I-1

2002 Words
I Plougasnou, Finistère-nord, début mai.La forme gît au bas de l’escalier, dans une étrange position. Les membres forment un angle improbable avec le reste du corps. Comme un pantin désarticulé. Le visage reflète un curieux mélange de terreur et de soulagement. La robe de chambre, entrouverte dans la chute, laisse apercevoir un pyjama bleu ciel en pilou, imprimé de coquelicots et de roses trémières. Le léger frémissement de la main gauche, le battement lent, mais régulier, des paupières ne laissent aucun doute : cette masse apparemment inerte appartient encore au royaume des vivants. Pour combien de temps ? * Quelques jours plus tôt.— Tu es sûre, ma chérie, de ne pas vouloir venir ? Cela te ferait du bien, tu ne crois pas ? Depuis qu’on est en retraite, on n’est pas retournés en Angleterre… — Gaël, tu es gentil, mais je me sens trop fatiguée. Je te gâcherais ton week-end. Je sais que cela te fait tellement plaisir de revoir Mike et Sarah… Portant bien sa soixantaine, avec un visage à peine marqué par les rides, Alice Gautier sourit tendrement à son mari. Un sourire qui paraîtrait sincère à quiconque ne la connaît pas intimement. Au fond d’elle-même, elle crève d’envie de partir avec lui, pour rejoindre leurs hôtes britanniques. C’est si drôle d’entendre leur accent à couper à l’Opinel quand ils essaient de parler le “français” : — Jeu pwendwais bien oune peu de joue, s’il te plaît ! Ce qui, vous l’aurez compris, est la phrase prononcée par nos chers voisins d’outre-Channel quand ils veulent un peu plus de sauce sur leur rôti de bœuf, rosbif en anglais. Ceci, à la condition expresse, évidemment, que le morceau de viande en question ait cuit pendant trois heures au four, afin que la moindre parcelle d’hémoglobine ne soit plus qu’un lointain souvenir dans les pupilles et les narines du British consommateur. Avec un B majuscule. Que les âmes sensibles, les végétariens, et les végétaliens, voire les “végans”, as oui sait in franglish, se rassurent, même si Gaël Gautier mange de la viande, aucun animal à quatre pattes ne souffrira dans les centaines de pages à suivre. Par contre, rien n’est garanti pour les bestioles à deux jambes… Et qui sait ce qu’il va advenir de cette si fragile Alice dont les grands yeux doux feraient fondre de tendresse tout être sensible porté sur la troisième jeunesse… Son visage ne montre aucune contrariété quand elle ajoute : — J’espère que tu trouveras le temps d’aller avec eux jusqu’au Cap Lizard ; j’aime tellement cet endroit. Et Kynance cove ! Et Mullion Cove ! Bon ! Maintenant, file vite, sinon tu vas mettre tout le monde en retard. Un bisou sur la bouche, un sourire, un petit signe de la main. La voiture de son mari a déjà disparu derrière la haie d’escallonias qui sépare leur jardin de la route du Guerzit. Dans moins de dix minutes, il sera passé prendre leurs amis qui habitent tout près de la plage de Saint-Samson. Étape suivante, Roscoff, le ferry, et une traversée de nuit qui sera l’occasion de déguster, avec une modération improbable, quelques pintes de John Smith, cette bière crémeuse, une ale pour les cruciverbistes, qui ravit tant de palais “grands-bretons”. Une pointe d’amertume dans la gorge, Alice rentre dans la maison, une grande longère aux murs épais, percés d’imposantes fenêtres. Un ancien corps de ferme, à quelques pas de la plage, qui fut longtemps leur résidence secondaire, du temps où son mari avait son cabinet à Brest. * Alice essaye de lutter contre cet alanguissement qui l’envahit seconde après seconde. Son cerveau intime l’ordre de bouger à cette main inerte qui prolonge son bras et qui ne semble plus lui appartenir. Et qui paraît loin, si loin. Si têtue aussi. « Pourquoi refuse-t-elle donc de m’obéir ? » se désole son subconscient. « Je lui demande juste de me montrer qu’elle vit encore ! Je lui demande juste de m’aider un peu. Juste un peu. » Ses muscles et ses nerfs, en mode grasse matinée, ne lui laissant guère d’espoir, il lui reste juste la possibilité de lancer un SOS. D’une terrienne en détresse. — Gaël ! Gaël ! GA-ËL ! Le prénom de son mari repasse en boucle entre ses lèvres, un leitmotiv qui serait alarmant et déclencherait immédiatement une réaction conjugale, si son mari l’entendait. Et si les mots qui émanent de ses cordes vocales avaient des chances d’être perçus. Ce qui n’est pas le cas. La pauvre femme, étalée de tout son long sur les dalles en ardoise de son salon, croit prononcer ces deux syllabes, alors qu’en fait, sa bouche n’émet pas de sons. Juste des bulles. De sang. Son organisme reste impassible quand un dernier coup lui traverse la tempe droite. Alice Gautier n’est plus en dérangement. Sa ligne de vie vient d’être transférée aux abonnés absents. À jamais. * 9 heures du matin. La terrasse de l’Hôtel de France, face à l’église Saint-Pierre, regorge de lumière. Le bourg de Plougasnou se réveille doucement au son du déchargement des fourgonnettes et camions divers. On est mardi, jour de marché, l’événement hebdomadaire. Un autre jour de la semaine, les voitures ne seraient pas légion à cette heure presque matinale, et les coups d’avertisseurs impatients se compteraient sur les doigts d’une moufle. Le touriste se fait plutôt rare à cette époque de l’année, mais l’enchaînement des jours fériés du 1er et du 8 mai a donné l’occasion à certains chanceux de venir passer quelques jours iodés et revigorants dans ce village paisible, refuge de quiétude dans un monde de brutes. Laure Saint-Donge ne profite ni de l’animation matinale ni du soleil. Assise devant une mini-table ronde au plateau de marbre, notre “belle” LSD jette un regard pensif sur la décoration de sa chambre. Style Empire, avec un lit qui aurait ravi Joséphine de Beauharnais, une élégante paire de candélabres déguisés en lampes de chevet, un carrelage blanc crème assorti à la descente de lit et aux épais rideaux, et une grande baie vitrée qui s’ouvre sur une petite terrasse. C’est dans ce gentil nid douillet qu’elle vient de passer les trois dernières nuits. Seule. Seule avec Bruxelles, cet inhabituel croisement entre un Cavalier King-Charles et un Jack Russell terrier. Restant des heures avec son chien sur le balcon, à observer le paradis de verdure qui l’entoure, un endroit idyllique, que ponctuent de couleurs chatoyantes des buissons de vivaces, au meilleur de leur forme en ce milieu de printemps. Seule ? Pas tout à fait… Ses longs moments de solitude ont largement été entrecoupés par ses visites à Isabelle Lebech, sa copine de presque toujours, avec qui elle a partagé tant de fous rires, de moments de complicité et, avouons-le, de galères. Ce matin, c’est au tour de l’animatrice de Plestin FM de lui rendre la politesse et de passer la voir dans son exil volontaire en plein milieu du “Petit Trégor”, cette partie de Bretagne blottie entre le Léon cher à saint Pol d’un côté, et le pays de Tréguier de l’autre. Une pointe de croissant ruisselante de café prend le chemin de la bouche de la visiteuse, visiblement affamée, quand son geste s’arrête soudain. Isa lève les yeux vers son amie qui semble fascinée par le papier peint aux reflets vert olive, parsemée de bouquets de fleurs blanches. — Ho ho ! Y a quelqu’un ? demande-t-elle de sa voix volontairement haut perchée, celle qu’elle réserve en principe aux services publics, quand elle doit les appeler le lundi matin. Histoire de réveiller un fonctionnaire encore endormi, qui répondrait au téléphone sans avoir réalisé que la touillette de son troisième gobelet de café vient de lui rentrer dans la narine. Miroska ! Tu es avec moi ? Un silence en guise de réponse. Alors elle revient à la charge, en agitant son croissant devant le nez de sa compagne de table et en ajoutant, d’une voix nasillarde : — Allô Houston ! Allô Houston ! Nous avons un problème. Le croissant est trop grand pour entrer dans le bol de café. Je répète, nous avons un problème. Le croissant… Est-ce l’incongruité du sérieux souci évoqué par Isabelle, ou est-ce cette allusion claire à un équipage, celui d’Apollo 13, qui a failli être dans la lune ? Vous ne le saurez pas et moi non plus, car Laure reste plutôt avare de confidences depuis quelque temps. Une certitude en tout cas, cette allusion à l’astre préféré de mon ami Pierrot lui a secoué les cellules breizh et provoqué un retour à la Terre si rapide que même Jules Verne n’aurait jamais osé l’imaginer. — Ah ! Oui ! Excuse-moi, ma belle, je rêvais… — Tu rêvais, tu rêvais… Je dirais plutôt que tu planais… Un maigre sourire vient ensoleiller le visage de notre journaliste. Enfin le côté gauche, puisqu’à droite, la balafre “coloradise” toujours sa chair meurtrie par une balle perdue lors d’un reportage en Irak. Dans une autre existence. Petite note pour les amoureux de la langue de Corneille et Racine (entre autres écrivains comiques) : le verbe “coloradiser” n’existe pas, pas encore pour être précis, dans le dictionnaire de l’Académie. Je vous en donne donc la définition, en avant-première : « Creuser en profondeur, comme le canyon du fleuve Colorado l’a fait dans son plateau rocheux éponyme. » Une terrible cicatrice, martyrisée encore récemment lors de ses aventures morlaisiennes, “entre TER et mer1”. Une marque d’infamie dont elle a fait une marque de fabrique. Un horrible soupçon de laideur qui, paradoxe ultime, lui donne encore plus de charme. Bref, il vaut mieux regarder son profil gauche que le droit. Mais foin des aspects physiques, la capsule LSD vient de rejoindre le monde des vivants. — Je planais, c’est vrai, mais avec un tel surnom, j’ai des excuses, non ? — Bon, écoute… Je ne suis pas venue spécialement ce matin, en délaissant mon émission, pour te regarder rêvasser et jouer Vol d’un croissant au-dessus d’un bol de café ! Qu’est-ce qui t’arrive ? * À quelques kilomètres de là, à proximité de la plage du Guerzit et de ses galets, Alice n’a pas de problèmes. Ou plus exactement, n’en a plus. Tout près de son corps figé dans sa position de danseuse de techno immobile, l’émotion étreint les occupants du salon. Gaël Gautier, malgré ses fréquentes rencontres professionnelles avec la mort, cherche, en vain, à retenir ses larmes. Il essaie, en même temps, et sans la moindre efficacité jusqu’alors, d’apporter un peu de réconfort à sa fille Valentine, prostrée dans le canapé. Il lui tient les mains, tout en lui caressant régulièrement les joues d’un geste tendre. Les yeux noyés de chagrin, la jeune femme ne réagit pas, pétrifiée par la douleur et la brutalité de l’événement. Elle souffre avec d’autant plus d’intensité que c’est elle-même qui a découvert le cadavre, lors de sa visite matinale. Un simple petit coucou à ses parents, en passant, avant d’aller faire ses courses, a suffi à transformer sa vie en une tragédie. Elle a compris instantanément qu’il n’y avait plus rien à faire. Pas de respiration, pas de pouls, des hématomes sur toutes les parties visibles du corps, les membres dans une position aberrante… Et le contact de sa peau, d’une froideur de serpent. Ce qu’elle a fait après n’est plus qu’un vague souvenir enfoui dans les tréfonds de son cerveau. Son père, lui, ne le sait que trop bien. Il dormait profondément au premier étage quand, malgré ses boules Quies (ND), il a commencé à percevoir des bruits sourds à travers la porte fermée de sa chambre. Des bruits anormaux qui devenaient de plus en plus forts. Débarrassé de ses bouchons auriculaires, il a tout de suite percuté. Pieds nus, en pyjama, il est sorti en trombe de la pièce, pour tomber face à sa fille sur le palier, qui criait « Papa ! Papa ! » d’un air affolé. Le reste, il le raconte maintenant à son ami, et confrère, le docteur Grégoire Le Stang, arrivé en urgence de son cabinet de la route de Saint-Nicolas. Celui-ci vient juste de se relever après avoir examiné la victime. — Alors ? — Je ne t’apprendrai rien, dit le médecin d’une voix professionnelle, empreinte d’une compassion évidente, elle est morte depuis déjà un certain temps. — Je l’ai vu tout de suite, mais je n’ai pas voulu la manipuler. Je m’en veux tellement ! Si j’avais été réveillé, j’aurais peut-être pu la sauver… J’aurais pu t’appeler, ou appeler une ambulance. Mais avec ces foutues boules dans les oreilles, je n’ai rien entendu. Rien ! Un aveu d’impuissance qui ne fait qu’amplifier la peine de Valentine, faisant naître en elle, l’espace d’un instant, l’espoir, à retardement, que sa mère aurait pu être sauvée. Elle ne peut s’empêcher de prendre la parole d’une voix entrecoupée de sanglots longs, même si on est au printemps. D’un ton où pointent ouvertement des reproches. — Pourquoi tu n’as pas entendu ? Pourquoi ? Tu aurais pu faire quelque chose ? Depuis quand tu mets des boules pour dormir ? Une série de questions dont la réponse se fait attendre. Le docteur Gautier cherche, à l’évidence, les mots les plus appropriés pour éviter à sa fille des souffrances supplémentaires. Il lui répond enfin, son regard attristé cherchant régulièrement une forme de soutien de la part de son ami et confrère.
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