La mer, qui aura toujours des secrets pour les plus savants observateurs ; la mer, qui par ses aspects nouveaux étonne souvent les plus vieux marins, recelait des mystères innombrables pour les peuples primitifs.
Par ses métamorphoses elle leur inspirait une admiration mélangée de terreurs profondes comme elle. Sur ses rivages, c’était la merveille dont le vaste sein cachait des myriades d’autres merveilles ; loin de ses rivages, c’était une merveille que le nom seul de la mer, et pour quiconque ne l’a jamais vue, il en est toujours ainsi.
Les hommes de tous les temps et de tous les pays ont conservé pour la mer un respect auquel s’allie une foule d’erreurs et de croyances, de superstitions et de légendes, de traditions fabuleuses ou historiques mélangées dans des proportions variables suivant les lieux ou les époques, mais qui se sont perpétuées à travers les âges et ne s’effaceront jamais.
Dans tous les poèmes primitifs, dans la plupart des épopées la mer est le théâtre de grandes actions ; quelquefois même elle est acteur, et, revêtissant une forme mythique, elle s’appelle Bhavani ou Varouna, Bouto ou Athor, Thalassa ou Vénus-Anadyomène.
Dans les chants populaires ainsi que dans la grande poésie, dans les simples récits du légendaire naïf, comme dans les théogonies obscures qu’enveloppe une savante légende, la mer se représente sans cesse, – tantôt mystérieuse inconnue dont les flancs recèlent les épouvantes, – tantôt principe humide placé en opposition avec le principe brûlant et sec, – tantôt sirène complice des vents qui la transformeront de grâce en furie, attrayante et perfide, tour à tour sereine, limpide, enjouée, caressante et folâtre, emportée, irritée, violente, farouche, indomptable, féroce, dévorante, – plus souvent enfin lieu ou élément, route ou moyen, selon l’aventure que célèbre le rapsode.
L’Océan est enfin pour presque toutes les nations éclairées ou barbares, sauvages et civilisées, comme pour le chantre des Géorgiques, patrem rerum, le vieux père du monde.
Ainsi reparaît la grande tradition biblique : « La terre était informe et en désordre ; les ténèbres étaient sur la surface de l’abîme et l’Esprit divin planait sur les eaux. » L’abîme ce n’est pas encore la mer, mais c’est plus que la mer qui ne recevra son nom qu’après le rassemblement des eaux en un seul endroit par la toute-puissance du Créateur.
Telle est la version sacrée ; la terre, l’élément sec, ne se montre qu’ensuite, elle naît en quelque sorte des eaux. Telle est aussi la source unique à laquelle puiseront la plupart des mythologues et même certains philosophes.
Thalès, d’après Homère et les Égyptiens, enseignait que l’eau est la substance primordiale et génératrice ; les stoïciens admettaient à peu près la même opinion.
Selon le Védam, avant la création, il n’y avait que Dieu et l’eau. Brahma, futur créateur de l’univers, est né de la fleur Tamara (kamala ou padma, le lotos), que Brahm, le Dieu tout-puissant (Naraïana, celui qui se meut sur les eaux), aurait tiré de sa propre essence pour la faire flotter sur l’immensité des ondes. Quant au monde, c’est un œuf supporté par les mers, dont le dessèchement par le feu, embrasement général, occasionnera la destruction.
L’eau serait le commencement, et le feu la fin de toutes choses.
Chez les anciens, toutefois, deux écoles opposées voulaient résoudre, chacune à sa façon, le problème de l’origine du monde.
« Suivant les uns, a écrit M. Parisot, le feu était le principe des êtres ; suivant les autres, à l’eau appartenait la puissance, la supériorité et surtout la priorité. »
« Aux Indes, en Égypte, et généralement dans tous les pays que baignent des mers ou qu’arrosent de larges et majestueux cours d’eau, la matière primordiale a été censée l’humide, Maïa-Ganga, Boutho-Athor. »
La célèbre déesse égyptienne représente essentiellement l’eau créatrice, l’humidité fécondante. Selon les Égyptiens, le ciel même est un océan d’azur, sur lequel voguent les dieux dans de légères nacelles.
Si, d’après l’Edda et parmi les Scandinaves, peuples maritimes par excellence, la vaste fournaise de Surtur (Sourtour), le génie du feu, existe avant le monde, du moins la création du premier homme et de la première femme, Aske et Embla, est une légende de la mer, puisque Odin les forma de deux morceaux de bois qui flottaient sur l’Océan.
Du reste, une autre tradition des mêmes peuples veut que l’univers n’ait été d’abord qu’un fleuve immense, qu’un Océan glacé. La vache Andoumbla l***e ces masses congelées. Leur fonte donne naissance au géant limer, que tueront Odin, Vilé et Vé, fils de Bore, pour former la terre avec son cadavre. Horrible fable qui contredit la précédente.
En résumé, si le feu est parfois considéré comme principe générateur, il est plus souvent encore le destructeur universel. Quant à l’eau, le principe humide, la mer, l’Océan, l’ensemble des fluides, puissance génératrice non moins primordiale, elle apparaît en général sous un aspect bienfaisant.
À plusieurs époques, et chaque fois durant des siècles, les régions situées au-delà des mers ont passé, ou pour des terres fortunées, sortes de paradis terrestres, ou pour des contrées peuplées de monstres effroyables : la tératologie de la mer est d’une épouvantable fécondité.
À l’origine de chaque civilisation nouvelle, des fables analogues se reproduisent. Après les systèmes d’Homère et d’Hésiode, après l’Atlantide de Platon, les îles éternelles de Ptolémée, les traditions des Phéniciens, des Grecs et des Carthaginois, viennent les Arabes, le Moyen Âge, la renaissance ; et toujours des mondes imaginaires sont rêvés, des contrées chimériques sont décrites. Des archipels immenses existeront dans la mer ténébreuse, ils auront pour habitants les êtres les plus horribles. Les îles du Bonheur, la Terre promise des Saints qu’environne une éternelle clarté, seront situées au-delà d’une zone d’épais brouillards, barrière infranchissable pour les navigateurs.
Les découvertes modernes dissipent en vain les erreurs anciennes, d’autres erreurs leur succèdent : l’Eldorado est dans les Guyanes, la fontaine de Jouvence dans la Floride. On voit les systèmes géographiques produire des fanatiques qui, comme les Cortéréal, périssent à la recherche de passages, de mers ou de continents nouveaux. Le tour du monde a beau être accompli, il faut des fables à l’esprit humain, et toujours elles s’accréditent avec une facilité merveilleuse. L’enthousiasme du moindre navigateur enfante aisément des séjours de délices qui, comme l’île de Tinian, enflamment l’imagination des aventuriers, en dépit du vieux proverbe : « À beau mentir qui vient de loin. »
À côté de ces illusions et de ces chimères, plus ou moins justifiées, naissent les fictions engendrées par l’humeur poétique des gens de mer, les unes grossières comme le diamant brut et qu’il suffirait de polir, les autres toutes pleines par elles-mêmes de charme et de fraîcheur.
Le gaillard d’avant a ses contes fantastiques et ses superstitions, le gaillard d’arrière ses traditions et ses poèmes héroïques.
Le littoral a ses légendes, pieuses croyances locales, dignes de respect et parfois d’admiration. On les doit à de laborieuses et vaillantes populations qui, toujours en lutte avec la mer, qu’elles aiment comme leur nourrice, sont profondément pénétrées des vérités de la religion, de la grandeur et de la miséricorde divine.
Voyez-vous sur cette pointe battue des flots une pauvre petite chapelle dont le clocher sert d’amer aux pilotes du quartier ? Là le marin, après d’affreux dangers, se rend encore pieds nus pour accomplir ses vœux faits en mer ; là aussi viennent prier pour les absents les mères et les femmes des matelots. Des modèles de barques sont appendus à la voûte sainte ; des images de tempêtes ébauchées par un pinceau naïf tapissent les murailles ; une roue de gouvernail, une boussole, une ancre même parfois y sont consacrées à Notre-Dame de Bon-Secours, de la Garde ou de Recouvrance, à celle que l’Église salue du nom d’Étoile de la mer.
Il est entre l’île de Sein et le continent un passage dangereux qui porte le nom générique de raz :
– Mon Dieu, protégez-moi ! s’écrie en se signant le marin breton avant de s’y engager :
Ma barque est si petite et la mer est si grande !
a traduit avec une extrême fidélité Brizeux ciselant dans le granit armoricain la prière armoricaine.
La pensée de Dieu, infini dans le temps comme dans l’espace, s’unit plus aisément, surtout parmi les hommes simples, à tout ce qui est vaste, à tout ce qui semble infini, à ce ciel sans bornes dont les astres guident le navigateur, à cet Océan dont la profondeur ne peut être sondée, à cette mer immense et toujours majestueuse, qu’elle soit le miroir des nuées ou la tombe des vaisseaux.
Ainsi la foi la plus vive et les sentiments les plus poétiques, l’ignorance superstitieuse et les terreurs populaires, les fantaisies du navigateur désœuvré comme les élans pieux du marin en péril, ont coopéré dans des proportions diverses à produire la légende de la mer, légende complexe à laquelle se rattachent par des liens indissolubles une foule de traditions souvent historiques, parfois douteuses, toujours d’un grand intérêt.
Les unes ont une origine mystérieuse, les autres sont d’un caractère large et puissant. Celles-ci sont remarquables par les faits qu’elles relatent, celles-là par leur étrangeté, d’autres par leur sens religieux et moral ; toutes dérivent nécessairement des phénomènes qui métamorphosent sans cesse leur grandiose théâtre, la mer.