I-2

2053 Words
— Écoute, ma chérie ! Je m’en veux terriblement. Si tu savais… Mais j’étais complètement crevé. Avec le comité de jumelage, on est rentrés hier après-midi d’Helston. Le temps d’aller boire un pot au Café de la Place, et je ne suis arrivé ici qu’à 5 heures. Tu connais ta mère… Elle a voulu que je lui raconte tout, absolument tout. Du coup, on a mangé seulement vers 9 heures. Ta mère avait fait un gigantesque plateau de charcutaille venu tout droit de chez Postic et Craveur, avec un énorme pot de rillettes. Et il nous restait une bonne bouteille de Médoc, celle qu’on n’avait pas bue avec toi, dimanche dernier. Vu son traitement, elle était évidemment fatiguée, mais elle a quand même bien mangé, avant de partir se coucher presque tout de suite après le repas. Moi j’ai regardé la télé jusqu’à 11 heures et des poussières, et quand je suis monté, elle ronflait, je ne te raconte pas. J’ai bouquiné un peu et j’ai voulu dormir. Avec les ronflements, c’était impossible. Alors j’ai pris des comprimés de Somesta 10 et je me suis mis des boules dans les oreilles. J’ai vu 1 heure du matin sur le réveil, et j’ai dû m’endormir comme une masse après. Si j’avais su ! Mon Dieu ! Si j’avais su ! — Tu ne pouvais pas deviner qu’elle se lèverait en pleine nuit… dit, avec empathie, l’autre médecin. — J’ai beau faire, je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Elle n’avait pas de mal à marcher, elle descendait l’escalier sans problème… — Je suis passée hier matin avec les enfants, elle marchait normalement. Tout à fait normalement, l’interrompt, sèchement, Valentine. — Tu vois, c’est incompréhensible. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Et à quelle heure c’est arrivé ? Je n’en ai aucune idée. Quand je suis arrivé près d’elle, reprend-il à l’intention de son ami, j’ai vu tout de suite que c’était fini, alors je n’ai pas voulu la manipuler. J’ai préféré que tu l’examines d’abord. Je voulais avoir ton avis de professionnel, savoir si c’était vraiment un accident ou pas… Un ricanement discret et un peu forcé l’interrompt ; Valentine vient de darder ses yeux chargés de colère vers son père, le visage chargé d’une évidente surprise. Grégoire Le Stang ne lui laisse pas le temps de parler. — Je présume que tu déconnes, Gégé ? Tu ne vas pas me faire croire que tu penses sérieusement que ce puisse être autre chose qu’un accident ? Qu’est-ce qui pourrait t’amener à penser ça ? — Rien ! Rien ! Il marque une pause, dévisageant en alternance ses deux interlocuteurs, visiblement étonnés par cette supposition qu’ils jugent incongrue. Rien… mais j’ai voulu me chercher un verre d’eau dans la cuisine, juste avant que tu arrives et… — Et ? s’impatiente Valentine. — Et j’ai vu que la porte de la cuisine était légèrement entrebâillée. Pourtant, je suis sûr de l’avoir bien fermée hier soir. Alors je trouve cela bizarre. À moins, chérie, que tu sois rentrée par là, ce matin ? Comme tu as le double des clés et qu’elles n’étaient pas sur la serrure… La jeune femme semble troublée par la réflexion paternelle, et une ombre de douceur vient atténuer la dureté de son regard. Elle réagit d’une voix où le doute vient de s’insinuer au milieu de la rancœur : — Non ! Je suis rentrée par la porte de devant. Comme d’habitude. Tu crois que quelqu’un aurait pu entrer et agresser maman ? — Du calme, les enfants ! Du calme ! Les bras levés, les paumes des mains brandies face aux deux membres de la famille Gautier, dans un mouvement d’apaisement, le docteur Le Stang essaie de replacer le terrible événement de la nuit dans son contexte : — Du calme ! Je comprends très bien que vous soyez profondément choqués. La disparition tragique d’Alice est si horrible, si violente… Il est normal que vos nerfs réagissent ! Mais je la connaissais bien, moi aussi, c’était mon amie depuis près de vingt ans, alors je peux vous dire que je suis aussi effondré que vous. Ceci dit, en tant que toubib, je me dois de raison garder, et de regarder la vérité en face. Qui aurait pu en vouloir à une femme aussi charmante, aussi douce, et, excuse-moi Gégé, mais aussi discrète ? On n’est pas dans une série policière ! Pourquoi voulez-vous que quelqu’un s’en soit pris à elle ? Gaël Gautier échange un rapide regard avec Valentine. Tous deux cherchent avant tout à comprendre ce qui a pu se passer. Si l’absence de réaction du dormeur du premier étage représente un élément ineffaçable de regret pour sa fille, la possible implication d’une tierce personne dans le drame pourrait changer fondamentalement l’interprétation des faits. Vanille, comme ses amis l’appelle, reprend la parole. Le ton de sa voix a changé. Comme si l’idée qui lui vient à l’esprit avait le pouvoir de déculpabiliser son père, et par là même d’atténuer un peu, un petit peu, sa détresse. Quand on n’a pas trente ans, le fardeau est lourd à assumer : dans la même nuit, perdre sa mère et en venir à mépriser son père, coupable de ne pas lui avoir porté secours… — Quelqu’un est entré par la porte de la cuisine, sans doute un cambrioleur ; il a dû penser que vous étiez tous les deux partis en Angleterre avec le comité de jumelage et que vous n’étiez pas encore revenus. Pour une raison X, maman était en bas près de l’escalier, le voleur a été surpris de se trouver face à elle, il s’est affolé et l’a frappée violemment. Si le premier coup l’a assommée, elle n’a pas eu le temps de crier, et son corps en tombant n’a pas fait de bruit. Du coup, toi, papa, en haut, tu ne pouvais rien entendre. Et donc, tu n’avais aucune raison de te lever, puisque tu ne pouvais supposer qu’il avait pu lui arriver quelque chose. Si elle regarde son père avec les mêmes yeux désespérément tristes qu’avant, toute trace d’animosité a disparu. Ce qui domine en elle à présent, c’est un sentiment d’injustice ; et de haine envers le s****d qui a tué sa mère. Lui la regarde avec tendresse, s’approche d’elle pour la serrer très fort entre ses bras, appréciant à sa juste valeur cet intense moment d’amour familial retrouvé. De son côté, Grégoire Le Stang fait une moue très expressive, qui reflète sa perplexité face à cette hypothèse d’agression. * — Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est tout bête, mon Isa. Je me sens paumée. Et je me sens vieille. J’ai l’impression d’avoir pris dix ans en quelques mois. Je me traîne, je n’ai plus envie de rien. Je n’ai plus goût à rien. Tu as vu la tronche que j’ai ? J’avais déjà ma balafre, mais même en la mettant de côté, je me trouve affreuse quand je me regarde dans une glace. — T’exagères ! Tu es toujours aussi mignonne, tu as toujours ta silhouette de rêve… Qu’est-ce que tu dirais si tu étais à ma place ? J’ai encore pris deux kilos. Et pas deux kilos de pommes au marché, deux kilos sur les hanches. Comme Tanguy n’a pas maigri non plus, mon lit pleure quand il voit qu’on va se coucher, c’est pour te dire… Les yeux de Laure pétillent à l’évocation de cette image. Et comme cet embryon d’optimisme retrouvé lui remonte le moral, elle repasse le rouleau : — Et quand vous avez envie de faire crac-crac ? Je te préviens, je m’attends au pire… — Arrête ! L’autre soir, on avait un peu forcé sur le lambig et les cerises à l’eau-de-vie, alors… on a eu comme une envie. — J’imagine la scène… Tu lui fais un strip-tease genre Kim Basinger dans 9 semaines et demie ; en musique de fond, tu as mis Joe Cocker You can leave your hat on, et Tanguy… — Tanguy allume une clope et me mate comme jamais. Mais ce n’est pas ça qui est drôle. Je venais d’enlever mon chemisier, et lui, hop, quart de tour, il vient vers moi, bien chaud… — Et alors ? — Alors ? J’ai entendu du bruit derrière moi. Je me retourne, et qu’est-ce que je vois ? Le lit ! Le lit qui se met à bouger, à bouger et… — Et ? — Il a tenté de se jeter par la fenêtre… Il était prêt à tout pour échapper au supplice qui l’attendait. Les deux copines éclatent de rire. Une pinte de bonne humeur qu’avale goulûment Laure qui en a bien besoin. Entre deux contractions des zygomatiques, elle en rajoute un peu dans le délire : — Vous avez quand même eu de la chance : comme ta chambre est au rez-de-chaussée, il ne risquait pas de se faire trop mal ! — Ah si ! Il aurait pu se tordre un pied ! Nouvelle tournée de franche rigolade, avant que LSD ne lâche, entre deux gloussements : — Ce que t’es conne ! Mais que ça fait du bien de rigoler comme ça ! Le visage rayonnant qui lui fait face confirme que le plaisir est partagé. Encore quelques secondes, peut-être pas en Thaïlande, mais quand même au pays du sourire, et Laure atterrit, avec un visage qui reprend son “anormalité habituelle”. Ah ! French ! What a wonderful language ! — Merci Isa, ça m’a fait du bien ! J’en avais besoin. Vraiment besoin ! — Bon, si tu me disais tout, ce serait plus simple, tu ne crois pas ? Si tu es revenue en Bretagne, il y a bien une raison ? Bruxelles, tout excité par ces bruits surprenants, quitte sa position assise, se dresse sur ses deux pattes arrière, se met à sautiller pour exprimer lui aussi son contentement et, par la même occasion, essayer d’attirer l’attention de ces deux bipèdes. Visiblement peu intéressés par les bonnes viennoiseries qui attendent près des tasses à café. Des petits jappements en prime, suivis d’un retour à l’enchaînement de figures diabolique, et là, je fais une pause pédago-grammaticale. Afin d’expliquer, aux lectrices et lecteurs qui souffrent de susceptibilité orthographique, et qui ont du mal à supporter la désastreuse inaptitude des nouvelles générations à “écrir’ le français de maniaire corrèque” : c’est l’enchaînement qui est diabolique, et non les figures. Fin de la pause, je reprends donc. Des petits jappements en prime, suivis d’un retour à l’enchaînement de figures diabolique – poser les fesses au sol-simuler un regard larmoyant-donner la “pa-patte” – et le voilà nanti d’un généreux bout de croissant, aussi croustillant qu’un film de Canal Plus le premier samedi du mois. Après cette interruption momentanée due à l’audition de son bon cœur, Laure répond enfin à la question de son amie : — J’avais besoin de revenir en Bretagne. J’adore mon appartement de Vincennes, le chien a tout le bois pour cavaler, il y a le lac Daumesnil, de la verdure partout, pas trop de pollution, pas trop de bruit… J’y suis bien, mais… — Ce pays te manque trop ? — Comment te dire ? Je ne sais pas si c’est ce pays qui m’a adoptée ou si c’est moi qui l’ai adopté. Même si la vie à Vincennes a des avantages et si j’ai un bel appart’… — Tu es en manque de bon air breton. Je connais les symptômes : tu as attrapé une maladie incurable. Une “Breizh-attitude chronique”. On appelle ça la “Breizhitude”… Tu es coincée ici, ma belle ! — Déconne pas Isa, tu sais très bien que j’aime la Bretagne, que j’en ai besoin, mais je me sens surtout paumée… Je dois faire le point sur ma vie, et c’est ici que je voulais le faire. — Parce que tu t’es f****e dans la merde avec JP ? Je me trompe ? l’interrompt son amie avec un soupçon, non dissimulé, de sournoiserie. En tout cas, tu t’y es f****e toute seule. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu veux larguer ton beau militaire ? — Mais non ! Ça roule. Je suis heureuse avec lui, dit-elle avec des yeux couleur bonheur. Entre nous, c’est très fort, très… intense. On ne se voit pas aussi souvent qu’on le voudrait, mais à chaque fois, on a l’impression que c’est la première fois. J’ai l’impression de revivre mon premier amour. Les mêmes émotions, avec le sexe en plus. Quand on fait l’amour… — Bon, OK, j’ai compris ! Mon plumard ne serait pas plus peinard chez toi que chez moi ! Alors quel est ton problème ? T’en as marre de jouer les cougars ? * Profitant de la marée basse, une jeune femme se promène sur le sable, regardant son fils ramasser des petits galets, au gré de son inspiration. Leur chien court dans tous les sens, au rythme de sa joie de vivre. Le soleil de mai donne à cette scène digne d’un film de Lelouch des reflets de plaisir simple et familial. La mer, chatoiement turquoise, se languit et vient caresser la pointe d’Annalouesten et la plage du Guerzit, les effleurant à peine de ses vagues si “lettes” qu’un surfeur, même débutant, n’y trouverait pas son compte. Tout près, deux voitures de gendarmerie attendent, sans impatience, dans l’allée qui mène à la longère. Mug de café à la main, l’adjudant-chef Kermouster affiche un air compatissant de circonstance face au mari et à la fille de la victime. Avec son adjoint, le maréchal des logis-chef Mespaul, ils se sont installés autour de la table de la cuisine, en compagnie de Grégoire Le Stang. — Excusez-moi, monsieur Gautier, et vous aussi, madame Brélès, je vais être obligé de vous infliger une souffrance supplémentaire. J’ai malheureusement besoin que votre ami médecin me résume les conclusions de son examen. Indifférente aux discussions qui se tiennent à quelques mètres d’elle, la dépouille d’Alice attend, paisiblement. Son regard vide ne fixe même plus le plafond, car elle est recouverte d’un drap presque aussi blanc que la conscience d’une grenouille de bénitier au sortir du confessionnal. Quand elle a eu la chance de trouver un prêtre dans ce terroir catholique, tristement délaissé par les hommes de foi, à défaut de l’être par les problèmes hépatiques.
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