Notice sur Louvet-2

1962 Words
Mais Louvet reconnut aussi que les grands cœurs s’élèvent et s’épurent au milieu de ces adversités qui enfantent la corruption chez la plupart de hommes. Les âmes fortes ne calculent ni l’étendue des périls, ni les difficultés qui les environnent ; elles n’envisagent que la grandeur d’une entreprise ou la gloire d’un sacrifice ; pour agir elles n’attendent point d’impulsions étrangères, et s’élèvent sans effort au plus haut degré de l’héroïsme. Telle parut Charlotte Corday lorsqu’elle se prépara à délivrer son pays ; telle, dans la Gironde, madame Bonquey déroba les proscrits à la rage de leurs oppresseurs ; mais cette femme dont l’hospitalité était le seul crime, tomba bientôt sous le glaive des bourreaux. Les députés, désormais sans appui, se séparèrent pour échapper aux recherches et se dirent un adieu qui devait être éternel. Plus à plaindre dans leur isolement, ils sentirent s’affaiblir cette puissance de l’âme, qui fait supporter avec calme et même avec quelque orgueil, d’injustes persécutions. Pour eux plus d’illusion de bonheur public et de liberté ; la tyrannie les enveloppe, les resserre, les menace ; la vie ne se présente à eux que comme un douloureux supplice. Louvet est encore capable d’une résolution : irrité, et non abattu par le poids des outrages, il repousse d’indignes terreurs, et jure de s’y soustraire. Au moment de commencer cette grande entreprise, il écrivait : « Je vous l’ai dit cent fois : il y a des extrémités au-delà desquelles on ne doit pas traîner la vie. Cent fois je vous ai prévenus que, lorsque j’en serai à ce point de détresse, au lieu de me tirer un coup de pistolet, je me mettrai sur la route de Paris. Mille à parier contre un que je n’arriverai pas, je le sais ; mais mon devoir est de le tenter. Ce n’est qu’ainsi qu’il m’est permis de me donner la mort ; ma famille, mes amis de vingt ans ont encore sur moi cet empire. Il faut que mes amis sachent qu’abandonné du monde entier ; je leur ai donné ce témoignage d’estime de ne pas désespérer d’eux, et de tenter un dernier effort pour m’aller reposer dans leurs bras. Il faut surtout que Lodoïska voye qu’en tombant j’avais encore le visage tourné vers elle ! « Je pars. Vous allez jouir d’un spectacle digne de quelqu’attention ; vous allez contempler un homme, un homme seul aux prises avec la fortune et devant un monde d’ennemis. » Il suffit de se rappeler le temps où Louvet conçut une idée si hardie, pour apprécier les justes motifs de crainte qui auraient dû l’en détourner. Toutefois il parvint à l’accomplir, et arriva sain et sauf au milieu de la capitale. Mille fois il avait cru toucher à sa dernière heure, son imperturbable sang-froid lui fit surmonter tous les obstacles. Là, il apprend, sans verser de larmes, la fin tragique de madame Rolland ; ailleurs, l’apologie de Marat n’excite ni son indignation ni sa colère ; plus loin un voyageur, en s’adressant à lui, chante une romance de Faublas ; un geste, un mot pouvaient le trahir : et le couteau fatal était incessamment sur sa tête. « Au reste, ajoute-t-il lui-même, il faut avoir été proscrit pour savoir comme il est difficile et gênant d’avoir, à chaque instant du jour, ses pas à mesurer, son haleine à ne pousser que doucement, un éternuement à étouffer, un rire, un cri, le moindre bruit à réprimer. Cette contrainte, si petite en apparence, devient douleur, péril et tourment par sa continuité. » Louvet avait rejoint Lodoïska, mais ses cruelles épreuves n’étaient point à leur terme : à Paris comme dans la Gironde, il tenta tour-à-tour, et tour-à-tour éprouva la constance de ses amis ; comme dans la Gironde, il fut forcé de reconnaître que le malheur porte avec lui le sceau de la réprobation, et que, semblable à un fléau contagieux, il éloigne tout de ses approches. Le JURA lui offrait d’impénétrables cavernes, Louvet courut s’y réfugier. « De l’antre profond où je m’étais jeté, sur les âpres montagnes qui de ce côté limitent la France, je voyais, je touchais, pour ainsi dire, l’antique Helvétie. Au premier bruit, à la moindre alarme, je pouvais me précipiter sur le territoire neutre, puis ayant vu passer l’ennemi, remonter à ma retraite, et rentrer en même temps dans ma patrie. » C’est dans cet asile que Louvet, pressé par le besoin de soulager son cœur, entreprit de raconter, avec cette vivacité d’expression qu’il sut répandre dans tous ses écrits, les détails de sa fuite et de ses périls. Son ouvrage, dicté pour l’histoire, produisit à sa naissance beaucoup de sensation ; il fut traduit dans presque toutes les langues de l’Europe. Mais le 9 thermidor vint rendre Louvet à sa patrie. Non pas à ses fonctions : tous les jacobins de la Convention n’étaient pas encore abattus, et les complaisants ministres de Robespierre n’avaient pas tous secoué leurs terreurs. La demande de Louvet, de reprendre sa place dans l’assemblée, fut longtemps écartée. Mais l’opinion qui règne sur les républiques, comme sur les monarchies, l’emporta enfin sur les considérations de la haine et de la peur. Le 8 mars 1795, Marie-Joseph Chénier, qu’une amitié sincère unissait depuis longtemps à Louvet, réclama de nouveau le rappel des proscrits du 31 mai. Son discours fut digne des hommes dont il revendiquait les droits. « Ils ont fui, dites-vous ? ils se sont cachés ? ils ont enseveli leur existence au fond des cavernes, comme autrefois les martyrs des Cevennes ? Voilà donc leur crime ! Eh ! plût aux destinées de la république que ce crime eût été celui de tous, dans un temps où les talents célèbres, où les vertus courageuses ne pouvaient espérer une longue impunité ! pourquoi ne s’est-il pas trouvé de cavernes assez profondes pour conserver à la patrie les méditations de Condorcet, l’éloquence Vergniaud ? les nombreux successeurs de Barneweldt et de Sidney n’avaient pas besoin de chercher la gloire sur l’échafaud. Quand la surface de la terre était soumise au pouvoir arbitraire, pourquoi n’ont-ils pas poursuivi la liberté dans la profondeur des abymes ? Et pourquoi le 10 thermidor, après le supplice des triumvirs, une terre hospitalière et libérale, n’a-t-elle pas rendu au jour purifié cette colonie souterraine d’orateurs patriotes, de philosophes républicains, dont la sagesse et l’énergie auraient si puissamment servi l’État dans la prochaine et dernière lutte de l’égalité contre les privilèges, de la liberté contre les rois ? » À peine rentré dans la Convention, Louvet prit la parole pour adresser un touchant hommage à la mémoire de ses amis morts sur l’échafaud, et deux jours après il demanda qu’on décrétât que tous ceux qui avaient pris les armes contre La Montagne, avaient bien mérité de la patrie. Le 22 mars, il embrassa la défense des proscrits contre leurs anciens oppresseurs, et notamment contre Robert Lindet et Lecointre. Cependant, le retour de la Convention à des principes plus modérés, avait réveillé l’espoir des contre-révolutionnaires ; ce parti qui ne devait un reste d’existence qu’aux crimes de jacobins, renouvela ses efforts contre les républicains, et précipita dans l’enceinte de la représentation nationale une multitude forcenée. Cette scène d’horreurs s’ouvrit par l’assassinat du généreux Féraud. Louvet qui dans cette journée avait montré son courage ordinaire, se chargea d’exprimer les regrets de la Convention. Il pleurait un ami, un martyr de la liberté ; son triomphe fut celui de l’éloquence : tous les cœurs furent attendris, tous les yeux se remplirent de larmes au souvenir de cet évènement. Entrée à la commission chargée de présenter les lois organiques de la constitution, il s’opposa à la création d’un comité unique de gouvernement, et soutint la nécessité d’une loi contre les provocateurs. Sa constance lui mérita la haine des contre-révolutionnaires. Ces anarchistes qui, sous le règne de La Montagne, n’avaient pas trouvé assez de bassesses pour se faire oublier, fiers alors par l’absence du danger, se montraient escortés d’assassins, vieux compagnons de Marat, et haranguaient la populace, du haut de ces mêmes bornes on les avaient précédés Hébert et Henriot. Louvet eut plusieurs fois l’honneur de s’entendre insulter par eux. Un jour, poursuivi dans les rues par une troupe de gens armés de bâtons, qui le menaçaient en chantant derrière lui le réveil du peuple, il les conduisit sans se déconcerter jusqu’à sa demeure, ouvrit sa porte, se retourna vers la foule, et ne rentra dans sa maison qu’après leur avoir adressé ce vers de la Marseillaise : « Que veut cette horde d’esclaves ? » Louvet menacé par les terroristes de 1795, comme il l’avait été par ceux de 1793, demeura fidèle aux principes d’éternelle justice qui réprouvent les instruments de toutes les tyrannies. Il vota avec véhémence pour que les députés, accusés de complicité dans les excès du 1er prairial, ne fussent pas traduits devant une des commissions militaires, dont l’existence lui paraissait aussi barbare, aussi attentatoire à la liberté que celle des tribunaux révolutionnaires. Le 19 juin il fut élu président de la Convention et le 3 juillet membre du comité de salut public. Devenu membre du conseil des cinq-cents lors de l’organisation constitutionnelle de l’an 3, Louvet s’y montra plus ardemment attaché à la cause de la liberté attaquée dans les conseils par une faction puissante, composée d’hommes de tous les partis. Mécontent du directoire dont l’inhabileté, la faiblesse et les divisions n’étaient guère moins alarmantes que l’audace de ses ennemis, il prévit les malheurs que les violences du 18 fructidor allaient attirer sur sa patrie. Il fut poursuivi, accusé devant les tribunaux par d’infâmes libellistes qui n’étaient dignes d’apprécier ni la noblesse de son âme, ni la bonté de son cœur, ni la droiture de ses sentiments. Louvet, calomnié par Isidore Langlois, se vit condamné comme calomniateur. Cet intervertissement de tous les principes fit sur lui une impression profonde. La chaleur d’un combat polémique avait altéré sa santé ; son âme ne s’était agrandie à l’école du malheur qu’aux dépens de son tempérament délicat. Contraint d’abandonner ses travaux, il ne pouvait plus prouver son amour pour la patrie, en combattant la réaction qui désolait la république. Sorti du corps législatif le 20 mai 1797, il transporta à l’hôtel de Sens, faubourg Saint-Germain, le beau magasin de librairie qu’il avait formé depuis trois ans au Palais-Royal. Le gouvernement l’avait nommé consul à Palerme, et ses amis espéraient beaucoup du ciel qui l’attendait. Cette illusion ne dura pas longtemps ; Louvet se voyait mourir avec une indifférence vraiment stoïque, mais désolante pour ceux qui l’entouraient. Deux jours encore avant sa mort, il s’applaudissait de finir avant la république. Le 5 août 1797, il rendit le dernier soupir. Voici le portrait que nous a laissé de lui madame Rolland, dont le beau caractère était fait pour l’apprécier. « Louvet est petit, fluet, la vue basse et l’habit négligé ; il ne paraît rien au vulgaire, qui ne remarque pas la noblesse de son front, et le feu dont s’animent ses yeux à l’expression d’une grande vérité. Les gens de lettres connaissent ses jolis romans ; la politique lui doit des objets plus graves. Il est impossible de réunir plus d’esprit à moins de prétentions et plus de bonhomie ; courageux comme un lion, doux comme un enfant, homme sensible, bon citoyen, écrivain vigoureux, il peut faire trembler Catilina à la tribune et souper chez Bachaumont. » Après avoir partagé ses périls et ses disgrâces, sa femme qui lui prodigua de si douces consolations, Lodoïska ne put se résoudre à supporter la perte de l’homme qu’elle avait tant aimé. Elle s’empoisonna. Sa famille avertie de ce funeste évènement, la força de prendre un antidote qui, en prolongeant son existence de quelques années, étendit le cours de ses regrets. Louvet a été peut-être celui de tous les membres de nos assemblées délibérantes qui soit resté le plus invariablement attaché à ses principes. Les temps et les circonstances n’eurent aucune influence sur lui, dans le cours de cette révolution où l’on vit tant de fois changer, s’évanouir, et reparaître pour s’éclipser encore, les mille nuances de l’opinion. Aussi l’a-t-on jugé démagogue sous la Constituante, modéré durant la Terreur, et républicain exagéré dans le conseil des cinq-cents. Qu’on examine sa conduite : toujours ennemi de l’arbitraire, quel que fût la forme qu’il empruntât, il l’attaqua sans relâche. Inaccessible à la corruption, comme à la menace, inébranlable dans ses devoirs, il sacrifia la fortune aux intérêts du peuple, défendit la liberté au péril de ses jours, et la défendit encore lorsque, victime de l’anarchie, il eut payé par une proscription impitoyable l’honneur d’un si beau dévouement. « Puisque même en un pays que je croyais prêt à se régénérer, disait-il en mourant, les gens de bien sont si lâches et les méchants si furieux, il est clair que toute agrégation d’hommes, improprement appelée PEUPLE par des insensés tels que moi, n’est réellement qu’un imbécile troupeau, trop heureux de ramper sous un maître. » Il nous semble, à ses derniers moments, entendre le vertueux Brutus s’écrier avec douleur : Vertu ! tu n’es qu’un vain nom ! Paris, 16 février 1821.
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