Le jardin d'Oktan« Le talent et l’intuition utilisent la même source, quand tu les découvres et les laisses s’exprimer, la vie prend tout son sens ».
Oktan n’était pas seul. Un jeune homme de dos, que je distinguais mal, conversait avec lui dans une gestuelle que je désapprouvai. « Le monde lui appartient ! » fut ma première pensée. Ce qui me dérangeait le plus, c’était qu’à ce moment précis, je cherchais celui auquel j’appartenais, c’était cette quête qui justifiait ma venue.
Le regard d’Oktan en ma direction fit retourner l’homme alerte. Mes pensées se turent en une salutation. Je m’inclinai, saluant tout d’abord Oktan, puis d’un air intentionnellement neutre, celui que je savais se prénommer Teso. Oktan m’invita à m’asseoir. Sans me laisser le temps de m’installer, comme investi d'une mission et emporté par sa parole, Teso reprit de plus belle sa gestuelle ample et saccadée : « Kenata a absolument besoin de vous ! Vous seul pouvez la sauver. Dame ne sait plus vers quel esprit se tourner, elle vous sera d’une grande reconnaissance ».
Pour faire aboutir cette demande, sa parole mêlait urgence et indignation.
Teso oubliait ainsi, que depuis longtemps Oktan n’avait plus besoin de reconnaissance…
Teso n’avait pas changé. Parti d’un caractère juste affiné, il connaissait à présent les bonnes manières et l’art de converser. Son attitude habillait son caractère insolent d’un air supérieur. Oktan faisait mine de ne pas relever tous ces détails.
Comme si lui-même pouvait comprendre et accéder à cet étage où ce que l'on dit relève de la plus haute importance et que seuls les initiés à cet art peuvent comprendre.
A cet instant, je me sentais bien loin de cet état. Les seules connaissances que j’avais développées durant les deux dernières années ne souffraient pas la comparaison face au spectacle qui se déroulait devant moi. Tout me semblait irréel. Oktan finit par se lever pour s’éloigner vers la pièce principale. Teso se tourna dans ma direction et fit mine de s’intéresser enfin à ma venue. Il me demanda d’un air affecté ce que je devenais. Évidemment, je ne sus que répondre.
Prenant un maigre petit air souriant, ma bouche troublée bredouilla : « toujours pareil ».
Il avança un peu son visage, comme s’il voulait aiguiser son verbe contre moi.
D'une confiance à peine dissimulée, son plaisir montait. Il percevait ma précarité et savourait cet instant en me questionnant davantage.
Mes réponses furent hasardeuses. Lisant entre mes mots, il dégustait ce moment. Teso plantait le doigt sur mon incertitude et se délectait de me récurer, jusqu’au déshonneur.
Ma colère montait: le regard troublé, je me revis porter le poing sur sa bouche quelques années auparavant.
Il en avait encore la marque : sa lèvre supérieure gardait la mémoire de cet instant douloureux.
Il lut dans mon regard. Comme saisi, son corps recula. Le retour d’Oktan mit un terme à notre conversation. Il faisait apporter des plats chauds.
Nous fîmes mutuellement mine d’être de bonne compagnie, et chacun reprit sa place d’invité, comme deux guépards enchaînés que le maître sépare.
L’exaltation des mets ravit mon estomac gonflé comme un ballon. Cet intérêt trivial n’échappa pas à Teso qui s’empressa de tenter un sourire d’entente auprès d’Oktan. Mais celui-ci ne réagit pas, pressé de voir finir notre attablée de fortune pour relancer notre sujet du jour : Dame Kenata.
Comme à son habitude, il ne mangea presque pas tandis que je m’assurais que rien ne fut perdu. Les plats vidés mirent fin à ma goinfrerie. Nous pûmes débarrasser notre repas.
Oktan nous invita alors à prendre place dans la pièce centrale. Mon estomac rassasié imposa à mon corps un balancement vers l’arrière. Mes deux coudes en maintien et porteurs de mon ventre, j’entamai ma digestion. Rien de corporel n’entravait plus le juste développement de ma pensée : j’étais prêt.
Teso, outré, me regardait bouche bée. Il tourna deux yeux ronds en direction d’Oktan qui y répondit par un large sourire. Puis Oktan nous proposa du thé d’une herbe du jardin. C’était celle dont je raffolais, pour l’avoir plantée. Au moment ou Teso le porta à sa bouche, je rappelai ce détail à Oktan, mais il passa outre en ravivant le sujet du jour.
– Depuis combien de temps dame Kenata est-elle souffrante ?
– Cela fait maintenant plusieurs mois. Au début, personne n’avait rien remarqué. Dame a toujours eu un caractère fort, propice à ses hautes responsabilités. Depuis le décès de son époux, elle gère la province.
Mais, au fil du temps, son moral s’est émoussé sous le poids de ses nouvelles responsabilités. Maintenant son mal-être s’est répandu à tout le personnel qui est très inquiet. Le moral du château est au plus bas et personne ne sait combien de temps cela pourra durer ni ce que chacun doit faire.
Dame Kenata est maintenant régulièrement anémiée, gérant ses affaires depuis son lit. Sa fille fait de son mieux pour la seconder, mais elle est encore jeune pour prendre en charge les domaines stratégiques et ne s’occupe que des affaires courantes.
– Qu’en est-il des provinces environnantes ?
– Dame Kenata possède des alliés de longue date sur les petites provinces du nord. Mais la grande province du sud, gouvernée depuis trois ans par un jeune seigneur semble maintenant prendre un essor considérable, du fait d’alliances militaires rivales. Nous craignons que Dame ne sombre dans une maladie dévorante et finisse par ne plus faire face à ses obligations. Les provinces du sud se réjouiraient et pourraient largement profiter de cette faiblesse, si cette information venait à être divulguée.
Oktan, secret, gardait un visage grave, adapté aux circonstances pour le moins délicates que lui rapportait le jeune homme.
Par sa venue, la servante interrompit le silence.
Elle annonça l’arrivée de la garde de ce dernier, ce qui précipita son départ. Après les salutations d’usage, Teso fit savoir qu’il reviendrait dans trois jours pour recevoir les conseils d’Oktan.
De mon coté, il m’était délicat de parler maintenant à Oktan et d’encombrer son esprit de mes ennuis personnels qui semblaient dénués d’intérêt, du fait qu’ils n’engageaient que ma propre personne et non l’avenir d’une province. Mais, je me rappelais aussi que c’est en chaque homme que sommeille et commence une destinée. Je restai là, planté à regarder au-dehors.
Teso, accompagné de sa garde, s’éloignait lentement. Laissant sur son passage un long sillon, une charrette tirée par deux chevaux les suivait. Il devait bientôt revenir…
J’étais impatient d’en savoir un peu plus. Tout d’abord, la solution qu’Oktan allait apporter au problème de dame Kenata puis la nature des liens de Teso avec cette province. Enfin, pourquoi, à chaque rencontre nous comportions-nous comme des enfants ?
Nous entretenions les petites querelles passées, comme si elles dataient d’hier, alors que nous avions maintenant dix-neuf ans. Chacun prenait à cœur de cultiver cette différence qui en réalité nous unissait. « Aujourd’hui, pensai-je, Teso a un avantage certain sur moi.
Il se dégage de lui une assise que je ne possède pas encore. Il sait où est sa place et entretient son histoire. »
Je décidai: « quand il reviendra, je lui parlerai pour mettre fin à nos enfantillages et nous libérer du passé».
Oktan mit un terme à mes pensées et me demanda mon avis sur tout ce qui venait de se dire. J’entamai ma réponse par une question.
– Depuis combien de temps le mari de dame Kenata est-il décédé?
– En fait, personne ne sait ce qu’il est devenu. Depuis trois ans, il a disparu dans les provinces du sud avec sa garde en pleine nuit, alors qu’il rentrait au château après de longues campagnes. La nouvelle a été difficilement acceptable pour dame Kenata. Jour après jour, elle a entretenu l’espoir que son mari revienne mais, malgré tout ce temps, et bien qu’elle ait pris beaucoup sur sa personne, elle n’a pu accomplir son deuil.
Ses affaires se compliquent et aujourd’hui, son corps lui demande de se reposer.
Malheureusement, prisonnière de sa propre attente, elle n’envisage plus l’avenir. C’est probablement la principale raison de son tourment.
– J’y vois maintenant plus clair. Dame Kenata et moi nous ressemblons un peu par notre nature singulière. Nous avons besoin de temps pour savoir et attendons. Pourtant, la vie, impatiente, est comme sourde à ce tourment et nous pousse vers l'avant. Dans l’incertitude, nous devons cependant prendre des décisions.
– Tu as préservé ton potentiel Nambu. L'heure n’était pas venue. Ta vision te porte maintenant dans une nouvelle direction. C’est ce qui fera que vous vous rencontrerez, car vous avez mutuellement beaucoup à vous apporter.
Par cette réponse sereine, mon existence prit subitement un tournant, un peu comme si une nouvelle source de vie cherchait à m’habiter.
Mon impatience voulait faire un pas pour emprunter ce chemin. Oktan précisa: « Le moment venu, Teso te facilitera l’ouverture, mais vous devez d’abord faire la paix en vous rappelant d’où vous venez. Vous êtes amis depuis l’enfance ».
Oktan souhaitait en finir avec ce sujet. Je le compris en voyant apparaître sur son visage un large sourire que je lui rendis aussitôt.
– Maître, je suis venu ici afin de te poser une question me concernant. La présence de Teso m’en a imposé une autre, mais tu as répondu à ces deux questions.
– Tu attends beaucoup de demain et je suis aussi ici pour t’être utile. A mon tour, j’aimerais te poser une petite question : t’intéresses– tu au talent ?
– Pour moi, le talent est l’expression de l’Homme qui manifeste sur terre ce qui réside du plus profond de lui.
-Bien. Dis-moi maintenant : ce talent s’accomplit-il au travers d’une action ou est-il une présence par nature ?
– Je pense qu’il est lié à l’inné et s’accomplit sans l’aide de la réflexion. Le talent ne s’apprend pas par le travail mais se découvre au moyen de celui-ci.
– Allons plus loin. Crois-tu que le talent soit entier en chacun et n’attende que son moment pour vivre au grand jour ?
– Oui. Le plus difficile est de libérer ce qui entrave son expression.
Le talent en soi se découvre lorsque l’on se voit accomplir quelque chose avec légèreté, un peu comme si on ne le faisait pas. Tout le reste, c’est du travail.
– Est-ce que tu penses que l’on a des talents non découverts en soi ?
– L’homme découvre sa nature véritable au moment où sa destinée se révèle.
Il apprend aussi la vie à travers les desseins qui s’expriment autour de lui. Lorsque son génie ne se manifeste pas, c’est qu’il n’y a pas suffisamment d’espace vide en lui pour lui permettre d’émerger.
Oktan apporta des précisions :
– Le talent que nous exprimons élargit notre vision sur notre vie intérieure. Par ailleurs, le talent extérieur qui se révèle autour de nous, amène à une meilleure compréhension de la vie. Nous sommes d’accord Nambu. Que comptes-tu faire pour laisser vivre le tien ?
– Je vais m’intéresser à ce que je suis réellement et m'ouvrir sur ce qui m’entoure.
– Ne devrais-tu pas d’abord te libérer de ce qui t’intéresse et ce dont tu crois avoir besoin pour permettre à ta destinée d’exister ?
– Maître, que veux-tu dire par là ?
– Prendre conscience de ne pas être à sa place amène une réflexion, mais celle-ci doit ensuite laisser place à l’observation.
La claire vision a besoin d’espace : elle s’acquiert par la pratique du silence intérieur. Il s’agit de faire confiance à notre force initiale afin qu'elle nous montre le chemin.
– Lorsque l’eau s’agite en face de nous, on ne peut voir le reflet de notre vrai visage.
– C’est exact, Nambu !
– Mais comment s’acquiert la présence du silence intérieur ?
– Par l’écoute de ce qui se passe en soi. Par manque de pratique, cette présence paraît vide et sans intérêt. Aussi cherche-t-on la plupart du temps à y échapper pour combler notre vie. Mais pourtant, c’est bien de là que découle le secret. Sans l’essence initiale, toute action est inutile, pure perte de temps ! Va dans un endroit calme où tu peux te retrouver. Ensuite, tu pourras commencer à écouter…
– Mais que dois-je entendre ?
– Ton corps vit. Écoute-le et tu comprendras ce qu’il est. La première étape consiste à prendre réellement conscience de notre existence.
– Mais, que vais-je entendre ?
– Ce que tu es réellement s’exprime bien au-delà de tes pensées. Ton corps t’expliquera pourquoi il est ainsi. Peu à peu, tu commenceras à comprendre ton essence et l’origine de ses vibrations. Ton corps est réactif à ce que tu lui fais vivre. Certes, tout cela prend du temps, mais lorsque tu sais aller au fond des choses, tu en comprends les raisons.
Laisser s’exprimer l’essence de ton être te libère de ce que tu n’es pas.
– Ce que tu dis paraît facile, mais l’expérimenter dans ma vie est vraiment difficile. Je ne sais pas si j’en aurai le courage et la capacité…
– La vie n’a pas de notion de capacité ou de courage, elle n’est que l’expression de ce qui existe initialement.
– Je crois que je me perds dans cette réflexion...
– Tu crois te perdre parce que tu n’arrives pas à faire référence à ton vécu. Je vais t’éclairer un peu…Connais-tu l’intuition ?
– L’intuition… N’est-ce pas une connaissance que nous avons au-delà de la raison ?
– En effet. Aussi dois-tu te libérer de la raison pour comprendre ce que je te dis. Le talent et l’intuition utilisent la même source, ils sont les effets de ton essence initiale.
Quand tu les découvres et les laisses s’exprimer, la vie prend tout son sens.
– Cet après-midi, j’aimerais m’asseoir dans la forêt et laisser vivre ces réalités en moi.
– Très bien Nambu, prends note de ce que tu en retireras. Demande à Nemi qu’elle te donne des provisions, le corps aussi a besoin de nourriture.