— Vous êtes sûr, Adjudant-chef, qu’on ne devrait pas s’occuper d’abord du corps de la pauvre Alice ? C’était une amie, et la savoir laissée comme ça, au pied de l’escalier, alors qu’elle pourrait reposer en paix dans son lit…
Un léger rictus, témoin de son embarras, contracte les lèvres du chef de la brigade de Lanmeur, chef-lieu du canton.
— Je suis désolé, Docteur, mais il me faut d’abord établir, avec l’aide de vous trois, si la mort de madame Gautier peut être considérée comme suspecte. Je n’ai pas le choix. Et ce n’est qu’après que je pourrais, en accord avec le procureur ou son substitut, décider s’il est nécessaire, ou non, de faire des investigations supplémentaires.
Visiblement peu enthousiaste à l’idée de suivre cette procédure, le médecin entreprend donc de résumer ses conclusions, en remuant la tête de droite à gauche, et inversement, pour bien montrer sa désapprobation.
— Très bien ! J’ai donc été appelé vers 9 heures 10 par Gaël, enfin je veux dire, monsieur Gautier, pour examiner le corps de sa femme. Je suis arrivé, il devait être 9 heures 20. Vous avez vu comme moi la position du corps. Je savais déjà qu’il n’y avait plus rien à faire puisque Gaël était médecin et avait constaté le décès lui-même. J’ai constaté le décès à mon tour, puis je me suis aussitôt occupé de Valentine qui était profondément choquée. On le serait à moins. Elle était à genoux, à côté de sa mère, et lui tenait la main en pleurant. J’ai essayé de lui apporter un peu de réconfort, mais, vous savez, dans notre métier où l’on est fréquemment confronté à la détresse des proches de personnes décédées, on sait que cela ne sert pas à grand-chose. On le fait, c’est tout.
— Je comprends, Docteur, mais ce que j’ai besoin de savoir, c’est ce que vous avez observé sur le corps de la victime, si cela vous suffit pour établir les circonstances de sa mort ?
— J’y venais, Adjudant-chef, j’y venais. En fait, vous en savez presque autant que moi. Vous avez vu les marques sur sa tête, sur ses chevilles et sur ses mains. Je n’ai pas voulu l’examiner plus complètement, en la déshabillant, puisque cela ne servait à rien, mais j’ai quand même soulevé un peu son pyjama et contrôlé, rapidement, l’état des jambes, du ventre, du dos, et des fesses. L’ensemble des zones que j’ai examinées présentait des ecchymoses ou des hématomes de plusieurs centimètres de diamètre. Certains hématomes semblaient très profonds, notamment au niveau du tibia et de la hanche gauche, ainsi qu’au niveau de l’épaule gauche. Mais c’est l’hématome au niveau de la tempe et de la joue droite qui apparaissait comme le plus important et le plus profond. Le… la victime présentait aussi des signes d’hémorragie bucco-nasale, donc au niveau de la bouche et du nez, qui correspondaient certainement à des signes de saignement pulmonaire. Comme Alice était sous anticoagulants pour des problèmes cardiaques, on peut supposer qu’elle a chuté tout en haut de l’escalier et qu’en le dévalant, la multiplication des chocs violents contre les marches, et contre le dallage du salon à l’arrivée en bas, a provoqué autant d’hématomes. Or, le traitement anticoagulant ralentit, comme son nom l’indique, la coagulation et favorise donc les hémorragies. Il est plus que vraisemblable qu’elle a succombé à une perte de sang massive, liée à ses multiples contusions externes, et sans doute internes, et, plus que probablement, au choc à la hauteur du crâne qui pourrait avoir provoqué une hémorragie cérébrale mortelle. Tous ces symptômes auraient pu être amplifiés si son INR était élevé.
L’air ahuri des deux gendarmes ne laisse aucun doute sur leur incompréhension, bien compréhensible – mais si, j’ose ! – du dernier terme technique employé par le toubib.
— Excusez-moi, mais vous pouvez me dire ce que c’est que… “l’iènaire” ?
— Oh ! Excusez-moi ! répond un Greg Le Stang réellement confus. Notre jargon n’est pas toujours facile à comprendre, et parfois, on ne se rend même pas compte qu’on l’utilise. Ce sont trois lettres I, N et R. C’est l’acronyme du nom, anglais, d’un test de laboratoire destiné à mesurer le taux de coagulation sanguine. Un être “normal” a un taux d’INR de 1, et Alice prenait des médicaments pour que son taux soit entre 2 et 3, à cause de ses problèmes de cœur.
Gaël Gautier continue :
— Alice souffrait d’un problème au niveau de l’oreillette gauche, ce qu’on appelle une fibrillation auriculaire. Comme, à cause de cette maladie son sang circulait mal, il y avait un risque de formation de caillot. En prenant des médicaments, son sang était plus “fluide”, il y avait moins de risques que des caillots se forment, mais en même temps, cela augmentait les risques d’hémorragies…
— Attendez une seconde ! J’essaie de comprendre. Ce que vous voulez dire tous les deux, c’est que madame Gautier aurait pu perdre beaucoup de sang, disons… plus que la normale, à cause de tous les coups qu’elle s’est donnés involontairement en tombant. C’est bien ça ?
— Exactement ! approuve, sans enthousiasme, le médecin venu de la route de Saint-Nicolas. Et je vous disais que les pertes de sang auraient été encore plus importantes si l’INR était élevé. Je n’ai plus le chiffre en tête… Tu te rappelles, Gaël, la date et le résultat du dernier INR ?
— Bien sûr !
Le ton du, récent, veuf ne laisse plus paraître sa tristesse. Son côté professionnel a repris le dessus quand il ajoute :
— Il était à 3.4, il y a une douzaine de jours. Comme c’était un peu trop haut, j’ai fait comme d’habitude, j’ai adapté les doses, et juste avant de partir avec le comité de jumelage, pour éviter qu’elle panique, je lui ai préparé tous ses médicaments, pour être certain qu’elle ne se trompe pas. Je les lui ai mis dans son pilulier pour toute la durée de mon absence. Et l’infirmière devait passer demain pour refaire une prise de sang de contrôle, afin de vérifier que l’INR était redevenu normal. Vous savez, cela faisait quinze ans qu’elle prenait ce médicament et que je m’occupais du dosage… Avoir à corriger le tir quand le taux était trop bas, ou trop haut, cela arrivait régulièrement. Grégoire, enfin le docteur Le Stang vous le dira, il suffit de manger plus ou moins de légumes, ou de boire plus ou moins d’alcool, et l’INR peut changer très vite.
— Absolument ! Gaël a tout à fait raison !
— D’accord ! reprend le chef de brigade après avoir lancé un regard furtif, et perplexe, à son adjoint. J’ai bien compris ce que vous venez de me dire. Maintenant, Docteur Le Stang, pouvez-vous me donner vos conclusions sur l’origine de la mort d’Alice Gautier ? Cause accidentelle ou cause potentiellement… suspecte ?
— Je vais être très clair, Adjudant-chef. Il n’y aurait pas eu l’intervention de Gaël et de sa fille, je signais le permis d’inhumer sans la moindre hésitation. Même si la médecine généraliste est loin d’être une science exacte et si l’erreur fait, malheureusement, partie de notre quotidien, quelle que soit notre expérience, je suis formel. Madame Gautier, pour une raison indéterminée, a chuté dans son escalier, sans doute entre 1 et 3 heures du matin, et comme elle était sous traitement anticoagulant, les multiples hémorragies cutanées et sans doute internes, en particulier au niveau de la boîte crânienne, ont provoqué une déperdition sanguine massive, et la mort.
1 Voir Morlaix ! TERminus, même auteur, même éditeur.