III
MISS MANETTE !…
Venir de Londres à Douvres par la malle-poste, en plein hiver, était alors, un exploit digne de félicitations… Aussi le premier groom de « Royal Georges Hôtel » se confondit-il en salutations respectueuses et admiratives, devant les trois voyageurs qui descendirent de l’infecte voiture. Tachetée de rouille, avec, sur son plancher, de la paille humide et sale, exhalant une odeur désagréable, la malle-poste ressemblait plutôt à une vaste niche à chien !…
Deux des voyageurs s’éloignèrent aussitôt vers leurs destinations respectives. Seul, le représentant de la banque Telson, M. Lorry, s’arrêta :
— Y aura-t-il un paquebot, pour Calais, demain ? demanda-t-il au garçon.
— Oui, Monsieur, si le temps se maintient et si le vent est bon… la marée est assez favorable, vers deux heures de l’après-midi… Allez-vous dormir, monsieur ?
— Je ne me coucherai pas avant ce soir, mais j’ai besoin d’une chambre et d’un barbier…
— Et aussi de déjeuner ?… Monsieur ?
— Oui !…
— Entendu, monsieur… Par ici, monsieur, s’il vous plaît ! Holà, portez à « Concorde » la valise du gentleman !… De l’eau chaude à « Concorde ! »… Qu’on ôte les bottes du gentleman à « Concorde »… Vous y trouverez, monsieur, un superbe feu de charbon de terre !… Qu’on conduise le barbier à « Concorde »… Ça, qu’on remue un peu pour « Concorde » !…
Curieux de deviner quel personnage se cachait sous l’enveloppement des couvertures, un autre groom, deux porteurs de bagages, plusieurs bonnes se précipitèrent à l’appel…
Une heure après, rasé de frais, vêtu d’un complet de voyage marron, avec de larges manchettes carrées, et d’énormes pattes au-dessus des poches, le représentant de la banque Telson et C°se rendait à la salle à manger et se faisait servir à déjeuner. La salle du café n’avait pas d’autre client que lui, ce matin-là… On approcha sa table du feu…
Il semblait très ordonné, très méthodique… Sous son gilet à revers, une grosse montre résonnait d’un tic-tac puissant. Il tirait quelque vanité de ses mollets emprisonnés dans des bas marrons, parfaitement lisses, bien ajustés, fins de tissu ; ses souliers à boucle, quoique simples, étaient également de bon effet… Une perruque blonde et crépue, enserrait sa tête… Son linge, sans être d’une finesse en rapport avec ses bas, était d’une blancheur immaculée !… Sous sa curieuse perruque, le visage s’éclairait de deux yeux brillants. Un teint de généreuse santé colorait ses joues ; son front ne portait point trace de rides…
— Je désire, dit-il au patron qui lui-même servait le déjeuner, que l’on prépare une chambre pour une demoiselle qui peut arriver ici aujourd’hui, d’un moment à l’autre. Elle s’appelle miss Manette et demandera M. Jarvis Lorry, ou simplement le gentleman de la banque Telson… Ayez l’obligeance de m’avertir.
— Oui, monsieur !… La banque Telson de Londres, n’est-ce pas monsieur ?…
— Oui !…
— Bien, monsieur, nous avons souvent l’honneur de recevoir ces messieurs à leurs voyages, entre Londres et Paris, monsieur… Il y a beaucoup à voyager, n’est-ce pas, monsieur, à la banque Telson et C°…
— Oui, notre maison est aussi bien française qu’anglaise.
— Oui, monsieur !… Mais votre Honneur ne voyage pas souvent, c’est la première fois que nous recevons votre Honneur…
— Il y a quinze ans que « nous »… que je suis revenu de France, et depuis lors je n’ai plus voyagé…
— Vraiment, monsieur… C’était avant mon arrivée ici, l’hôtel était en d’autres mains alors, monsieur !…
— Effectivement !…
— Mais je gagerais volontiers une somme assez forte, monsieur, qu’une maison comme Telson et C°était déjà florissante non seulement il y a quinze ans, mais il y a cinquante ans !…
— Vous pouvez tripler et dire cent cinquante sans vous écarter de la vérité…
— Vraiment, monsieur !…
Arrondissant sa bouche et ses deux yeux, tandis qu’il s’éloignait de la table, le patron fit passer sa serviette du bras droit au bras gauche… À dix pas, il s’arrêta, prit une attitude commode et regarda son hôte manger et boire, selon la coutume immémoriale des garçons d’hôtel à toutes les époques.
Quand il eut fini son déjeuner, M. Lorry alla faire un tour sur la plage.
Il rentrait à peine de sa promenade, que le groom de l’hôtel l’informait que miss Manette était arrivée et serait heureuse de recevoir le gentleman de la banque Telson et C°…
— Si tôt !…
— Oui, votre Honneur ! Miss Manette a pris le nécessaire en route, elle n’a besoin de rien maintenant et désire voir de suite le gentleman, s’il est prêt et disposé…
— Bien !…
D’un air de vive et brusque résignation, M. Lorry ajusta sa perruque, autour de ses oreilles, et suivit le groom jusqu’à la chambre de la voyageuse.
Dans une pièce spacieuse, se tenait, debout, auprès de la cheminée, une jeune fille de dix-sept ans à peine, en amazone, tenant encore par le ruban son chapeau de voyage à la main !…
— Veuillez prendre un siège, monsieur, dit-elle d’une voix claire, avec un accent un peu étranger mais nullement désagréable. Et dans le mouvement qu’elle fit pour aller à la rencontre du gentleman, elle démasqua le foyer dont la flamme jeta soudain un rayon clair dans la pièce sombre !…
M. Lorry prit la main qu’on lui tendait et la baisa respectueusement… En face de miss Manette, il s’assit…
Un instant ses regards s’arrêtèrent sur la voyageuse… Petite de taille, mais légère et gracieuse, avec une abondante chevelure dorée, elle levait sur lui ses deux grands yeux bleus, dans lesquels se lisait un étonnement, mêlé d’attention éveillée et d’un peu d’alarme !…
Et soudain, dans l’esprit de M. Lorry, un souvenir passa : le souvenir d’une enfant, une toute petite fille, qu’il avait tenu dans ses bras, en franchissant, quinze ans auparavant, le Détroit, un jour de grand froid, et sous la grêle violente d’une mer démontée !…
Miss Manette la première rompit le silence :
— J’ai reçu, hier, monsieur, une lettre de la banque Telson m’apprenant qu’une découverte, au sujet de la modeste propriété de mon père, nécessitait ma présence à Paris… Pauvre père, il est mort depuis longtemps déjà et je ne l’ai jamais connu !… J’ai répondu à la banque que, puisqu’il était jugé nécessaire que je me rendisse en France, j’apprécierais hautement, étant orpheline, et sans personne pour me conseiller, la faveur d’être placée sous la protection du digne gentleman que l’on désignerait pour m’accompagner…
— Je suis heureux d’avoir été chargé de cette mission, je serai plus heureux encore de m’en acquitter !…
— Je vous remercie, monsieur, je vous en exprime toute ma reconnaissance !… On m’a dit à la banque que le gentleman m’expliquerait tous les détails de l’affaire et que je devais être préparée à les trouver surprenants… On m’a dit que le gentleman avait reçu, par express, les dernières instructions utiles !… J’ai fait tout mon possible pour me préparer à entendre ce dont il s’agit, monsieur, je vous écoute !…
— Miss Manette, je suis un homme d’affaires, débuta M. Lorry… J’ai à m’acquitter d’une affaire… En m’écoutant, ne faites pas plus attention à moi que si j’étais une machine parlante, et vraiment je ne suis pas beaucoup plus !… Avec votre permission, je vous raconterai une histoire d’un de nos clients…
— Une histoire ?…
Il feignit de se méprendre sur le mot qu’elle avait répété…
— Client ! oui, client !… ajouta-t-il précipitamment… Dans nos négoces de banque, c’est ainsi que nous appelons les personnes avec lesquelles nous sommes en rapport… Ce client était un français, un homme de science, un homme de vastes connaissances, un docteur…
— Pas de Beauvais ?…
— Pourquoi pas !… Si, de Beauvais, comme M. Manette, votre père, ce monsieur était de Beauvais !… J’eus l’honneur de lui être présenté et de mériter sa confiance… J’étais à cette époque à notre maison de France où je suis resté vingt ans !…
— À cette époque, à quelle époque ?…
— Je parle, miss, d’il y a vingt ans !… Notre client avait épousé une Anglaise et j’étais l’un de ses chargés d’affaires !… Bon nombre de familles françaises avaient alors confié, comme aujourd’hui, du reste, leurs intérêts à la banque Telson et C°… Notre client…
— C’était mon père !… interrompit miss Manette, et son front s’illumina soudain… C’était mon père ! et, lorsque la mort de ma mère me laissa orpheline, deux ans seulement après ma naissance, c’est vous… je vous reconnais à présent, c’est vous qui m’avez conduite en Angleterre !…
La jeune fille s’était levée… M. Lorry prit la petite main hésitante qu’elle lui tendait et la porta avec quelque solennité jusqu’à ses lèvres…
— Oui, miss, continua-t-il, ce fut moi ! Et vous pouvez juger avec quelle sincérité je vous ai parlé de moi, en disant que je ne suis pas un homme de sentiments, mais un homme d’affaires, puisque je ne vous ai jamais revue depuis !… Dès lors, vous avez été la pupille de la banque Telson et C°, moi j’ai traité d’autres affaires !… Que voulez-vous ?… La routine journalière m’absorbe, je n’ai pas le temps de faire du sentiment !… Donc il s’agit de l’histoire de votre père… Il est mort, dites-vous ; et bien ! si par hasard, je… Mais vous frissonnez, miss, de grâce, domptez votre agitation, question d’affaires, je vous assure !…
La pauvre enfant frissonnait, en effet, de tous ses membres… Elle prit le poignet de M. Lorry entre ses mains et l’étreignit avec une telle violence qu’il cessa de parler…
— Je vous en supplie, poursuivez, dit-elle.
— J’en ai l’intention, mais pouvez-vous m’entendre…
— Je le puis !…
— Et bien, si je vous disais aujourd’hui… Le docteur Manette s’est trouvé, il y a vingt ans, éloigné brusquement des siens… Un de ses ennemis, usant d’un privilège, dont à ma connaissance, les plus hardis, en ce temps-là, n’osaient parler même en chuchotant, un de ses ennemis, dis-je, a pu faire consigner votre malheureux père, dans l’oubli d’une prison !… Sa femme a imploré le roi, la reine, la Cour, le Clergé, pour avoir de ses nouvelles, mais complètement en vain… Cette femme, de grand courage et de grande énergie, a souffert si vivement avant la naissance de sa fille, qu’elle résolut d’épargner à son enfant d’avoir part à la douloureuse agonie qu’elle avait endurée elle-même… Si je vous disais…
— Ah, je vous en prie, supplia miss Manette, la vérité, vite, cher et bon M. Lorry, la vérité !…
— Je vous la dirai toute, mais laissez-moi suivre le cours de ma pensée !… Miss Manette, votre mère est morte de chagrin, sans avoir renoncé jamais à son infructueuse recherche… Elle vous laissa à l’âge de deux ans, en pleine fleur de santé et de beauté !… Elle n’a pas voulu laisser planer au-dessus de votre vie, cette incertitude de savoir si votre père avait ou non succombé dans sa prison… On vous a dit qu’il était mort… Vos parents n’avaient pas grande fortune, cependant leur avoir, bien géré par la banque Telson et C°, vous permet de tenir un certain rang… Malgré les recherches de ces messieurs, on n’a pas découvert d’autres valeurs que celles désignées par votre mère… Il n’existe pas d’autres propriétés, mais…
M. Lorry senti son poignet si fortement serré qu’il s’arrêta… Le visage de la jeune fille s’était soudain voilé de douleur et d’effroi… Elle restait immobile, guettant ses paroles… Il abaissa sur elle un regard d’admiration et de pitié, et lentement, continua :
— Mais lui, lui existe !… Il est vivant !… prodigieusement changé, c’est probable, presqu’une épave, si c’est possible, mais il est vivant !… Votre père a été conduit à la maison d’un ancien serviteur, dans Paris, et c’est là que nous allons : moi, pour l’identifier, vous, pour le ramener à l’amour, à la conscience, au repos, au bonheur !
Un frisson parcourut tout le corps de la jeune fille, et d’elle se communiqua à lui… D’une voix basse, frappée de terreur, elle murmura comme si elle eût parlé dans un rêve :
— Je vais voir son ombre, car ce sera une ombre, non lui-même !
M. Lorry pressa doucement la main qui étreignait son bras :
— On a découvert votre père, sous un autre nom… que le sien, oublié depuis longtemps… Il serait plus qu’inutile, il serait dangereux d’entamer des recherches à cet égard ! Il serait téméraire de chercher à savoir s’il a été perdu de vue pendant des années, ou s’il a été oublié à dessein !… Mieux vaut ne pas ébruiter l’affaire nulle part, et emmener l’intéressé hors de France !… Moi-même, qui bénéficie de la sécurité d’un Anglais et surtout d’un représentant de la banque Telson et C°, qui jouit d’un si large crédit auprès des Français, j’évite toute allusion… Je ne porte aucune pièce écrite… J’accomplis une mission secrète… Toutes mes lettres de créance, mots d’ordre et memoranda sont compris dans ce seul mot de très vague signification : « Ressuscité !!! »
Mais que se passe-t-il ?…
Miss Manette ne prête plus aucune attention…
Complètement immobile sur sa chaise, elle demeure dans une insensibilité totale, sous la main du gentleman… Ses yeux grands ouverts restent fixés sur lui, avec leur expression de douleur et d’effroi… Elle tient le bras de M. Lorry si fortement serré qu’il n’ose se détacher lui-même, de peur de lui faire mal… Effrayé, il appelle : « au secours ! »
Une femme d’un aspect bizarre bondit dans la pièce. Elle a le teint congestionné, les cheveux roux !… Elle porte des vêtements étriqués et sa tête est surmontée d’un bonnet phénoménal, semblable au haut de forme rigide d’un grenadier ou à un énorme fromage de Stilton !… D’une poigne vigoureuse, elle écarte le gentleman en l’envoyant rebondir jusqu’au mur… Puis, elle houspille les servantes :
— Voyons, attention vous toutes ! pourquoi n’allez-vous rien chercher et restez-vous là debout à me regarder !… je ne suis pas si curieuse à voir, n’est-ce pas ?… Je vais vous donner de mes nouvelles si vous ne m’apportez pas de suite des sels, de l’eau fraîche, du vinaigre !… Entendez-vous ?…
Il y eut une dispersion immédiate dans les couloirs de l’hôtel. Avec les attentions les plus délicates, l’appelant : « ma belle ! », « mon oiseau », la femme colosse déposa la jeune fille évanouie sur le canapé, puis elle étendit sa chevelure blonde par-dessus ses épaules, avec autant de fierté que de précautions !…
— Et vous, le gentleman en marron, s’indigna-telle en se tournant vers M. Lorry, ne pouviez-vous pas prendre des gants pour lui faire votre communication ?… En voilà une façon de parler au monde en lui causant de mortelles frayeurs !… Est-ce que vous appelez ça agir en banquier ?…
M. Lorry était si profondément ému de cette algarade qu’il ne trouva rien de mieux à répondre que ces mots :
— Je crois que ça va mieux aller !
— Oui-da !… ce n’est pas grâce à vous en tout cas ! grogna la femme, tout en tamponnant, doucement, les tempes de la jeune fille, avec le coton imbibé de vinaigre que les servantes avaient apporté… À force câlinerie, elle amena miss Manette à appuyer sa tête languissante sur son épaule.
— J’espère, insinua M. Lorry, après une pose de muette et sympathique confusion, j’espère que vous accompagnerez miss Manette en France ?…
— C’est assez probable, oui-da !… répliqua la virago. S’il eût été écrit que je ne devais jamais traverser l’onde salée, croyez-vous que la Providence m’aurait fait naître dans une île ?!…
C’était une question de difficile réponse. M. Lorry préféra se retirer pour y réfléchir !…