II Le surlendemain.À la gendarmerie de Lanmeur, Bernard Kermouster, le chef de brigade, regarde pensivement le rapport que vient de lui remettre le maréchal des logis-chef Mespaul. Il referme le dossier en tapotant machinalement la couverture, de sa main droite, avant de lever les yeux vers son collègue, et subordonné, resté assis de l’autre côté du bureau. Pour qui le connaît bien, cette attitude reflète un sentiment bien rare chez lui. Le mot “hésiter” ne fait pas vraiment partie de son vocabulaire. Pourtant, là, il hésite. Il hésite alors même que Laurent Mespaul, du haut de sa petite trentaine, a tout du collaborateur idéal. Ambitieux, ce qui n’a rien d’un défaut à ses yeux, il affiche une perspicacité et un sens de l’initiative et de la psychologie qui en font un enquêteur précieux. Bien qu’arrivé depuis quelques mois à peine, il a su s’intégrer à l’équipe en place avec une grande facilité. Et des affaires délicates, il en a déjà eu plusieurs à résoudre.
Jusqu’à présent, il a toujours mené sa tâche avec brio. Mais là, avec l’affaire Gautier, on passe à un autre niveau, et une question, très personnelle, se pose : en tant que supérieur hiérarchique, peut-il partager les doutes qui l’envahissent ou doit-il se contenter d’une relation strictement professionnelle avec son MDL-chef ? Une incertitude intérieure qui ne dure qu’une infime pincée de secondes. Avant qu’il prenne sa décision :
— Alors, Laurent, qu’est-ce que vous pensez de ce rapport ?
— À vrai dire, mon adjudant-chef, je ne l’ai lu qu’en diagonale. J’ai voulu vous le soumettre aussitôt qu’il est arrivé.
— Vous avez quand même lu la conclusion ?
Son interlocuteur sourit, avant de répondre :
— Je l’ai lue… et, à dire vrai, j’ai trouvé que cela ressemblait sacrément à ce que nous avait déjà dit le docteur Le Stang…
— Le Stang est un praticien expérimenté, qui a la réputation d’avoir un diagnostic très sûr. Quant à Lesage, le légiste qui a fait l’autopsie, je le connais bien. Depuis que je suis en poste ici, c’est toujours à lui que j’ai eu affaire. Il n’est pas toujours très fiable en ce qui concerne la rapidité…
— On m’a dit qu’il valait mieux ne pas avoir besoin de lui, les jours de grande marée ?
— C’est vrai ! Entre une partie de pêche, que ce soit à pied ou en bateau, et une autopsie, il n’hésite pas une seconde.
— Il choisit la pêche…
— Absolument ! Mais dans le boulot, je peux vous dire que c’est une pointure. Alors, quand il écrit : « Les lésions observées, à savoir de multiples hémorragies, sous-cutanées, profondes et internes, sont compatibles avec un polytraumatisme v*****t consécutif à une chute dans un escalier de maison individuelle. L’hématome sous-dural aigu en regard de la jonction temporo-pariétale droite représente à lui seul une lésion potentiellement létale en l’absence de traitement chirurgical en urgence. Même si le taux de prothrombine (TP) et l’International Normalized Ratio (INR), indicateurs du taux de coagulation sanguine, ne sont pas réalisables post mortem, la répartition et l’intensité des processus hémorragiques sont cohérentes avec une élévation de ce taux, dans les limites de l’objectif thérapeutique et même au-delà », quand il écrit cela, je crois que c’est assez clair. Vous avez raison, ses conclusions sont totalement en phase avec celles de Le Stang. Et dans son résumé, c’est encore plus évident : « Mort due à une hémorragie sous-durale profuse et à de multiples hémorragies survenues chez un patient sous traitement anticoagulant. L’ensemble des lésions est compatible avec une chute accidentelle dans un escalier. »
— Certains termes sont du chinois pour moi, mais je vous fais confiance.
— C’est vrai que même si je ne savais rien sur l’INR, je me suis habitué au jargon des légistes… Là, je ne vous ai lu que les conclusions, mais quand on lit le rapport dans le détail, c’est encore pire.
— Et pour l’heure de la mort, je n’ai pas fait attention à ce qu’il met ?
— Il la situe plus ou moins dans la même fourchette que le toubib, « entre 0 heure 30 et 3 heures 30 », en soulignant qu’il ne peut pas être plus précis, compte tenu du délai écoulé entre la découverte du corps et son arrivée à l’IML de Brest. Et aussi compte tenu de l’incertitude sur la température à laquelle le corps a été conservé entre les deux.
— Bon ! Alors, on classe le dossier ? Décès accidentel !
— On ne peut rien faire d’autre. Déjà que le substitut du procureur avait ouvert cette enquête pour « recherche des causes de la mort » à contrecœur, il ne sera que trop heureux de la refermer avant que les journaux ne s’en mêlent trop.
Petit silence. Le jeune sous-officier semble chercher une réponse dans les yeux de son supérieur. Comme il ne la trouve pas…
— Excusez-moi, mon adjudant-chef, mais… j’ai l’impression qu’il y a quelque chose dans cette affaire qui vous embête ?
« Vraiment pas con, cet homme », pense illico, et in petto, Bernard Kermouster dont la femme a un cousin italien.
Sans plus d’hésitation cette fois, il étale ses cartes, et ses doutes :
— Vous voyez, Mespaul, l’autopsie ne fait que confirmer les conclusions de la BR de Plourin. Ils n’ont rien trouvé de suspect dans la maison des Gautier, rien. Pas d’empreintes autres que celles de la famille, du docteur Le Stang ou de la femme de ménage, dans l’escalier, le salon, la cuisine, la salle à manger ; pas de traces d’effraction sur les portes et les fenêtres, pas d’indices. Et l’enquête de voisinage n’a rien donné…
— La victime a dû laisser la porte arrière ouverte et son mari ne s’en est pas rendu compte. Comme il était fatigué, il est sans doute allé se coucher directement sans passer par la cuisine…
— Oui, oui ! Vous avez sûrement raison mais… mais il y a un truc qui me chiffonne. Je n’arrive pas à savoir quoi. Tout laisse à croire que c’est un accident, c’est sûr. Et en même temps, les réactions du docteur Gautier et de sa fille, à propos d’un possible cambriolage qui aurait mal tourné n’étaient pas feintes.
— Justement ! Ils avaient manifestement des soupçons, mais après l’autopsie, après l’intervention de la BR et nos propres recherches, eux aussi seront bien obligés d’admettre l’évidence : si cette mort reste une tragédie, elle n’est liée à aucune intervention extérieure.
— Sans doute… lâche le chef de brigade en exhalant un gros soupir. Sans doute… J’appelle le substitut du procureur.
*
Lentement, le cimetière se vide. Les Plouganistes sont venus nombreux au crématorium de Saint-Thégonnec, non loin de Morlaix, pour rendre un dernier hommage à la femme de Gaël. Un homme qui a su se faire apprécier, et même adopter, au fil des années. Que ce soit au sein des associations locales à vocation culturelle ou sportive, ou juste pour donner un coup de main quand on a besoin de bénévoles, il est toujours là, apportant tout à la fois sa gentillesse, sa bonne humeur et aussi son efficacité. Parmi ceux qui sont venus dire au revoir à Alice, on compte aussi beaucoup d’amis brestois du couple, touchés par la disparition tragique de la “femme à Gégé”. Devant la salle des Hommages et son fronton rouge et noir, à la fois si moderne et si sobre, quelques silhouettes traînent un peu avant de regagner leurs voitures. L’occasion de discuter avec des amis ou des simples connaissances, d’évoquer la défunte ; celle aussi de sourire ou de rigoler un peu. Histoire d’aider les vapeurs de tristesse ou d’émotion à s’envoler dans la fraîcheur de ce début de matinée.
Personne ne prête réellement attention à personne. Les portes claquent, un avion de la BAN de Landivisiau se fait entendre, avec sa discrétion habituelle. Autour du docteur Gautier ne restent pratiquement que la famille proche et quelques intimes, puisqu’il n’y a pas de défilé de condoléances au menu des obsèques. Ni de collation après la cérémonie, contrairement à une certaine tradition encore bien ancrée dans la région. Le dialogue qui suit, audible seulement par ses deux protagonistes n’en est que plus surprenant :
— Je n’en peux plus…
— Et moi alors ! Si tu savais comme…
— Pas ici, je t’en prie. Pas ici, pas maintenant !
— Je te vois ce soir ? Après dix heures…
Un simple hochement de tête, à peine perceptible, sert de réponse.
De nouvelles portes de voitures claquent. Deux jeunes enfants pleurent. En silence.
*
Les yeux dans les yeux, ils se dégustent les prunelles. Prêtant peu d’attention, pour le moment, au menu alléchant qui leur tend ses feuilles. Ils ne parlent pas. Ils se délectent du désir de… l’autre. Appréciant de mémoire le velouté de SA peau, SON parfum si envoûtant, SA promesse de plaisir. Leurs doigts entremêlés se font déjà l’amour, enchaînant sans relâche caresses tendres ou appuyées et chevauchements sauvages. Un spectacle d’un érotisme digital torride mais clandestin, que nul autre convive ne semble avoir détecté. Marie, la serveuse, a bien assez à faire avec les autres clients pour espionner ce furtif manège qui, après tout, ne dérange personne. Sans doute regarderait-elle les surprenants occupants de cette table idéalement placée près de la baie vitrée – à défaut d’être près de l’abbé Vitré qui, retenu par la communion de sa fille, n’a pas pu venir – si elle savait. Si elle savait que ces deux grands adolescents en pleine explosion sentimentale sont en fait des “personnalités”. À ma gauche, honneur aux dames, la “belle” Laure Saint-Donge, plus sexy que jamais, avec son petit top noir à bretelles et son décolleté assorti. Ses deux seins, déjà mordorés grâce au soleil de mai et de Plougasnou, s’offrent malicieusement au regard connaisseur de son vis-à-vis. Avec sa silhouette de rêve modelée par des activités sportives régulières, et, surtout, par la chance, elle porte bien sa quarantaine et respire le bonheur. Celui de partager le même air que celui qui est à ma droite. Un beau gosse, au visage de play-boy, à l’allure élégante et bien mâle, même s’il n’arbore pas de barbe comme la plupart de ses congénères masculins de notre époque.
Son visage imberbe n’est pas sans rappeler celui du Sean Connery des premiers James Bond. Avec des yeux gris clair qui s’harmonisent si bien avec son sourire enjôleur et ses cheveux bruns. Taillés court. Très court.
Le lieutenant-colonel Roche, Jean-Philippe de son prénom, appartient à la gendarmerie, et chez cette vieille et grande dame, le poil se porte généralement discret. En tout cas sur les endroits du corps visibles en public.
Hélas, les meilleures choses ont une fin, ce qui les différencie de la connerie humaine. Après une dernière étreinte, leurs doigts se séparent à regret, sans que leurs yeux larguent les amarres. Mais dans un restaurant, surtout aussi réputé que “L’abbesse”, au Diben, il serait vraiment triste de ne pas s’intéresser aux nourritures terrestres. De délicats arômes venus des tables voisines leur ouvrent déjà l’appétit. Cela ne les empêche nullement de savourer quand même une autre forme d’apéritif, une coupette de champagne, le temps de faire leur choix. Et de faire pétiller un peu plus leur nouvelle vie.
*
Un nouveau départ, c’est exactement ce dont elle rêve. Le nez sur le carreau, elle plane. Elle imagine toutes les belles années qui lui restent à partager avec celui qui sera l’homme de sa vie. Nous sommes toujours à Plougasnou, un peu plus à l’ouest, à Térénez pour être précis. Décidément, il semble que le microclimat dans cette partie si spéciale du Finistère, incite à l’amour… Comme le dit d’ailleurs le proverbe du cru : « Dans le Trégor, ça b***e fort ; dans le Trégor finistérien, ça b***e fort, et bien ! » Indifférente à la tradition locale, la blondinette aux cheveux raides et mi-longs, 35 ans à peine, vole au royaume des songes éveillés et regarde, sans le voir, le soleil lentement décliner. Il berce, de sa tendre lumière, la presqu’île de Barnénez et son tumulus si bien caché. D’ordinaire, elle prend le temps d’admirer ce paysage et reste, à chaque fois, fascinée par la silhouette lointaine du château du Taureau, ce mini-Fort Boyard que nous envient les Charentais maritimes, et qui se dresse à l’entrée de la Baie de Morlaix. Au milieu des cailloux, de ces dizaines d’îlots de beauté qui sont autant de pièges pour les navigateurs imprudents, ou inexpérimentés. Ce soir, elle ne voit pas l’île Sterec, l’île Callot ni Carantec. Perdue dans ses pensées, elle ne jette même pas un œil vers Roscoff et le port du Bloscon où les ferries bretons et irlandais font le plein, ou le vide, de passagers. Quelques voiliers sous spinnaker parsèment de taches colorées cet échiquier magique où les rochers jouent aux cases blanches tandis que la mer s’occupe des noires.
À quelques dizaines de mètres à peine, le petit port de Térénez baigne déjà dans une semi-pénombre. La marée monte et les quelques bateaux, de pêcheurs ou de plaisanciers, commencent à flotter. Tout est calme, reposé. Mais rien ne va tintinnabuler. Graeme Allwright n’est pas dans le secteur. Avis aux jeunes générations : cette référence, de bon aloi, est incompréhensible si vous avez moins de… moins de… « Oh ! Ma pôv dame, comme le temps passe ! » Au dehors, un silence reposant règne, rarement compromis par le passage, lointain, d’une voiture, roulant forcément au ralenti, prudence et étroitesse des rues obligent. Dans sa maison perchoir, nichée sur la colline, quelque part entre la départementale qui mène à Plouezoc’h, et la route qui conduit au port, la jeune femme sent son cœur battre. Plus fort. Plus vite. De seconde en seconde. Des secondes qui font vite une minute. Encore une autre et il sera 10 heures. Sa Rolex, ou plus exactement sa montre Décathlon, est formelle. Il sera là. Enfin !