VIILe Ras Makonnen apercevait dans ces Éthiopiens archaïques les directs ancêtres de la Reine de Saba. Il les logeait dans la région du lac Tzana. Avec ses compatriotes il les désignait sous le nom de « Kemant » pour lequel il acceptait cette traduction : les « aïeux ».
J’avais profité d’un séjour qu’il fit à Addis-Ababâ en 1904 pour l’interroger sur les origines de son peuple. Seul peut-être parmi les siens il pouvait raisonner d’un tel problème du double point de vue éthiopien et européen.
– Ces « Kemant », me dit-il, sont les descendants de ces Fils de Jacob qui, pendant leur séjour en Égypte, étaient tombés dans le culte des faux dieux. Après le départ de Moïse ces idolâtres crurent qu’en raison de leur apostasie, ils pourraient se maintenir dans le Delta. Mais, en quittant la « Maison de l’Esclavage », les Israélites avaient surexcité la haine populaire. On leur attribuait les maux, – les « plaies », – dont bêtes et gens étaient ravagés. De leurs péchés, vrais ou imaginaires, on rendit responsables les frères rénégats qu’ils avaient laissés derrière eux. On s’acharna sur ces étrangers avec la volonté de les détruire. Eux s’enfuirent, non pas du côté de la Mer Rouge qui, sans doute, ne se serait point rouverte pour leur livrer passage, mais vers la Haute Égypte. Ils remontèrent le Nil. À la bifurcation des deux cours d’eau ils suivirent le Fleuve Bleu. Ainsi ils arrivèrent jusqu’à sa source éthiopienne, au lac Tsana. C’est là qu’ils habitent encore. Ils se marient entre eux. Ils n’ont pas fini d’adorer Osiris et Isis.
Lors de mon voyage au Ouallaga, j’avais eu l’occasion de toucher du doigt la rigueur avec laquelle, depuis sa conquête récente, l’Éthiopie traite le paganisme des Gallas. Je ne pus m’empêcher d’exprimer au Ras mon étonnement que, si près de son trône, Ménélik tolérât chez des sujets peu nombreux, certainement inoffensifs, une idolâtrie si caractérisée.
Le Ras me répondit avec une nuance d’hésitation :
– Nous touchons ici à la tradition même de nos origines. Dans ces « Kemant » qui montèrent d’Égypte pour échapper à un m******e, l’Empereur lui-même ménage, sans trop se l’avouer, nos directs aïeux. C’est par eux que nous descendons des Enfants de Jacob ; par eux que fut constitué sur cette montagne un royaume qu’ils organisèrent d’après les traditions religieuses et d’après les symboles qu’ils avaient rapportés d’Égypte. Enivrés de la beauté de la terre qu’ils venaient de découvrir, ils s’attachèrent d’un amour jaloux au principe femelle de la Vie. En lui, comme les Égyptiens, ils aperçurent la source de toute fécondité. Ils voulurent être gouvernés par les Reines-Vierges qui, pour eux, reflétaient sur le trône, l’image de l’Isis. Successivement ils placèrent auprès de ces reines des intendants mâles qu’ils appelaient les « Chefs des Commerçants ». Ces personnages avaient la haute main sur la gestion des affaires temporelles. Et quatre cents années passèrent ainsi au cours desquelles l’Éthiopie se fonda dans une grande paix et dans une grande prospérité. Nos aïeux n’oubliaient pourtant pas leurs origines jacobélites. Ils conservaient un vif désir de savoir ce qu’étaient devenus après le passage de la Mer Rouge ceux de leurs sangs qui avaient suivi Moïse en Asie. Leur curiosité se rencontra avec les intentions de Salomon. Ce grand politique voulait attirer dans l’orbite de son influence des peuples nombreux. Il avait fait publier aux limites de son monde qu’il paierait au double de leur prix les matériaux précieux qu’on lui livrerait pour la construction du Temple. Même avec la lenteur que les nouvelles mettaient alors à se propager, peu de mois suffirent pour que, par la Mer Rouge, l’Érythrée, le Tigré, une telle indication parvînt aux oreilles des nôtres. Ils avaient à fournir de l’or, du bois de cèdre, de l’ivoire. Surtout ils voulaient profiter de l’occasion pour renouer avec les parents perdus qu’ils se connaissaient du côté de l’Est. La Reine qui régnait alors sur le plateau d’Éthiopie se nommait Makeda. Bien entendu, comme le font encore aujourd’hui les Kemant, elle adorait Isis. Elle dépêcha vers Salomon le Chef de ses Commerçants. Celui-ci, au retour de son voyage, décrivit de façon si entraînante les miracles dont il avait eu le spectacle, que la Reine rêva de se rendre elle-même à Jérusalem. Elle accomplit le projet qui lui était si cher. Elle vit Salomon. Elle l’aima. Elle revint grosse de ses œuvres. Elle mit au monde un fils, l’aïeul de notre Ménélik, auquel elle donna le nom de Baina-Lekhem c’est-à-dire « Fils du Sage ». C’est là une histoire dont vous avez des notions. Je souhaite que l’occasion vous soit un jour donnée de la connaître en son entier, car elle est l’expression de la vérité, et de la vérité ne peut sortir que le bien.