Chapitre 1-2

2104 Words
Comme il se redressait pour se masser les reins endoloris, l’ostréiculteur resta un instant interloqué par un spectacle peu banal. La naïade, qu’il avait prise pour une sacrée sportive, n’en était sûrement pas une… — Mais c’est quoi cette bonne femme ? marmonna-t-il pour lui-même, amusé. A-t-on idée d’aller nager une clope au bec ? Jamais vu encore ! L’homme haussa les épaules et reprit son travail. Après tout, la vie serait triste sans excentriques… Une touriste anglaise, probablement… Quelques minutes plus tard, de petits piaulements effarouchés lui arrachèrent un large sourire. Finalement, la langoustine s’était décidée à s’élancer dans son court-bouillon. Elle en avait mis un temps ! Pourtant, quelque chose d’indicible dérangea à nouveau Jean-Jacques Huet. La qualité du silence peut-être ? Il releva la tête et scruta la surface de l’eau en quête de sa nageuse. Tout d’abord, il crut apercevoir le petit bonnet de bain jaune dont elle s’était attifée. Faisait-elle du surplace ? Il comprit très vite son erreur. Il s’agissait en fait d’une bouée de flottaison qu’un caseyeur avait dû perdre… Allongeant le cou, il sonda alors le bord de la grève. Le sac à dos et la serviette de bain n’avaient pas bougé. — Elle est passée où, cette conne ? éructa-t-il, un peu inquiet. Doté d’une excellente vue, l’ostréiculteur se retourna encore vers la ria. Ce n’était pas normal. Il aurait dû la voir, forcément. Personne ne nage sous l’eau aussi longtemps… Son instinct de sauveteur en mer avertit l’homme d’un danger immédiat. — Et merde ! cria-t-il en sautant sur sa plate. Allumant le moteur, il mit plein gaz et, le regard fixé sur le point hypothétique où la nageuse aurait pu couler, Jean-Jacques Huet arriva très vite sur les lieux. Il esquissa tout d’abord un large cercle à bas régime, les yeux rivés sur l’eau. Une fois sa boucle terminée, il progressa vers le centre. C’est à ce moment-là qu’il aperçut le corps qui flottait, inerte, entre deux eaux… * — Surtout, ne me remerciez pas ! s’exclama-t-il pour tenter d’arracher un mot à sa passagère qui continuait à pleurer en silence. — Bien ! reprit-il, stoïque. Je crois, Madame, que vous êtes toujours en état de choc. Le plus raisonnable est que je vous conduise à l’hôpital… — Non ! réagit-elle enfin. Je vous en supplie ! Ne faites pas ça ! Ramenez-moi chez moi… s’il vous plaît… Et puis, merci, Monsieur ! Jean-Jacques Huet coupa le moteur de sa camionnette qui n’avait pas encore quitté la grève. À dire vrai, il commençait à être légèrement incommodé par le chauffage du véhicule, poussé à fond. À ses côtés, la femme, en revanche, emmitouflée dans son propre pull dont il s’était dépouillé avant de sauter à l’eau, continuait toujours à grelotter. Néanmoins, ses lèvres étaient déjà moins cyanosées. L’œil en coin, il l’observa un instant en silence. De fait, il la connaissait de vue, même si, avant de fouiller son sac à la recherche de ses papiers d’identité, il avait été incapable, au préalable, de mettre un nom sur son visage. Plutôt petite, mince, Nathalie Masson n’était pas vilaine à regarder. D’après son état civil, elle avait quarante-huit ans, mais ne faisait pas son âge. Or, il avait besoin de comprendre avant de décider, en toute conscience, où il la conduirait. — Pourquoi avez-vous fait ça ? lui demanda-t-il d’une voix qu’il tenta de rendre douce. Aussitôt, sa passagère tressaillit. Il la devinait sur la défensive. — Fait quoi ? s’insurgea-t-elle. De quoi parlez-vous ? Je nageais ; j’ai eu une crampe… Ensuite, j’ai senti que la tête me tournait… et j’ai dû m’évanouir… Voilà tout ! Conciliant, le conducteur tapota son volant du plat de la main. — Soit… Mais permettez-moi de m’interroger… Vous n’arrêtez pas de pleurer depuis que j’ai réussi à vous réanimer… Nathalie Masson, bien décidée à en découdre une fois pour toutes avec cet inquisiteur, plongea son regard peu amène dans celui du « héros du jour ». — J’ai eu très peur ! Est-ce si difficile à comprendre ? répliqua-t-elle sur le ton du défi. Étant donné que son projet était tombé à l’eau - c’était le cas de le dire - il fallait à présent qu’il la crût. Elle n’avait pas envie, de surcroît, qu’on la victimise… Encore moins que cette histoire arrive aux oreilles de ses deux fils ! — Bien ! soupira-t-il au bout de quelques secondes. C’est comme vous voulez… Je vous ramène chez vous… Quelle adresse déjà ? Dès que la camionnette s’ébranla, Nathalie se détendit un peu. Consciente que la partie n’était pas encore terminée, elle réfléchit à ce qu’il aurait été convenu de faire en pareil cas. Une noyée reconnaissante aurait sûrement invité cet abruti à prendre une boisson chaude… — Vous devez avoir froid aussi ? déclara-t-elle en affichant un sourire compatissant. Je vais nous préparer un thé à la maison… Vous avez le temps au moins ? — Pas de problème. De toute façon, ma journée de boulot est f****e. La marée remonte. « Et flûte… », songea la femme. « Quel malotru en plus… Tant pis… Une demi-heure de conversation, c’est raisonnable… Ensuite, je serai débarrassée de ce type à tout jamais… Il faut que je trouve quelque chose à lui raconter… Dieu que c’est assommant ! » Nathalie Masson n’eut pas le loisir de réfléchir plus avant car, par association de pensée, il lui demanda à brûle-pourpoint : — Et vous ? C’est quoi votre métier ? — Je suis prof de français, en lycée, répliqua-t-elle d’une voix atone. — Oh ! C’est chouette ça ! s’exclama-t-il en la regardant. Moi, j’adorais écrire des rédactions quand j’étais môme ! Vous devez éprouver du plaisir à lire toutes leurs histoires, non ? Le « oui, bien sûr », de sa passagère qui se pelotonna aussitôt en chien de fusil dans son siège, lui parut sonner faux. Cette bonne femme lui mentait. De cela, il était persuadé. Mais après tout, c’était son problème à elle, pas le sien ! En quoi son devenir lui importait-il ? Il l’avait sortie de l’eau et s’était donc acquitté de son devoir. Point barre ! Mais au plus profond de lui, sa conscience lui intimait un tout autre discours. Et parce qu’il lui avait sauvé la vie, Jean-Jacques Huet, en homme simple, se jugeait à présent responsable d’elle. L’ostréiculteur gara sa camionnette devant une maison pimpante et blanche aux volets bleus. Dans cette rue, bon nombre de résidences secondaires hibernaient, closes jusqu’à la saison nouvelle. Cette désaffection conférait au quartier une certaine mélancolie, comme si le temps, aussi maussade fût-il, ne parvenait plus à se faire respecter. Lorsque la femme le fit entrer chez elle, un sentiment contradictoire saisit Jean-Jacques Huet. Nathalie Masson possédait quelques très beaux meubles, de jolies toiles aussi, du moins en jugeait-il ainsi… Pourtant, il se dégageait de l’ensemble une impression de tristesse. Désirant avant toute chose prendre une douche brûlante, elle le conduisit dans la cuisine puis, l’invitant à faire bouillir de l’eau pour le thé, elle s’éclipsa dans la salle de bain. Une imposante maie en chêne massif faisait office de table. Une fois seul, Jean-Jacques Huet ne put s’empêcher de lire le petit mot adressé à l’attention d’un « chéri ». Le chéri en question fit d’ailleurs irruption dans la cuisine alors qu’il reposait la feuille sur la table. Pris en flagrant délit d’indiscrétion, l’homme détourna la tête un instant avant de se raviser. — Bonjour ! lança-t-il d’un ton léger au garçon. Je raccompagnais ta maman… — Salut… La présence d’un intrus chez lui n’eut pas l’air de troubler le jeune homme qui ouvrit immédiatement la porte du buffet afin de prendre un paquet de céréales. C’était un adolescent aux traits fins, autant que l’ostréiculteur pût en juger, car ses cheveux, d’un châtain clair et raides comme des baguettes, lui condamnaient l’usage des yeux. Un genre, sans doute… Où diable avait-il déjà vu ce gamin de quatorze ans environ ? Étant donné la loquacité de l’adolescent à qui, une fois les présentations expédiées, il ne savait plus que raconter, Jean-Jacques s’affaira autour de la cuisinière. Le garçon petit-déjeunait à l’heure où d’aucuns auraient mis le couvert pour le repas de midi, et l’eau de la bouilloire était la seule à chanter… — C’est pas vous le copain à Olivier Testu ? mâchouilla-t-il enfin, la bouche pleine. L’homme, content d’une trêve dans l’aphasie juvénile, profita de cette brèche entrouverte. — Mais oui ! Je te reconnais maintenant ! C’est toi le garçon qui vient souvent flâner au chantier ! Tu aimes le métier ? — Mouais… ça va, répondit l’adolescent avec l’enthousiasme qui caractérise cet âge. Amis de longue date, Jean-Jacques Huet et Olivier Testu exerçaient la même profession. Leurs concessions se touchaient. Encouragé par cette passionnante discussion, l’homme éteignit sous la bouilloire et demanda au garçon où se trouvait la boîte à thé ainsi que les tasses. Sans se lever, le jeune désigna du menton le buffet derrière lui. Jean-Jacques Huet fit donc le tour de la table pour s’approcher du meuble sur lequel il aperçut trois paquets de copies… Ébahi, il ne put s’empêcher de faire une réflexion au garçon : — C’est toi, l’artiste de la maison ? Je ne sais pas si ta mère va être ravie de tes talents conceptuels ! L’adolescent souffla sur sa frange pour appréhender un instant le reste du monde avant de déclarer en haussant les épaules : — Non… C’est sûrement elle… Ça lui prend, des fois… L’ostréiculteur n’eut pas l’heur de s’attarder davantage sur cette étrange découverte. Nathalie Masson revenait, vêtue d’un jean et d’un pull noir à col roulé, les cheveux encore humides, elle se pencha vers son fils pour lui dire bonjour. Devant ce contact mouillé, Léonard eut un mouvement de recul. — C’est à cette heure-ci que tu te lèves ? — Mouais… Pourquoi ? J’ai rien à faire de toute façon… Pour illustrer cette leçon de philosophie, l’adolescent quitta la pièce en laissant son bol sur la table. Sans un mot, la mère nettoya la place souillée. Chacun étant maître chez soi, Jean-Jacques Huet s’abstint de formuler la première pensée qui lui vint à l’esprit. lls étaient à présent assis face à face, se regardant en chiens de faïence, devant leurs tasses de porcelaine… L’hostilité affichée de la femme l’agaçait. Il avait hâte à présent de quitter cette atmosphère pesante. Néanmoins, ce même sentiment de malaise impalpable le retenait. Il se décida, presque malgré lui, à l’attaquer de front : — À votre place, j’irais dès aujourd’hui voir un médecin. — Un rhume, ça passe avec ou sans médicament, répondit-elle sèchement. — Je ne pensais pas à cela mais à votre état général, lança-t-il. Vous me semblez un peu… heu, déprimée. — C’est une idée fixe chez vous, on dirait ! répliqua-t-elle, peu amène. Jean-Jacques Huet ne releva pas cette intervention et poursuivit son idée. — Vous n’aimez plus votre métier ? C’est ça ? Nathalie Masson et son fils avaient la même façon de hausser les épaules. — Mais si, pourquoi ? Où allez-vous chercher ça ? Jean-Jacques Huet croisa les bras et se cala confortablement contre le dossier de la chaise, geste qui exaspéra davantage encore la maîtresse de maison. Cette espèce de grand machin, aux membres démesurés de primate et à la barbe naissante, se targuait en plus de psychologie… Il allait taper l’incruste, c’était sûr… Elle avait très mal à la tête… Que dire ou que faire pour qu’il dégage vite fait ? Elle coula alors vers lui un regard qui lui sembla inspiré. — Vous savez, sourit-elle d’une façon assez niaise, dans tous les métiers, il y a des moments difficiles… Mais quand j’ai choisi la voie du professorat, c’était une véritable vocation ! Transmettre un savoir à de jeunes esprits encore en friche, qu’y a-t-il de plus beau ? Nathalie Masson, sûre de sa ruse pourtant, resta saisie d’étonnement lorsque son vis-à-vis éclata d’un rire bruyant et qu’il applaudit des deux immenses battoirs qui lui servaient de mains. — Pas mal le coup des morveux en jachère ! exulta-t-il. Le ministre de l’Éducation Nationale vous donnerait, les yeux fermés, la médaille du mérite ! Mais moi, on ne me la fait pas ! Elle s’était levée, blême, lèvres tremblantes, signifiant ainsi son congé à cet orang-outang. — Je ne vous permets pas, Monsieur ! Vous n’avez aucun droit ! Jean-Jacques Huet tenta de reprendre son sérieux. — Excusez-moi… Je ne voulais pas vous vexer… C’est votre air extatique… Vous devriez faire du théâtre ! — Laissez-moi, maintenant, s’il vous plaît… En guise de réponse, il but une longue gorgée de thé. La femme ne s’était toujours pas rassise. — Je ne vous ficherai pas la paix tant que je n’aurai pas eu une promesse de vous… décréta-t-il, péremptoire. — Tout ce que vous voudrez… fit-elle pour se débarrasser de lui. — Tss… Tss… Ça ne fonctionne pas comme ça ! Il me faut des garanties. — Des garanties ? s’insurgea-t-elle. Mais de quoi ? Pourquoi vous immiscez-vous ainsi dans ma vie ? — Je ne l’ai pas choisi, mais puisqu’il en est ainsi, vous allez me jurer de ne plus essayer d’attenter à vos jours… Et cet après-midi, vous irez voir votre médecin qui vous donnera, j’en suis certain, un congé de maladie. Une semaine ou deux de repos et, en prime, des antidépresseurs, vous remettront sur les rails. Vous êtes d’accord ? Comme elle esquissait un geste timide de la tête, il ajouta qu’il repasserait dans la soirée et qu’elle lui montrerait son certificat médical… — Vous feriez un maître chanteur hors pair ! murmura-t-elle. Soit ! Je suis un peu fatiguée en ce moment, mais retirez-vous de la tête que j’ai voulu me suicider. C’est faux ! Vous m’entendez ? J’avais juste envie de nager, pour décompresser un peu avant de m’attaquer à mes copies ! Jean-Jacques Huet se leva et, de sa haute stature, contempla ce petit bout de bonne femme aussi coriace, selon lui, qu’une bernique. — Soit ! Parlons-en ! J’ai aussi une amie prof d’anglais, à Vannes. Je peux vous jurer qu’elle a une autre méthode pédagogique que la vôtre ! dit-il en fixant le buffet. Quand elle a fini ses corrections, Sophie range ses copies dans son cartable, voyez-vous. Elle ne les rend pas à ses élèves sous forme de cocottes en papier… Prise en défaut, Nathalie Masson rougit et ne trouva aucune explication rationnelle à lui proposer. — À ce soir donc ! conclut-il en déposant sa tasse vide dans l’évier. Rassurez-vous ! Je ne resterai que cinq minutes, le temps de voir votre certificat médical… J’ai aussi une vie privée ! Comme il quittait la cuisine, il se heurta à Léonard. Le jeune homme, blouson sur l’épaule, avait l’air d’attendre son départ pour se faire conduire en ville par sa mère. « La fameuse raquette de tennis », pensa-t-il. Se mêlant encore de ce qui ne le regardait pas, Jean-Jacques Huet ne put s’empêcher de se retourner vers l’adolescent pour lui glisser à voix basse : — Aide un peu plus ta maman, veux-tu ? Elle est fatiguée et elle a besoin qu’on s’occupe d’elle… En guise de réponse, « l’esprit en friche » souffla sur le foin de sa frange.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD