Chapitre 2-2

2028 Words
Raphaël Cohen écrasa son mégot en soupirant. Comment réagirait-il ce soir ? Il allait devoir affronter cette relation équivoque qu’il avait fuie, autant que faire se put… Savait-il Marie en Bretagne pour quelques jours qu’il s’arrangeait pour être ailleurs, à Paris le plus souvent. Mais à trop vouloir se sauver, on se perd soi-même… Il devait, une fois pour toutes, affronter ses démons pour s’en affranchir. Le fait d’avoir profondément aimé une enfant, de façon platonique certes, mais aimé tout de même, faisait de lui le monstre qu’il exécrait ! * — Je mets une cravate ou pas, Mathilde ? La jeune femme ne répondit pas tout de suite, trop occupée à appliquer son rimmel devant la coiffeuse de leur chambre. — À mon avis, non… Olivier et Mado ne sont pas des gens compliqués. Ce sera une soirée à la bonne franquette. Elle-même n’avait cédé à la coquetterie qu’en revêtant une tunique de soie vert d’eau par-dessus un jean bien coupé et le pull noir qu’elle affectionnait pour son confort. Se maquiller demandait à Mathilde Azurel un effort de concentration. Peu rompue à ce genre d’exercice, elle désirait néanmoins faire honneur ce soir à son mari. Une touche de pourpre ou de vert sur les paupières ? Bah… De toute façon, personne, hormis Valentin, ne le remarquerait… Pourquoi était-elle si quelconque alors que la nature avait doté sa mère de toutes les qualités ? Comme elle étirait sa paupière inférieure vers la tempe pour s’aider tandis que l’autre main guidait la minuscule brosse supposée lui donner un regard envoûtant, face à la glace, elle s’aperçut qu’elle avait la bouche grande ouverte. Elle la referma aussitôt, ce qui provoqua un mini-cataclysme. — Oh, la barbe ! s’écria-t-elle… Où sont les cotons-tiges… Par un fait exprès, son mari prononça à cet instant précis l’une de ces petites phrases exaspérantes qui rendent caduque toute tentative de séduction. — Mais qu’est-ce que tu fabriques, Mathilde ? Tu n’es pas encore prête ? L’air aussi joyeux qu’un cocker, la jeune femme examinait son œil au beurre noir. — J’ai tout d’un raton laveur ! fulmina-t-elle. Dieu, que c’est compliqué d’être féminine ! Valentin Azurel qui, finalement, s’était décidé pour l’option cravate, attacha ses regards aux reflets du miroir. — Si je peux me permettre, Mathilde, je te préfère au naturel. — Oui, comme le thon… marmonna la jeune femme… que je suis d’ailleurs… Habitué aux complexes de son épouse, Valentin se contenta de lever les yeux au ciel. — Quand je m’évertue à te seriner que je te trouve très jolie, tu m’envoies balader, alors… — Exact ! Parce que je sais pertinemment que c’est faux, répondit Mathilde en tapotant sa paupière endeuillée de lotion démaquillante. Quand tu me vois à côté de maman, tu ne peux pas dire le contraire ! Elle a beau avoir vingt ans de plus que moi, il n’y a pas photo ! Tout en enfilant ses chaussures, son mari laissa échapper un soupir exaspéré. — Arrête un peu de te comparer toujours à ta mère ! C’est horripilant à la fin ! Vous n’avez pas le même genre, c’est tout ! Je vais finir par croire que tu es jalouse d’elle ! Tu l’aimes beaucoup pourtant, Lola ! Mathilde fit de la main un geste pacificateur, signifiant par là que la discussion était close. Bien sûr, elle aimait sa mère… Elle l’admirait surtout… Du doigt, elle effleura le cadre qui trônait sur la coiffeuse et rendit son sourire au couple qui posait, enlacé et heureux. La jeune femme adorait cette photographie, la dernière, sans doute, de ses parents réunis, avant le décès de son père. D’après la date, au dos du cliché, Lola devait entamer sa seconde grossesse, bien longtemps après la première. Mathilde venait de se fiancer à l’époque où son père, fou de bonheur, lui avait annoncé la nouvelle : elle allait avoir un petit frère ou une petite sœur ! Au début, en toute franchise, Mathilde n’avait pas accueilli cet événement avec la liesse escomptée par son père. Durant quelques jours, elle avait même boudé ses parents, inconsolable. Comment pouvaient-ils mettre au monde un nouvel enfant alors qu’elle, leur fille unique, s’apprêtait à fonder une famille ? La jeune femme avait eu la désagréable impression que ses parents la frustraient d’un avenir qui devait n’appartenir qu’à elle… Et puis, au fil du temps, sa colère s’était un peu apaisée, grâce notamment à Valentin. Lui, cette situation peu banale ne le choquait pas. Au contraire, il la trouvait plutôt sympathique, voire amusante. Et il usait d’un argument de poids : en aucun cas, personne, fût-ce un enfant, n’avait le droit de s’immiscer dans l’intimité d’un couple. Alors, bon gré mal gré, Mathilde avait fini par accepter l’idée de la venue d’un « intrus » dans sa vie, préférant en dépit de cause un garçon. Ainsi, aux yeux de son père qu’elle vénérait tant, aurait-elle l’illusion d’être encore un peu unique… — Mathilde ! Je descends. Lola et Manolo ne vont pas tarder. J’espère que tu ne vas pas mettre encore trois plombes à te préparer ! Sinon, je serai obligé d’offrir l’apéro à ta mère et nous serons encore en retard chez les Testu ! — Oh ! C’est bon ! Je cherche mon rouge à lèvres ! Toi et ta manie d’être toujours à l’heure chez les gens ! — Bien… soupira Valentin en déposant un b****r sur la tempe de sa femme. Je te laisse en compagnie de ta mauvaise foi ! Où diable avait-elle fourré son bâton de rouge… Comme Mathilde tentait de voir si le tube en question n’avait pas roulé derrière un bibelot, son coude heurta malencontreusement le portrait de ses parents qui tomba sur le plancher. Le crissement du verre qui avait accompagné la chute n’augurait rien de bon… En effet, en ramassant le cadre, la jeune femme ne put que constater les dégâts. Fendillée, la vitre protectrice tissait un réseau arachnéen sur le visage de son père. — Oh zut ! Pardon papa ! Je suis tellement maladroite… murmura-t-elle. Si l’incident en soi était bénin, il provoqua chez la jeune femme un cataclysme sentimental. Elle ne put refouler ses larmes. Les traits abîmés de son père s’imposaient à elle, telle une anamnèse. Les fissures du cadre n’étaient que les stigmates des réelles blessures endurées par Sergeï Manassékian, huit ans auparavant, lors de la terrible catastrophe qui avait ébranlé les certitudes du monde occidental et où il avait perdu la vie. Mathilde serra le portrait contre elle. — Je vais te réparer très vite, papa… Pas ce soir, parce que nous sommes invités chez des amis, mais demain… Promis. À l’instar des familles endeuillées qui n’ont pas eu la possibilité de se recueillir sur une tombe, Mathilde avait pris l’habitude de s’adresser à son père à voix haute, devant cette photographie. Des phares balayèrent l’obscurité de la cour pour s’immobiliser puis s’éteindre devant la maison. La jeune femme happa dans le dressing une veste chaude et confortable. Déjà, les exclamations joyeuses de Manolo lui parvenaient du rez-de-chaussée. Son petit frère devait encore essayer de dresser Pépère, leur vénérable berger allemand, à quelque tour de cirque. Débonnaire ou trop vieux pour s’insurger, le chien se laissait manipuler par l’enfant. Il bâillait parfois, manifestant ainsi son désir d’arrêter le jeu. Comme Mathilde pénétrait dans le salon, sa mère interrompit sa discussion avec Valentin et se retourna vers elle. — Oh, ma chérie ! Mais tu es superbe ! Tu devrais te maquiller plus souvent ! « À quoi bon échanger les compliments », se demanda la jeune femme en embrassant sa mère. Lola était comme à son ordinaire : sublime… Elle portait ce soir-là une robe fourreau mordorée, de la teinte exacte de ses yeux. Cette tenue soulignait encore l’élégance de sa silhouette et l’éclat ambré de sa peau. Pour l’occasion, Lola avait ramassé ses cheveux bruns, habituellement libres, en un savant chignon qui sculptait la cambrure exquise de son cou et la faisait paraître plus grande que son mètre soixante-dix-huit. Cet ancien mannequin vedette, naguère égérie des plus prestigieux couturiers américains, possédait cet art peu commun de toujours mettre son physique en valeur. — Tu es trop belle, maman… bafouilla-t-elle en guise de louange avant d’aller frictionner, d’un geste affectueux, la tête de son petit frère. — Aïe ! s’insurgea l’enfant. Tu me décoiffes ! Tu vois pas que j’ai mis du gel ? Attendris, les trois adultes éclatèrent de rire devant ce débordement de coquetterie. — Tu as pris ton pyjama, mon bonhomme ? s’inquiéta soudain Valentin. Tu sais, la soirée risque d’être longue pour toi, et Mado avait proposé de te coucher. — Peine perdue ! soupira sa mère. Vous avez raison d’insister, Valentin, mais Manolo a une sacrée tête de caboche ! Il refuse de s’endormir dans un endroit qu’il ne connaît pas. Au pire, si je ne parvenais pas à le réveiller sur le chemin du retour, il pourrait peut-être terminer la nuit chez vous ? — Mais bien entendu, Lola. Au contraire ! Ce sera un plaisir pour nous. Mathilde esquissa un signe de la tête tout en dissimulant une once de dépit. Son mari ne l’avait même pas consultée du regard. Il décidait pour eux, sans se demander si cela ne l’embêtait pas, elle, de garder son petit frère à dormir ! Après tout, si Lola avait jugé utile de pondre un gamin à quarante ans passés, elle n’avait qu’à s’en occuper ! Mais très vite, devant le sourire ensoleillé de l’enfant, Mathilde eut honte de ses pensées peu charitables. Parfois, la jeune femme se sentait méchante et elle en souffrait… * La maison Testu, telle qu’on la surnommait depuis trois générations d’ostréiculteurs à présent, dominait le petit port du Bélon. Dissimulée aux yeux des promeneurs par un rideau de pins maritimes, elle offrait cependant la nudité de sa façade à la ria et, de l’autre rive, le regard pouvait ce soir-là être happé par le flot lumineux qui semblait irradier de cette demeure cossue et austère à la fois. Et lorsque, dans la maison aux hautes fenêtres, les fêtes battaient son plein, on avait l’impression que les eaux obscures recevaient, elles aussi, leurs mannes de lumière. Émergeant d’un paysage plongé dans l’encre de la nuit, la maison Testu était, à ce moment-là, en pleine effervescence. Affublé d’un tablier de cabaretier sur le plastron duquel on pouvait lire : « C’est moi, le chef » - cadeau de Fête des pères oblige - Olivier Testu commençait à ouvrir les huîtres sorties de l’eau l’après-midi même, quand il héla sa fille : — Marie, tu crois que ça amuserait ton ami de m’aider ? demanda-t-il sans arrière-pensée. Devant l’air soudain dubitatif de la jeune fille, Mado sermonna son mari : — Voyons, Olivier ! Tu n’y penses pas ! Imagine qu’il se blesse ! Ses mains sont assurées, soit ! Mais s’il ne peut plus honorer ses prochains concerts, on aura bonne mine ! Écoute, je découpe les cakes au thon et je te donne un coup de main. Jules, garçon blond aux cheveux fleuris d’épis et aux yeux rieurs cerclés de lunettes rondes et bleues, tiraillait la main de sa sœur. — Allez, Marie ! Viens faire une partie de bowling avec moi sur la Wii ! Je te laisserai gagner ! Juré ! Depuis son récent retour en France, la jeune fille était vampirisée par son petit frère. Une fois de plus, Mado fut obligée de hausser le ton. — Juju, tu arrêtes ! Laisse ta sœur un peu tranquille ! Les invités seront là d’ici une demi-heure et rien n’est prêt. Si tu ne peux pas te rendre utile, file dans la salle de bain et fais un brin de toilette ! Tu en as grand besoin ! Visiblement, ce programme raisonnable n’eut pas l’heur de plaire au garçon de dix ans dont les oreilles s’empourprèrent, signe chez lui d’une intense émotion. — C’est toujours pareil avec vous ! vitupéra-t-il. Vous êtes que des… des… chiants ! Ni une ni deux… Le mot couperet ne fit pas un pli. Furibonde, Mado Testu fit claquer son plat à tarte sur la table et s’élança vers le poète maudit qui avait trouvé refuge derrière la svelte silhouette de sa sœur. S’agrippant à la ceinture de sa jupe comme à une bouée de sauvetage, il faisait tourner et retourner la jeune fille au gré des assauts de sa mère. — Sors de là immédiatement ! tonna-t-elle. Et toi ! s’adressa-t-elle à son mari, impassible, tu ne lui dis rien, évidemment ! L’interpellé haussa les épaules en serinant son fils d’un « Ce n’est pas bien, Juju ! » qui avait l’accent d’un patte-pelu. Marie se fit l’avocat du diablotin et, au jugé, se dirigea à reculons vers la seule échappatoire possible : la porte devenue sortie des artistes… Aussitôt, les foudres maternelles retombèrent et Mado crut bon de s’expliquer : — Si c’est ça le début de l’adolescence, ça promet ! En ce moment, qu’est-ce qu’il est chiant ! Père et fille, croisant leurs regards complices, se mirent à glousser, puis, devant le cri du cœur de Mado qui venait de se rendre compte de sa bévue, ils éclatèrent tous trois d’un rire libérateur. Un quart d’heure plus tard, la maisonnée avait retrouvé un calme relatif. Condamné par contumace, le petit Jules faisait le mort. Néanmoins, d’après les borborygmes de la vétuste tuyauterie, sa mère supposait qu’il désirait se blanchir et qu’il saurait mettre à profit son interminable séjour sous la douche. — Nous n’aurons plus d’eau chaude tout à l’heure… râla-t-elle pour la forme, en poussant près de la cloison un canapé afin de faire place nette. — Un bien pour un mal, philosopha son mari. Juju expérimente une incursion en milieu hostile… Laisse-lui le temps de s’habituer… Où est passée Marie ? — Ta mère lui a téléphoné trois fois sur son portable pour la prévenir qu’elle était prête depuis six heures et demie ! Et tu vois, je n’ajoute aucun commentaire… triompha-t-elle en adressant à son mari un clin d’œil complice.
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