IJ’ai eu l’occasion de peindre ailleurs les rapports que Ménélik a entretenus avec les Puissances européennes. Je voudrais noter ici les aspects de caractère, les gestes instinctifs et voulus par lesquels ce Négus s’est révélé comme le continuateur de la tradition, qui, à travers le cœur de Makeda, le rattachait au Temple.
Dans des contacts avec les publics européens, voire avec des chancelleries, j’ai eu l’occasion de constater que l’énumération des titres qui s’alignent au-dessous du sceau impérial d’Éthiopie et en tête des lettres officielles du Négus « Lion Vainqueur de Juda, Élu du Seigneur, Roi des Rois » provoquent, chez des gens insuffisamment renseignés, un imperceptible sourire. Ce serait commettre une faute de goût que de hausser délibérément les épaules parce que ces dignités ont eu leur développement à l’écart de nos souvenirs et de nos propres grandeurs.
La tradition éthiopienne conte que, vingt années après la visite qu’il avait reçue de la Reine Makeda, Salomon vit entrer dans Jérusalem, un jeune homme accompli. Cet adolescent reflétait, trait pour trait, les apparences de son propre visage. Et c’était ce Baina-Lekhem que la Souveraine d’Éthiopie avait conçu de ses œuvres.
Le jeune prince venait aviser son père que, par la grâce du Très Haut et par l’effet du zèle de Makeda, la doctrine du vrai Dieu s’était heureusement développée sur la montagne africaine. Afin d’interrompre les pratiques d’idolâtrie qui perpétuaient sur le trône d’Éthiopie les souvenirs égyptiaques de l’Isis, Makeda était résolue à clore avec son règne la lignée des Femmes-Reines. Elle avait décidé d’abdiquer elle-même entre les mains de son fils.
Mais il convenait que ce fondateur d’une dynastie nouvelle fût un oint du Seigneur. Baina-Lekhem venait donc demander à son père la bénédiction qui, dans le Temple, descend des mains du Grand Prêtre.
L’histoire éthiopienne veut que Salomon ne se soit point contenté d’exaucer un désir si pieux. Afin de lier plus étroitement la fortune de son fils avec les destinées d’Israël, il aurait résolu d’élever avec des pompes de trônes et des titres de rois douze représentants des douze tribus jacobélites au-dessus des provinces d’Éthiopie. Il aurait complété l’organisation qu’il créait en plaçant son propre fils, Baina-Lekhem, oint de Juda, au sommet de cette hiérarchie. Il l’aurait honoré du titre de Négus des Négus, c’est-à-dire de Roi des Rois.
Ainsi cette dénomination correspond en somme à celle de « comtes » et de « ducs », dans la hiérarchie d’un état féodal, dominé par un seigneur suzerain. L’équivalence est, dans l’occasion, si rigoureuse que la forme de commandement ici dépeinte a représenté pour l’établissement de l’unité éthiopienne les mêmes chances de progrès et de faiblesse que les luttes du Roi de l’Île-de-France contre ses ducs d’Aquitaine, de Bourgogne et de Normandie.
Lorsque, d’autre part, on passe à vol d’oiseau par-dessus les convulsions de l’histoire d’Éthiopie, on constate que les heures de sa paix, de sa prospérité, coïncident avec les phases où la tradition salomonesque s’est tenue en équilibre. Ce sont les périodes où la dynastie des suzerains, – en l’espèce les Rois de Choa, directs aïeux de Ménélik, – réussit à contenir et à dominer les puissants vassaux. Au contraire, l’anarchie, les invasions, les guerres civiles, suivent toutes les usurpations des ducs ou comtes, qualifiés « rois » qui, à l’aide de leurs sièges d’administrateurs de provinces, escaladent pour un temps le trône du Roi des Rois.