III - Confidences d’un chapeau de satin rose

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III Confidences d’un chapeau de satin roseParmi les préjugés que la sottise humaine a marqués de son coin impérissable et que les générations se transmettent l’une à l’autre avec un respect scrupuleux, il en est un que nous n’aurions jamais osé combattre si les confidences que nous allons transcrire ne nous avaient été faites par le chapeau de satin rose, joyeux compagnon de la robe de mousseline et de l’habit brodé dont nous avons déjà raconté la douloureuse odyssée. Ce préjugé consiste à croire que tout ce qui se rattache à la toilette des femmes est futile et indigne d’une sérieuse attention. Erreur funeste, qui a causé la chute d’une multitude d’empires, et qui, de tout temps, a fourvoyé la politique en dehors de ses voies normales ! Nous approfondirons cette grave question en traçant prochainement le tableau des vicissitudes d’un corset de duchesse. Pour le moment, qu’il nous soit permis de poser cet aphorisme : nul n’est homme d’État, philosophe, moraliste, historien ou poète, s’il ne possède à fond le secret de la toilette féminine et ses rapports avec les grands évènements historiques. Le chapeau de satin de la rue Joquelet et le corset de la duchesse me l’ont victorieusement prouvé. Après avoir secoué la poussière qui ternissait ses tendres couleurs, le vieux chapeau prit son attitude la plus coquette et la plus provocante, puis il me parla à peu près en ces termes : Je ne sais, monsieur, quelle destinée le ciel me réserve et ce que je deviendrai en sortant de ce pandémonium où je végète depuis bien des années, mais j’ai traversé déjà tant d’existences, ma mémoire remonte si loin à travers les siècles que je ne crois plus à la mort. Que de fois déjà je me suis endormi dans la nuit du tombeau, croyant que ma vie était éteinte sans retour ! et la mort m’a sans cesse préparé à une transformation nouvelle. Mes ancêtres furent de simples chenilles, des vers à soie laborieux et modestes, vivant paisiblement au fond d’un grand bois peu distant de la ville de Pékin. Ils faisaient de la soie en amateurs et sans se douter de la richesse qu’ils produisaient. Il y a de cela 4453 ans. Un jour, un mandarin de première classe, ayant eu maille à partir avec la mandarine son épouse, vint se promener dans la forêt qu’habitaient mes aïeux. Il remarqua aux branches d’un arbre séculaire quelques cocons ; il les prit, admira le fil soyeux dont ils étaient composés. L’idée lui vint qu’on pouvait peut-être préparer et tisser ces fils si légers, si souples et si brillants, en fabriquer une étoffe merveilleuse pour Mme la mandarine, qui ne résisterait pas à cette galanterie. De ce jour, l’industrie de la soie fut créée. Le désir de plaire à une Chinoise venait de doter le monde d’une inépuisable source de richesses. L’empereur de la Chine, informé de ce fait, ordonna des fêtes publiques en commémoration de ce grand évènement, et il voulut que le mûrier reçût le nom glorieux d’arbre d’or. Les journaux de ce temps-là répandirent bientôt la grande nouvelle au-delà des limites du Céleste-Empire. Toutes les femmes de l’Asie s’en émurent. L’épouse favorite du shah de Perse déclara à son auguste époux qu’elle le considérerait comme indigne de ses faveurs s’il ne marchait à la conquête de la soie. On leva des armées formidables, des ministres plénipotentiaires se croisèrent dans tous les sens, la diplomatie fit merveille, et bientôt l’Inde, la Perse, l’Asie entière ne furent plus qu’une vaste magnanerie. Les Phéniciens, qui étaient des négociants fort habiles, organisèrent des caravanes pour faire le commerce des soies et des soieries, mais le monde occidental était tellement barbare encore, qu’il se contentait d’admirer et de payer fort cher les produits de l’Inde, de la Perse et de la Chine, sans se demander s’il pouvait lui-même produire et fabriquer ces tissus pour lesquels les dames romaines commirent bien des fautes, hélas ! Enfin, l’empereur Justinien n’y tint pas. Humilié par les reproches que lui adressa la femme d’un consul pour laquelle il avait quelques attentions, il se décida à envoyer dans l’Inde deux Grecs employés de la préfecture de police, qui parvinrent à se procurer des œufs de vers à soie, qui corrompirent le contremaître d’une des premières usines du pays, et apprirent de lui l’art d’élever les vers, d’employer leurs produits, etc. De retour à Constantinople, l’empereur leur donna de l’avancement, et, peu d’années après, grâce aux encouragements de l’État, des manufactures s’élevèrent à Constantinople, à Thèbes, à Corinthe, en Italie. Les belles étoffes de soie valaient dans ce temps-là cinq à six cents francs le mètre ; aussi les femmes ne portaient-elles pas, comme aujourd’hui, six rangées de volants à leurs robes. – Faites-moi grâce de ces détails historiques, dis-je au chapeau de satin. Un de mes amis m’a raconté à ce sujet des choses très édifiantes, et je ne… – Mais votre ami n’a pas été ver à soie, je suppose, me dit le chapeau en m’interrompant d’un petit ton sec et pincé. Savez-vous bien, monsieur, que par mes ancêtres maternels j’appartiens à la race indépendante… Là ! j’en étais sûr ! vous ouvrez de grands yeux. Vous ignorez donc qu’une grande scission éclata parmi les vers à soie, à la suite de la célèbre découverte du mandarin dont je vous parlais tout à l’heure. Deux partis se formèrent, l’un qui accepta le joug de l’étranger et consentit à filer pour la civilisation ; l’autre qui protesta énergiquement et voulut conserver son indépendance. En vain les chenilles indépendantes furent transportées à la ville, en vain leur prodigua-t-on la nourriture la plus appétissante, les plus tendres feuilles de mûrier, toutes les séductions échouèrent contre ces caractères fortement trempés. Ce fut dans une de ces luttes désespérées que mon aïeul maternel prononça ces mémorables paroles ; « Le ver à soie meurt, mais il ne se rend pas ! » Aujourd’hui encore, après quarante siècles, la tribu indépendante vit et se perpétue sur des branches de cyprès, de térébinthe, de frêne ou de chêne, et il a été impossible de l’assouplir à l’éducation domestique. Si vous ne saviez pas cela, monsieur, si vous ignoriez l’existence de ce levain anarchique dans les tissus de soie de toute nature, comment parviendriez-vous à vous rendre compte de certains aspects du caractère féminin ? Le jour où toutes les femmes porteront des robes de soie, l’heure de l’émancipation aura sonné pour elles. C’est ce que prévoyait ma belle maîtresse, la comtesse du Cayla, lorsque sous les ombrages de son château de Saint-Ouen, elle dit un jour à Louis XVIII, pour lequel elle daignait avoir quelques bontés : « Sire ! les encouragements que vous donnez à l’industrie lyonnaise sont plus révolutionnaires que votre charte. » Le roi aspira une prise de tabac et ne répondit pas. Je naquis près de Grenoble. Ma mère appartenait à la plus illustre famille des vers à soie, à la noble race des Bombix. Devenue papillon, elle me déposa en compagnie de 400 à 500 graines, mes sœurs, sur un linge disposé tout exprès pour nous recevoir. Quand le temps fut venu de nous faire éclore, on trempa ce linge dans l’eau, on nous détacha délicatement avec un racloir, puis nous fûmes jetés pêle-mêle dans un bassin. Les œufs qui n’avaient pas été fécondés, ne se doutant pas du piège qu’on leur tendait, surnagèrent, et on se débarrassa d’eux. Quant à moi, on me lava dans un mélange d’eau et de vin pour fortifier mes organes rudimentaires, on me plaça ensuite dans une salle parfaitement chauffée, qui facilita mon éclosion. Jugez de ma petitesse, monsieur, nous étions là environ 55 000, et à nous tous nous pesions à peine une once. Autrefois, avant que l’industrie eût réalisé tous ces progrès qui nous ont été si funestes, le ver à soie vivait environ 60 jours. Mais on a trouvé que c’était trop. Un de vos savants, que Dieu lui pardonne ! fit le raisonnement suivant : Si j’élève la température dans laquelle vit le ver à soie, et si je le séduis par l’attrait d’une nourriture saine et abondante, il sera enchanté, il mangera avec plus d’appétit, et vivant plus vite, il mourra plus tôt. Le raisonnement était juste. On me prit par la gourmandise, par la chaleur, par le bien-être, si bien qu’après 24 jours, n’en pouvant plus et désireux de faire en paix ma digestion, j’escaladai lentement une branche de bruyère, et me faisant avec la soie que je portais dans mon estomac un lit soyeux, je m’endormis du sommeil du juste. Le réveil fut terrible. J’avais rêvé les joies de la maternité ; au-delà de la mort apparente dans laquelle j’étais plongé, je me voyais déjà papillon, revêtu d’ailes brillantes, caressant les fleurs, souriant au soleil, quand tout à coup on s’empara de moi pour me tuer. Ce fut horrible, monsieur ! on me plaça au-dessus d’une chaudière bouillante et on m’étouffa à la vapeur, sous le prétexte que si on m’avait laissé librement sortir de mon cocon, j’aurais rongé et coupé, pour recouvrer ma liberté, tous les brins de la soie, qu’il eût été par conséquent impossible de filer. Étouffer de pauvres papillons pour si peu, comprenez-vous cela ? et dire que celui qui a découvert cette façon de nous tuer à la vapeur a été proclamé un grand homme ! Après cette opération cruelle, la coque qui m’avait servi à la fois de lit de repos et de prison, et qui maintenant me servait de tombeau, fut plongée dans une bassine chauffée à 70 degrés. Un brin de ma soie s’accrocha naïvement, dans ce naufrage, à une branche de bouleau qu’une ouvrière lui présentait traîtreusement, et à l’aide d’un tour inventé par votre célèbre mécanicien Vaucanson, perfectionné depuis par des industriels lyonnais dont les noms m’échappent, ma soie fut mise en bobine à l’état de fil simple et primitif. Puis vint le moulinage, opération qui consista à me tordre et à me réunir à d’autres brins mes compagnons d’infortune. En sortant de cette opération, l’industrie me baptisa d’un nouveau nom, j’étais de l’organsin ; pardonnez-moi ce mot technique, c’est le seul que j’emploierai, car la pédanterie n’est pas mon fort. Et cependant comment vous raconter, sans recourir aux mots de la langue industrielle, les mille vicissitudes de ma vie depuis le jour où je fus moulinée jusqu’à celui où, par les efforts du génie, je devins la magnifique pièce de satin rose qui servit à faire une robe et un chapeau à la belle comtesse dont je vous ai parlé déjà ? « Les teinturiers me prirent, et, par les procédés les plus ingénieux, ils me donnèrent cette adorable nuance qui sera éternellement le symbole et le privilège de la jeunesse et de la beauté. Un pauvre canut de Lyon me transporta dans sa chambre, où était dressé son métier, près du lit où sa femme était malade, près du berceau de son enfant. Il me tissa avec une adresse, une patience admirables. Un jour pendant qu’il lançait sa navette en chantant un refrain mélancolique, un homme entra chez lui ; cet homme avait une physionomie fine et intelligente ; il portait à la boutonnière un ruban ronge ; il observa en connaisseur mon tissu, il en loua la finesse et la régularité. “Courage, mon ami, dit-il au canut, tu fais chaque jour de nouveaux progrès. – Tu sais bien, reprit l’ouvrier, que si je vaux quelque chose, c’est à toi que je le dois”. Leur conversation continua ainsi ; l’homme décoré s’approcha du lit de la malade, du berceau de l’enfant ; il porta la joie dans le cœur de ces braves gens. Quand il fut sorti, le canut s’écria : “Quel brave homme que ce Jacquart !” Lorsque j’eus subi tous les apprêts nécessaires, je fus livré au commerce, acheté, vendu, revendu, jusqu’au moment où la couturière et la modiste s’emparèrent de moi pour parer la jeune femme que vous savez, cette belle Octavie qui a inspiré à votre Béranger un de ses plus beaux chants. Une fois transformé en chapeau, après tant de transformations successives, j’eus une existence brillante ; la plus orgueilleuse aristocratie se courba devant moi, je fus le dépositaire de tous les secrets d’État, le confident de toutes les intrigues de la cour. J’assistai à tous les mystères de la toilette de ma rayonnante maîtresse, qui n’eut rien de caché pour moi, et c’est là que j’appris l’influence souveraine des femmes en matière politique. Un ruban de plus ou de moins, une dentelle placée à droite ou à gauche, un pied finement chaussé plus ou moins découvert par l’indiscrétion d’une robe, changent la face des empires. Moi, qui sais tout cela, je ris beaucoup, ici, dans mon coin, des hommes graves qui croient à la futilité des femmes et qui traitent légèrement les questions de toilette. Songez à ceci, monsieur : je n’ai connu que deux hommes d’État vraiment dignes de ce nom, et ces hommes d’État étaient deux femmes. Riez maintenant, si vous voulez, mais rappelez-vous toujours ce que vous a dit le vieux chapeau de salin de la rue Joquelet. » Je m’éloignais en riant, lorsque le chapeau me rappela : Je parie, me dit-il, que vous ne savez pas quels progrès a faits en France l’industrie de la soie, depuis l’époque où Henri IV, secondé par Olivier de Serres, voulait affranchir l’industrie française des 100 millions d’impôt qu’elle payait chaque année à l’étranger pour l’achat des étoffes de soie, et où ce roi, le seul dont le peuple ait gardé la mémoire, comme l’a dit un de vos poètes, faisait planter 15 000 mûriers dans le jardin des Tuileries ? La France possède aujourd’hui 20 millions de mûriers et produit un million de kilogrammes de soie filée, ce qui est loin de suffire à ses 100 000 métiers, qui en consomment chaque année près de trois millions de kilogrammes. Grand merci ! – répondis-je d’assez mauvaise humeur. J’étais humilié de voir ce vieux chapeau de satin beaucoup plus fort que moi en économie politique, et il y avait bien de quoi.
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