II
Mémoires d’un habit brodéCe vieil habit avait un aspect étrange ; il était aussi grave et aussi guindé que lorsqu’il recouvrait les épaules d’un fonctionnaire public. Un œil exercé eût pu reconnaître dans les diverses tensions que le drap avait subies, aussi bien que dans les reprises des broderies, toutes les vicissitudes de cette existence tourmentée. Après avoir jeté un regard de dédain sur la robe de mousseline et s’être convenablement rengorgé dans son collet chargé de broderies d’argent, l’habit recueillit ses souvenirs, et, d’un ton rogue et pédant, il me parla ainsi :
« Monsieur, je n’imiterai pas cette vieille folle,– et du bout de la manche il désignait la robe de mousseline, – qui ne vous a guère parlé que de ses amours, je sais que vous autres, écrivains, vous êtes friands de scandale, mais je ne seconderai pas ce funeste penchant. »
Il me semblait entendre Henri Monnier dans M. Prudhomme ; je fis un geste d’assentiment, et mon grave interlocuteur reprit d’un ton sentencieux :
C’était en 1757 ; M. le président de Latour-d’Aigues, qui possédait en Provence de vastes domaines, voulut faire pour notre pays ce que Varon avait fait pour l’Espagne.
Il se procura à grands frais un bélier d’Afrique, dans le but d’opérer des croisements avec les races ovines de nos provinces méridionales. Ce bélier fut un de mes aïeux ; il fit merveille d’abord, et alluma des passions incendiaires dans le cœur des brebis provençales. Mais la transition de climat n’avait pas été assez habilement ménagée, et les produits de ce premier croisement ne répondirent pas à l’attente de M. de Latour-d’Aigues, qui se proposait de doter la France des laines soyeuses connues sous le nom de laines mérinos.
Le président fit alors acheter des béliers en Espagne ; ces fiers animaux, que je m’honore de compter parmi mes ancêtres, perfectionnèrent en effet la race ovine, et ces perfectionnements attirèrent l’attention publique, si bien qu’en 1776, S.M. le roi Louis XVI – (ici, par un reste d’habitude, mon interlocuteur s’inclina profondément) – obtint de son frère le roi d’Espagne la faculté d’exporter deux cents brebis et béliers de race pure de Léon et de Ségovie.
S.M. confia ce troupeau au célèbre naturaliste Daubenton, qui, depuis dix ans, s’occupait aussi avec ardeur de l’amélioration de nos races indigènes. Les bêtes espagnoles, bien que Louis XIV eût dit depuis longtemps qu’il n’y avait plus de Pyrénées, curent quelque peine à s’acclimater parmi nous ; elles donnèrent le jour à des fils dégénérés. En 1786, l’Espagne, par un traité spécial, nous céda de nouveau 367 béliers et brebis de ses plus belles races, et ce fut avec ce noyau que nous formâmes notre célèbre bergerie de Rambouillet. Plus tard, en 1799, la France stipula, dans le traité de Bâle, que le gouvernement espagnol lui céderait 5 500 bêtes à laines choisies dans ses plus magnifiques troupeaux de la Castille. On distribua quelques couples à des propriétaires intelligents qui, de concert avec l’administration, poursuivirent la régénération de nos races ; et bientôt notre pays fut doté d’une grande et puissante industrie.
Ces détails ne paraissent pas vous amuser, monsieur, dit l’habit brodé en s’interrompant tout à coup, et vous venez d’étouffer à grand-peine un bâillement que je ne me permettrai pas de qualifier. Ah ! je vous reconnais bien là ! Vous êtes un de ces idéologues pour lesquels l’empereur, mon auguste maître, professait un juste et souverain mépris. Mais pouvais-je passer sous silence ces efforts persévérants sans lesquels votre paletot aurait encore une origine étrangère ?
Je naquis avec le siècle, à la suite de la mémorable importation de 1799, d’un bélier espagnol et d’une jeune brebis berrichonne, qui elle-même descendait du bélier d’Afrique introduit en France par M. de Latour-d’Aigues pendant l’année 1757.
Mon père était un bel animal vigoureusement constitué, portant fièrement ses cornes, doué d’une riche toison digne de tenter le courage de nouveaux Argonautes.
Ma mère était modeste autant que belle, et d’une inépuisable fécondité.
J’étais à cette époque un petit agneau d’une blancheur immaculée. Je bondissais avec toute l’insouciance de mon âge dans les belles plaines du Berry, que votre George Sand a chantées ; je remplissais l’air de mes bêlements plaintifs, et comme j’avais sucé avec le lait maternel les principes de soumission à l’autorité, principes que je n’ai cessé de pratiquer pendant le cours de ma longue carrière, j’étais renommé de bonne heure pour mon obéissance à la vois du berger et à la dent de son chien, un terrible chien que mon père lui-même redoutait !
Je grandis ainsi, broutant l’herbe fraîche, adoré des jeunes filles qui me caressaient de la main. Ces innocentes joies furent de courte durée ; le maître du troupeau décida que je mourrais sans postérité. Hélas ! monsieur, faut-il le dire ? je devins un simple mouton, mais je conservai au fond de mon cœur un profond respect pour le principe d’autorité. Mon maître aurait voulu pour tout au monde pouvoir revenir sur sa décision lorsqu’il apprit que Napoléon avait dit en plein conseil d’État : « L’Espagne a 25 millions de mérinos, je veux que la France en ait 100 millions ! » Mais il n’était plus temps ; le mal était irréparable, j’étais mouton !
Je dis alors un éternel adieu à tous les rêves, à toutes les illusions de ma jeunesse, à l’espoir, que j’avais secrètement caressé, de me faire une famille. On me tondit, et de très près ! Ma laine était magnifique. Savez-vous seulement, monsieur, vous qui avez la prétention de tout enseigner, savez-vous ce que c’est que la laine ? savez-vous par quelles épreuves j’ai passé avant d’arriver aux honneurs ?
Quand ma toison fut coupée et qu’elle eut subi un premier lavage destiné à la débarrasser de la matière huileuse qui m’enveloppait, des savants, des marchands, des industriels, des hommes spéciaux s’emparèrent de moi et me discutèrent. J’appris là que chaque brin de laine est apprécié suivant sa finesse, sa souplesse, sa longueur, son élasticité et sa douceur, qualités que, Dieu merci ! je possédais au plus haut degré et que je tenais de mon père et de mon ancêtre maternel. Ma vie entière était dans ma toison : aussi, quand un boucher m’égorgea, moi pauvre mouton, et me vendit sous forme de gigot et de côtelette aux bourgeois de la ville voisine, je fus peu sensible à ce malheur. Que m’importait de mourir comme mouton, puisque je vivais comme laine et que bientôt j’allais revivre comme drap ! Mais n’anticipons pas sur les évènements ! ajouta gravement l’habit brodé en étouffant un soupir.
Vous savez peut-être, monsieur, que la généralité des laines se divise en trois grandes classes : les laines communes, les métis et les mérinos. J’appartenais, par ma naissance, à la plus noble de ces classes ; mais malheureusement ma mère, la brebis berrichonne, n’ayant pu réunir ses quartiers de noblesse, je fus rejeté parmi les laines métis. Ce fut pour moi une douloureuse humiliation.
On m’expédia à Paris ; là je fus transporté de magasin en magasin, examiné par des marchands, colporté par des courtiers. Bref, un des premiers industriels de Sedan m’acheta et me soumit aux plus pénibles opérations. Je fus d’abord placé dans une chaudière chauffée à 40 degrés Réaumur, mis en contact avec de la potasse, et ce fut ainsi que mon dessuintage s’opéra. Puis, à l’aide de savantes préparations que j’énumérerais si vous ne me paraissiez pas avoir en horreur les explications scientifiques, je fus dégraissé à fond.
Ainsi dégraissé, on me carda. Maintenant vos industriels cardent à la mécanique ; mais, de mon temps, le cardage se faisait à la main. Cette opération a pour objet de mêler entre eux les brins de la laine, de manière à les rendre plus faciles à feutrer ou à fouler. On procéda ensuite au peignage, travail difficile qui a lieu dans des ateliers chauffés à une haute température toujours égale, afin d’augmenter la souplesse et la ductilité des filaments. Le peignage a pour but de rendre le fil de laine uni et formé de brins aussi parallèles que possible.
– Mon cher habit brodé, dis-je en l’interrompant d’un ton familier, si nous passions au déluge !
Cette interruption fit sourire la robe de mousseline et le chapeau de satin.
Monsieur, répliqua l’habit brodé avec amertume, vous ne serez jamais qu’un folliculaire ignorant. Ah ! vous croyez peut-être que le drap de vos vêtements pousse comme le champignon ! Sachez, monsieur, qu’il a fallu, pour faire une aune de drap, plus de génie, plus d’efforts, plus de science qu’on n’en a dépensés, depuis que le monde existe, pour gouverner des États et conquérir des royaumes ! Je ne vous ai encore parlé que de la tonte, du peignage, du lavage, du cardage, et vous vous impatientez ! Mais songez donc que nous ne sommes pas même encore à la filature, opération prodigieuse pour laquelle la France est aujourd’hui sans rivale, et qui représente des siècles de travail accumulé ! Savez-vous que la perfection des machines est telle aujourd’hui que la laine se file aussi fin que le coton, et que quand j’ai été filé, moi qui vous parle, cinquante mille mètres de mon fil pesaient à peine un demi-kilogramme ? Allez dans les ateliers de vos grands industriels, dans la maison Griolet, dans la maison Paturle, et vous trouverez des laines filées à un tel degré de ténuité qu’il faut 80 000 et jusqu’à 90 000 mètres de fil pour faire un demi-kilogramme. Les filateurs anglais et saxons ne font pas de pareils tours de force, si habiles qu’ils soient. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que la France, qui possédait en 1789 dix millions et demi de bêtes à laine donnant environ par toison un kilogramme de laine lavée, en compte aujourd’hui 40 millions, divisées en diverses espèces, et produisant en matière fabriquée pour une valeur de 650 millions de francs environ. Et vous croyez que ce n’est rien, cela ! Et vous ne vouliez pas que je me permisse un haussement d’épaules quand j’entendais cette vieille coquette, pendue à mes côtés, parler de ses mérites !
– Monsieur le préfet ! dit la robe de Mme Tallien avec une dignité superbe.
Cette simple apostrophe suffit pour rappeler à l’habit brodé qu’il était chevalier français, et s’inclinant avec une galanterie surannée, il baisa respectueusement le bout de la manche de sa voisine.
Monsieur, reprit-il avec une tristesse qui me toucha, je vois bien que je n’ai pas le don de vous plaire, aussi vais-je aller droit au but. Après une série innombrable d’opérations qui nécessitèrent le concours de milliers d’intelligences et de bras, l’activité des capitaux et du crédit, les efforts de toutes les sciences, après la teinture, le foulage, le lavage, la tonte, l’apprêt, etc., je devins drap, et le plus beau drap que la France eût encore produit. M. de N…, qui venait d’être nommé préfet des Alpes-Maritimes par S.M. l’empereur et roi, me fit l’honneur de m’acheter. Je fus brodé d’argent sur toutes les coutures, et la première fois que je me présentai à la cour, ce fut pour y prêter serment de fidélité. Je jurai avec enthousiasme. Jugez de ma joie, j’étais préfet ! Je partis pour Nice, chef-lieu de mon département, où Mme la préfète vint me rejoindre plus tard accompagnée par un de ses cousins, jeune et brillant chef d’escadron de la garde. Là nous donnâmes des fêtes, des bals splendides dont le cousin était l’ordonnateur en chef. Mon aïeul, le bélier d’Afrique, devait être fier de moi !
La Restauration arriva ; un pair de France, qui portait un très vif intérêt à ma femme et à moi, me fit donner une autre préfecture. J’en fus quitte pour faire modifier le dessin de mes broderies, changer mes boutons. Je prêtai serment à l’auguste monarque, à Louis XVIII le Désiré ; le cousin de ma femme fut nommé général commandant mon département, et nous vécûmes heureux jusqu’à la révolution de 1830. Au moment où M. de N… mon propriétaire, allait prêter serment de fidélité à Louis-Philippe, il fut frappé d’une attaque d’apoplexie, et sa veuve, l’ingrate ! méconnaissant mes services, me vendit sans pitié à un marchand de bric-à-brac, un vil brocanteur, lequel me céda au directeur d’un théâtre de province. J’ai figuré, depuis lors, dans toutes les pièces du Cirque, et enfin me voici suspendu à ce crochet, attendant la fin de ma triste destinée, vivant de mes souvenirs passés, de ma gloire éteinte sans retour.
« Si vous racontez mon histoire, monsieur, tâchez d’inspirer à quelque jeune sous-préfet l’idée de me faire rentrer dans la vie active. Regardez ! je suis très portable encore ; à part le dos, que l’habitude des courbettes a légèrement fatigué, mon drap est bon, et avec quelques broderies de circonstance, je pourrais prêter encore un nouveau serment. »
« Ce vieil habit est ignoble ! » dit d’un ton léger le chapeau de satin, dont je vais vous raconter aussi l’histoire édifiante.