IVCHEZ LE MARCHAND DE VINS

1537 Words
IV CHEZ LE MARCHAND DE VINS Quelques jours après les événements que nous venons de raconter, une partie du faubourg Saint-Antoine, à Paris, était en rumeur. Au coin d’une rue étroite et sale, devant la porte d’un marchand de vins, un rassemblement s’était formé, à la suite d’un accident peu banal… Au moment où des livreurs déchargeaient leur chariot, un tonneau avait dégringolé, les cercles avaient éclaté, et sur les pavés raboteux, le vin coulait à flots. Un bruit perçant de rires et de voix égayées retentissait dans la rue. Un groupe d’hommes, de femmes, d’enfants, se bousculait, afin de puiser dans les flaques pour boire. Les uns se servaient de débris de pots cassés, les autres faisaient une sorte d’écope avec leurs deux mains, des enfants trempaient leur mouchoir qu’ils suçaient ensuite ou formaient de petits barrages de boue pour endiguer le liquide… Une camaraderie toute spéciale avait pris naissance, les plus heureux et les plus gais s’embrassaient folâtrement, se portaient des santés, se prenaient par la main et dansaient en rond !… Le vin était rouge. Il avait taché le sol de la rue étroite du faubourg Saint-Antoine. Il avait taché aussi bien des mains, bien des visages, beaucoup de pieds nus et de sabots de bois !… Or, un passant, de haute taille, griffonna sur le mur de la boutique, avec son doigt trempé dans la boueuse lie de vin, ces mots : « Du sang !… » Et ce mot était une prophétie, car le temps allait venir où le sang allait être répandu au même endroit et empourprer de sa teinte les rues et les gens !… Le vent de la tempête allait souffler bientôt sur toute l’étendue de la France !… Sur le seuil de sa porte, le propriétaire du cabaret, en gilet jaune et culotte verte, regardait d’un œil impassible les gens qui se bousculaient pour boire !… C’était un homme d’une trentaine d’années, à l’encolure de taureau, aux cheveux noirs, crépus et frisés. Ses manches de chemise étaient retroussées et ses bras brunis découverts jusqu’aux coudes. Il paraissait de bonne humeur dans l’ensemble, mais aussi d’un air implacable… Évidemment, il devait être de résolution énergique et de décision prompte. — Eh ! dis donc, cria-t-il en apercevant le passant qui écrivait sur le mur !… Que fais-tu là ? N’y a-t-il pas d’autres endroits pour écrire de tels mots ?… — Vous fâchez pas, Defarge, répliqua l’homme, en barbouillant de boue son inscription ! C’était pour rire. Defarge haussa les épaules et rentra dans sa boutique… Sa femme, une forte commère à peu près du même âge que lui, se tenait assise derrière le comptoir. Sensible au froid, elle était enveloppée dans une fourrure et une volumineuse écharpe s’enroulait autour de sa tête, sans cependant cacher ses grosses boucles d’oreille… Une alliance ornait son annulaire gauche. Son tricot était devant elle mais elle l’avait un instant délaissé et s’occupait à mâchonner un cure-dents. En réalité, ses yeux vifs et fureteurs surveillaient les allées et venues des clients mais son attitude restait calme et froide… Quand son mari revint, Mme Defarge ne dit rien mais elle toussa !… une seule fois !… D’un mouvement de sourcils, sans un geste, elle suggéra au cabaretier de regarder autour de lui, dans la salle… Pendant son absence, deux clients étaient entrés : un gentleman âgé et une jeune fille. Ces nouveaux venus avaient pris place à une table, dans un coin. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls consommateurs du moment ; deux hommes jouaient aux dominos, deux aux cartes, et trois autres, auprès du comptoir, buvaient debout. En passant, Defarge observa que le gentleman indiquait du regard à la jeune fille : « Voilà notre homme ». Alors, comme s’il s’était parlé à lui-même, il dit tout haut : — Que diable venez-vous faire dans cette galère, je ne vous connais point !… Il feignit de ne pas remarquer les deux étrangers et lia de suite conversation avec les trois clients du comptoir. — Comment cela va-t-il, Jacques !… lui demanda un de ces derniers. Est-ce que le vin répandu est définitivement englouti ?… — Jusqu’à la dernière goutte, Jacques, répondit Defarge. Cet échange de nom était à peine terminé que Mme Defarge toussa de nouveau… — Il n’arrive pas souvent à ces pauvres hères, continua le second des trois buveurs, de connaître le goût du vin !… — Assurément, Jacques ! Pour la troisième fois, Mme Defarge toussa. — Ah ! malheur !… exclama le troisième, il est bien amer, le goût que ces pauvres diables ont dans la bouche et elle est si dure la vie qu’ils mènent !… N’ai-je pas raison, Jacques ?… — Sûrement, oui, Jacques !… Mais permettez, messieurs, que je vous présente ma femme, ajouta-t-il en se tournant vers elle… Elle se leva de son siège, salua par une inclinaison de tête, et une rapide œillade… Les trois hommes se découvrirent en traçant avec leurs chapeaux trois demi-cercles dans l’espace !… Mme Defarge repris sa place après un regard autour de la salle, et affectant un air et un esprit très calme et très reposé, elle parut s’absorber complètement dans la confection de son tricot. — Messieurs, expliquait pendant ce temps son mari aux trois personnages, la chambre meublée pour célibataire est située au cinquième… La porte de l’escalier donne sur la petite cour, à gauche… Mais si je me souviens bien, l’un de vous l’a visitée déjà !… Il pourrait montrer le chemin !… Les trois consommateurs payèrent. — Au revoir, messiers, fit le cabaretier dont les yeux demeuraient fixés sur sa femme, toute à son tricot !… Le voyageur âgé s’avança et dit au débitant quelques mots à voix basse. L’entretien fut court et décisif. Une minute ne s’était pas écoulée que la jeune fille qui n’était autre que miss Manette, le gentleman, M. Jarvis Lorry et le serviteur dont il avait été question dans leur conversation de « Royal Georges Hôtel », Defarge se trouvaient dans la cour de la maison, devant les premières marches d’un escalier puant, noir et roide. — C’est très haut et très difficile à monter, fit le marchand de vins… En haut du dernier étage, sur le palier des mansardes, Defarge tira une grosse clef de sa poche… — La porte est fermée, alors, mon ami ? questionna M. Lorry surpris. — Hélas, oui !… — Croyez-vous nécessaire de séquestrer ce malheureux ?… — Je crois nécessaire de tourner la clef… Il a vécu si longtemps enfermé qu’il s’épouvanterait, divaguerait, se blesserait, en viendrait à je ne sais quelle extrémité si la porte restait ouverte !… — Est-ce possible ?… — Si c’est possible, répéta Defarge avec amertume, oui !… L’émotion qui se refléta sur le visage de miss Manette à ces mots, fut telle que M. Lorry jugea prudent de la rassurer… — Courage, chère mademoiselle, courage, question d’affaires !… Le pire sera passé dans un moment ! Il n’y a plus qu’à franchir la porte et le pire est terminé !… Et alors vous pourrez le faire bénéficier de toute cette consolation et de tout ce bonheur que vous lui apportez !… Mais quelle ne fut pas la surprise de miss Manette et de M. Lorry de se trouver en présence des trois homonymes que Defarge avait salués du nom de Jacques, un instant auparavant. — Je les avais oubliés dans la surprise de votre visite, expliqua le marchand de vins… Laissez-nous, les amis, nous avons à faire ici !… Tous trois glissèrent de côté et descendirent en silence… — Vous l’exhibez donc ?… s’étonna M. Lorry. — Non, je le laisse voir simplement !… Mais à un petit nombre de clients de choix restreint !… — Est-ce opportun ?… — Je le crois opportun ! — Comment faites-vous la sélection ?… — Je m’appelle Jacques… Je choisis des hommes sûrs qui portent le même prénom que moi et auxquels sa vue semble devoir faire du bien !… Assez, vous êtes Anglais !… C’est une autre affaire… Restez là un petit moment, je vous prie !… Defarge se pencha et regarda à travers une fente de la muraille. Relevant bientôt la tête, il frappa trois coups à la porte et l’ouvrit lentement !… M. Lorry, par prudence, avait passé son bras autour de la taille de la jeune fille et la soutenait, car il la sentait sur le point de se trouver mal… — Une !… une !… une !… affaire, simple affaire !… essayait-il d’affirmer ; mais une sueur froide coulait le long de ses joues… — J’en ai peur ! murmura miss Manette. — Eh ?… de quoi ?… — De lui !… de mon père !… — Entrez, entrez que je ferme la porte, dit Defarge. La mansarde construite pour abriter les réserves de bois de chauffage était plongée dans une presque totale obscurité. Une très faible quantité de lumière filtrait d’une fenêtre sans vitre, dont un des battants était condamné. L’autre était à peine entr’ouvert. Le dos tourné à la porte, le visage vers le rayon venant de la fenêtre, assis sur un petit banc, courbé en avant, un homme à la barbe et aux cheveux blancs, était occupé à faire des souliers…
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