Chapitre 2-1

2013 Words
Chapitre 2 Était-ce sa mauvaise conscience ou avait-il l’impression qu’à quelques pas de lui ces deux mères de famille l’observaient à la dérobée ? Raphaël Cohen avait longtemps hésité avant de mettre ce stupide projet à exécution. Nonobstant, il désirait en avoir le cœur net. Au propre comme au figuré. Après tout, dans le monde entier, des millions de parents attendaient leur progéniture à la sortie des collèges. Sauf que lui n’avait pas d’enfant… Du moins, pas à sa connaissance. La sonnerie de l’établissement retentit à 16 h 30. Un surveillant vint ouvrir les monumentales portes de fer, libérant ainsi un flot de têtes blondes ou brunes. Raphaël Cohen releva le col de son blouson de cuir, puis, les mains dans les poches, attacha consciencieusement son regard sur toutes les adolescentes, nubiles ou impubères, effrontées ou sages, jolies ou quelconques, qui s’égaillaient devant lui. Déjà, de la ruche essaimée, des groupuscules se reformaient. Des paquets de cigarettes sortaient des sacs à dos, se passaient de main en main. Au milieu des pétarades de scooters, rires et invectives fusaient. Les filles surtout fulminaient, provoquaient les petits mâles en leur hurlant des jurons. « Hep Ben ! T’es qu’un pauv’con, mais y a Marjorie qui te kiffe. T’es d’accord ? » Si l’on bafouait la grammaire, écorchait la syntaxe et les oreilles, il s’agissait malgré tout de la même et sempiternelle pavane amoureuse, Tête basse, certains faisaient mine de ne pas avoir aperçu leurs parents et, observant un détour pour éviter leurs sourires attendris ou, pire, leurs embrassades incongrues, fuyaient directement vers la voiture familiale garée un peu plus loin. Vaincus par avance, les adultes respectaient ce pacte tacite et suivaient, dociles, leur ingrate descendance. Raphaël Cohen, quant à lui, passa avec succès les tests qu’il s’était imposés. Aucune de ces jouvencelles n’avait su l’émouvoir. Son cas n’était peut-être pas aussi désespéré… Certes, pas l’une de ces ados ne possédait le charme de Marie, ce qui lui facilitait l’épreuve. Depuis quatre ans qu’il ne l’avait pas revue, il conservait d’elle le souvenir d’une enfant puis d’une jeune fille naturelle et enjouée. La mode avait changé sans doute… Les collégiennes qui passaient aujourd’hui devant lui s’affichaient pour la plupart comme des miniatures de dames. Serrées dans leur pantalon et leur blouson court, très maquillées, elles faisaient marteler les talons de leurs chaussures pointues et tenaient par la poignée le sac à main de nos grands-mères. Comme le flux des retardataires s’étiolait, l’homme ne voulait pas se faire remarquer. Songeur, il regagna seul le parking attenant. Qu’avait-il appris sur lui-même ? Rien de plus, rien de moins. Il conserverait toujours le doute angoissant qui le taraudait depuis dix années… Accident de parcours ou nature profondément perverse ? Faisait-il partie de ces pédophiles qu’il vomissait ? * — Raphaël ! Je te dérange ? De toute façon, après avoir discrètement toqué à la porte, la jeune femme avait déjà investi l’antre de son bureau. L’homme posa ses lunettes sur la table de travail et s’étira. — Non… Je n’ai pas vraiment d’inspiration aujourd’hui, répondit-il en souriant à sa compagne. C’était qui, le coup de fil de tout à l’heure ? — Ton éditeur. Il voulait savoir si ta quatrième de couverture était prête. Il faudrait que tu l’envoies par e-mail, au plus tard lundi. — OK, bâilla-t-il. Je m’en occupe. — Tu as l’air fatigué, Raph… — Oh que oui ! Je sens que je ne ferai pas de vieux os ce soir ! La pétillante brune s’approcha de lui et caressa sa joue du revers de la main. — Ah non ! Ce soir, tu vas être obligé de fournir un petit effort ! Tu as encore oublié qu’on était invités chez les Testu ? — La barbe… soupira-t-il. Cela t’embêterait d’y aller seule et de m’excuser ? Raphaël Cohen lut sur le visage de sa compagne de la déception métissée de colère. La voix de Clarisse tremblait un peu quand elle s’écria : — Il n’en est pas question, voyons ! Ce sont tes meilleurs amis et ils sont si heureux de donner une réception pour le retour de leur fille ! Tu ne peux pas leur faire faux bond au dernier moment ! C’est dégueulasse ! — Il y aura plein de monde et, vraiment, je n’ai pas envie d’y aller, marmonna-t-il. Clarisse se dressait à présent devant lui, tel un parangon de justice. — Donne-moi une seule raison valable pour te désister ! C’est à croire que tu le fais exprès ! En tout cas, ne compte pas sur moi pour jouer les commissionnaires ! Si vraiment c’est ta décision, tu agites tes petites mains et tu téléphones à Olivier et à Mado toi-même ! Leur fille et son copain ne sont en France que pour quinze jours. — Ah bon ? Marie a un ami ? ne put s’empêcher de relever l’écrivain. — Ben oui… C’est normal, non ? Quel âge a-t-elle ? Vingt ans ? — Vingt-deux, rectifia Raphaël en rechaussant ses lunettes. C’est bon… Puisque cette soirée a l’air de te tenir tellement à cœur, on ira… Mais je te préviens ! Je ne jouerai pas les prolongations ! Maintenant, tu serais gentille de me laisser… Il faut que je m’attelle à cette quatrième de couverture. Dès que la porte fut refermée, Raphaël repoussa ses feuillets griffonnés. Après avoir une nouvelle fois reposé ses lunettes sur le bureau, il se massa les ailes du nez avec lassitude. Soudain, il eut envie d’entendre la voix de Marie. Fouillant dans un tiroir, il en sortit l’un de ses derniers enregistrements, une cantate profane de Bach, peu connue du grand public et dans laquelle la jeune soprano chantait en duo avec une contralto hongroise. C’étaient Olivier et Mado qui, légitimement fiers de la carrière fulgurante de leur fille, lui avaient offert ce CD, le Noël précédent. Mais dès que les premières notes cristallines de cette voix hors du commun transfigurèrent l’atmosphère de la pièce, Raphaël Cohen n’en put supporter davantage et éteignit aussitôt le lecteur. Trop de beauté consume les âmes ordinaires : la sienne en l’occurrence. Marie… Il revoyait encore la petite fille qu’elle était lorsque, onze ans auparavant, il avait fui Paris et ses mirages pour s’installer ici, au hasard d’un séjour en Bretagne, invité par une b***e de copains. Il est de ces noms propres qui exultent, même si la réalité trahit parfois la toponymie. Qui n’a jamais enveloppé Bagdad ou Valparaiso d’une aura scintillante ? Le Finistère ! Le lieu où finit la terre donnait envie de poser son bagage. Depuis lors, Raphaël n’avait jamais regretté son choix. Très vite, il s’était lié d’amitié avec un ostréiculteur, Olivier Testu, et sa femme Mado. Ce couple extraordinaire, exempt de doutes, soudé par un amour granitique, venait de donner naissance à un petit garçon, douze années après celle de Marie. C’était, déjà à l’époque, une fillette hors norme. Précoce intellectuellement, Marie fuyait la compagnie des enfants de son âge pour rechercher celle des adultes. Cette attitude souciait ses parents, effrayés qui plus est par le caractère entier de la gamine. Ils craignaient pour elle une inadaptation sociale. 40 % des gamins dont le quotient intellectuel dépasse 130, sont paradoxalement des élèves médiocres. Marie faisait partie de ce pourcentage. Si elle tirait brillamment son épingle du jeu en français et dans les disciplines artistiques, ses autres résultats, en classe de sixième, restaient poussifs. Qui, de lui ou des parents de Marie, avait suggéré d’aider la gamine après ses cours ? Il ne le savait plus… Toujours est-il que la petite avait pris l’habitude de venir chez lui à l’heure du goûter afin de réviser ses leçons et travailler ses devoirs du lendemain. À cette évocation, Raphaël Cohen se surprit à sourire, seul, dans ce bureau dont les murs conservaient, peut-être, quelques éclats de rires d’antan… Car la chipie était espiègle et essayait de manœuvrer pour discuter de tout autre sujet qu’un fastidieux problème de maths ! Et elle parvenait à ses fins, enfin… parfois, avec ses grands yeux gris moqueurs, les commissures de ses lèvres maculées des traces du chocolat qu’elle venait de boire et sa minuscule silhouette de souris. Il se souvenait·, bien sûr, de la conversation fatidique qui allait bouleverser sa vie, même si, ce jour-là, il n’en avait pas mesuré les répercussions. Un an plus tard, pour son goûter d’anniversaire, il n’avait pas voulu se substituer au rôle parental en lui achetant un gâteau. En revanche, il avait planté une bougie symbolique dans la brioche qu’elle avait l’habitude de dévorer. Marie avait semblé, non pas triste, mais grave. Craignant un impair de sa part, il lui avait expliqué que, pour dîner, sa mère lui avait préparé une très jolie surprise. Elle avait alors secoué la tête, faisant virevolter les boucles blondes de ses cheveux. Puis elle avait levé vers lui son beau regard gris. — Ce n’est pas ça… J’adore ton gâteau, Raphaël. Mais j’ai douze ans aujourd’hui et je voudrais que tu me promettes quelque chose… — Tout ce que tu veux, ma poupée ! avait-il répondu bien imprudemment. — Tu attendras, dis, que je sois grande ? avait-elle alors demandé d’une voix timide. Lui, totalement niais, n’avait pas compris le sens équivoque de la question. — T’attendre ? Ben… oui, poussin… Mais pourquoi faire ? — Pour te marier avec moi… Après quelques secondes d’un silence interloqué, son propre rire lui avait paru aussi faux qu’une dentition éclatante dans la bouche d’un octogénaire. — Ah ! Elle est drôle, celle-là ! Sacrée minette, va ! Tout juste si, à la bonne franquette, il ne s’était pas tapé les mains sur les cuisses. Désarmé et pitoyable… — Je ne plaisante pas, Raphaël. Tu es et tu resteras l’homme de ma vie ! C’est une petite voix, à l’intérieur de moi, qui me le dit. — Eh bien, Marie, avait-il rétorqué, tu diras de ma part à ta petite voix qu’elle yo-yote ! Je suis… heu… très flatté de ton intérêt pour ma « grande personne ». Mais tu m’as bien regardé ? J’ai trente-sept ans et tu n’es qu’un bébé ! Lorsque tu seras en âge de te marier, je chanterai Étoile des neiges le dimanche après-midi, au fin fond d’un hospice ! Elle avait haussé ses épaules menues. — Tu exagères toujours tout, Raphaël… Que disait-on tout à l’heure, à propos du texte sur Perceval ? Une hyperbole ? C’est ça ? Eh bien, tu hyperbolises toujours… Mais moi, je sais ce que je dis. Et je dis ce que je sais. — Bon ! Trêve de plaisanterie ! On se remet au travail ! Allez, oust ! Ouvre ton livre d’histoire ! Le sujet de cette conversation avait fait long feu. Cependant, le ver venait de se loger dans la pomme. À tout jamais. Pourquoi n’avait-il pas balayé du revers de la main ces enfantillages et fait table rase ? Pourquoi ne s’était-il plus jamais comporté de façon naturelle avec Marie ? Et surtout, pourquoi s’était-il senti si troublé ? C’était là, la vraie question. Elle remettait en cause ses convictions profondes. Un adulte irrésistiblement attiré par un enfant ne peut-être qu’un pervers ! C’était certain… Ah ! Il avait pourtant assez trituré son âme ! Il aurait obtenu mention très bien à ses éternels examens de conscience ! Plus tatillon qu’une vieille bigote amoureuse de son curé et qui déverserait en confession des seaux de peccadilles ! Raphaël Cohen se leva et alluma une cigarette. Le front contre le carreau, il regarda la nuit tomber. Au moins, ce soir, en revoyant Marie après quatre ans d’absence, il serait délivré de ses fantasmes… Il pourrait, dès lors, cessé de mettre sa vie affective entre parenthèses. Clarisse lui demandait de s’investir davantage dans leur relation. Elle désirait un enfant. Pourquoi pas, après tout ? La petite Marie revenait au pays avec son petit ami. Tant mieux, tant mieux et tant mieux ! C’était sûrement sérieux entre eux si elle s’était décidée à présenter ce garçon à ses parents… Même enfant, Marie n’avait rien d’une girouette. Elle n’avait que treize ou quatorze ans lorsqu’un cours de musique avait déterminé le choix de sa future carrière. Son professeur, enroué ce jour-là, avait fait écouter à la classe plusieurs extraits d’opéra afin que les élèves apprennent à distinguer les différentes tessitures de voix. Le duo des fleurs de Lakmé, interprété par une soprano et une mezzo-soprano, l’avait tant bouleversée qu’à la sortie du cours, elle s’était précipitée chez lui. Elle serait chanteuse lyrique ou rien ! Connaissant son caractère entier et exalté, il avait tout de même tenté de mettre un bémol sur la portée de ses ambitions. Être doté d’un joli brin de voix ne suffisait pas pour envisager une carrière qui comptait si peu d’élus… Était-elle prête à faire don d’elle-même pour servir cet art si ingrat ? Car il ne fallait pas seulement faire preuve de courage, d’abnégation, de ténacité ! Encore devait-on avoir de la chance… — Je m’en donnerai les moyens ! avait-elle répondu, pugnace. Et la bougresse avait tenu parole. De ce jour-là était née une nouvelle Marie. Désireuse d’obtenir, plus tard, une bourse d’études afin d’accéder à un conservatoire de renommée internationale, elle avait travaillé d’arrache-pied au collège puis au lycée. D’élève médiocre, elle était devenue brillante. Durant ses congés scolaires, elle multipliait en outre les petits boulots pour pouvoir s’offrir ses onéreux cours de chant. Pari tenu. Après avoir obtenu une mention très bien au bac avec les félicitations du jury, la petite s’était envolée pour Milan. L’alliance de la rigueur et d’une chance insolente avait fait le reste. Au hasard des rencontres, notamment avec le chef Juan Cristòbal Espinosa de l’ensemble Matteo, l’orientation de son travail s’était précisée. Elle avait pris conscience que le bel canto de l’opéra italien dans lequel excellait le maître, n’était pas le style qui lui convenait vraiment. L’écriture baroque du début du XVIIIe siècle, servait bien mieux sa tessiture.
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