II
LES OMBRES DE LA MORT
Pendant qu’au petit trot de son cheval, non sans faire d’assez fréquentes haltes aux auberges de la route, le messager Jerry regagnait Temple-Bar, la malle-poste avançait lentement sur la route de Douvres, avec ses trois voyageurs !…
M. Lorry, le représentant de la banque Telson, un bras passé dans la courroie de cuir, pour éviter de se cogner à son voisin et aussi pour se maintenir dans son coin, toutes les fois que la voiture avait un cahot, somnolait, les yeux mi-fermés… Il se voyait à la banque, au plus fort des affaires… Le cliquetis des harnais lui semblait être le son des pièces de monnaie… Il visitait les caves de Telson, parcourait les sous-sols, inspectait les réserves… Il constatait que tout était sûr, puissant, verrouillé, bien garanti, de tout repos… À cette vision, succédaient des personnages très connus de lui… Et parmi ces personnages se détachait la physionomie d’un homme de quarante à quarante-cinq ans environ… Son visage était à la fois empreint de fierté, de défiance, d’entêtement, de soumission… Ses joues étaient tirées, son teint cadavérique, sa tête prématurément blanche !…
Et, il interrogeait ce spectre…
— Enseveli depuis combien de temps ?…
— Depuis dix-huit ans !…
Pour chasser cette vision, M. Lorry baissait la vitre de la portière… Mais alors même que ses yeux s’ouvraient sur la brume et la pluie, sur le disque mouvant de la lumière des lanternes ou sur les haies qui bordaient la route, les ténèbres qui enveloppaient le coche venaient influer sur son cerveau et de nouveau, surgissait le fantôme énigmatique. Malgré lui, il le questionnait :
— Enseveli depuis combien de temps ?…
— Depuis dix-huit ans…
— Aviez-vous abandonné tout espoir de délivrance ?…
— Depuis longtemps !…
— Savez-vous que vous êtes rappelé à la vie ?…
— On me le dit !…
— Êtes vous heureux de revivre ?…
— Je n’en sais rien !…
— Vais-je vous la montrer ?… Voulez-vous la voir ?…
Les réponses à cette dernière question différaient jusqu’à se contredire… Quelquefois, c’était la navrante réponse :
— Attendez, cela me tuerait de la revoir trop tôt !…
Ou bien c’était un flot de larmes, avec ce cri :
— Conduisez-moi vers elle…
Ou encore :
— Je ne la connais point, je ne puis comprendre !…
Puis, le rêve se transformait en cauchemar… M. Lorry se voyait par la pensée, creusant, creusant, creusant, avec une bêche, avec une énorme clef, avec ses mains… Il creusait pour arracher cette triste épave… Après l’avoir extraite de la tombe, il la voyait soudain réduite en poussière… Il avait alors un frisson d’épouvante… Puis, le fantôme énigmatique apparaissait et il l’interrogeait encore :
— Enseveli depuis combien de temps ?…
— Presque dix-huit ans…
— J’espère que vous tenez à vivre ?…
— Je ne peux pas dire…
Un mouvement d’impatience de l’un de ses compagnons de route le rappela brusquement à la réalité…
— Veuillez donc, je vous prie, fermer la vitre de la portière, il fait froid !…
Le représentant de la banque Telson se réveilla… Il constata que les ténèbres s’étaient dissipées et que le jour commençait à poindre…
Il ferma la portière et regarda le lever du soleil…
Dans les champs, sur une pente de terre labourée, une charrue était restée à l’endroit où on l’avait laissée la veille, en dételant les chevaux… Un peu plus loin, s’élevait un bouquet d’arbres garnis encore de beaucoup de feuilles d’un rouge fauve et d’un jaune doré sur les branches !… Le sol était froid et humide, mais le ciel était clair et le soleil montait à l’horizon brillant, paisible et beau !…