maison est bien sérieuse en ce moment !
– Un vrai tombeau, monsieur Natole. »
J’éprouvai une secousse, car je venais d’énoncer ce jugement avec le secret désir que la nourrice le réfutât. Comme elle abondait dans mon sens, je penchai vers l’opinion contraire ; c’est une des dispositions de ma nature.
« Enfin, ajoutai-je avec une philosophie qui m’étonnait moi-même, mes vacances ne seront pas gales ; mais je ne suis pas le plus malheureux, puisque mon pauvre oncle est dans de si tristes conditions.
– Ne m’en parlez pas, monsieur Natole. »
Avez-vous observé, lecteur, que quand on dit d’une chose : Ne m’en parlez pas, c’est qu’on en veut parler tout au long ? En effet, Prudence me raconta toutes les péripéties par où ce cher oncle avait passé : ses souffrances, ses insomnies, son chagrin, et le chagrin de ceux qui l’entouraient. Lui, si bon, si respectable, faisant du bien à tous, et réduit à l’inaction ! Je le plaignais, et j’avouai à Prudence que j’étais peiné de n’avoir pas encore été appelé près de lui.
« Sans doute qu’il repose, me dit-elle ; Monsieur a eu cette nuit un accès de fièvre.
– Il dort donc en ce moment ?
– Non, il dormitaille, comme on dit chez nous (on avait des mots chez elle !) et madame n’ose pas remuer de peur de le déranger. »
Ces paroles me causèrent une vive satisfaction ; d’abord à cause de mon oncle qui réparait sa mauvaise nuit, et puis à cause de moi-même. L’isolement dans lequel on me laissait n’était donc pas dû entièrement au mécontentement de mon tuteur. Je respirais un peu plus librement.
« Prudence, dis-je avec abandon, tant était large cette honnête femme, quelles vacances ! Ma chambre est bien petite, et la vue de la cour n’est pas gaie ! »
La Bourguignonne changea d’aspect. Essayant, mais en vain, de prendre l’air sec d’une femme maigre, elle me dit d’un ton leste qui me blessa :
« Dame ! que voulez-vous ? c’est votre faute.
– Que ma chambre soit petite ?
– Bah ! bah ! Vous faites le malicieux, mais vous m’entendez bien. Ah ! vous auriez bien dû travailler au collège comme les autres ; ça n’aurait pas fait toutes ces affaires-là. Vous qui êtes un bon enfant, c’est-y dommage que vous soyez si paress…