Notice sur Louvet-1
Notice sur LouvetIl y a peu de proportion entre la justice et la curiosité des hommes. La plupart ont tant d’ardeur pour les fictions, et si peu d’amour pour la vérité, qu’on est presque toujours sûr de parler d’un objet nouveau quand on rappelle un souvenir qu’il faudrait honorer, une action, une vie qui mériteraient des hommages. On sait ce qu’il est indifférent de savoir ; on ignore ce qu’il conviendrait d’admirer. C’est ainsi qu’en mettant sous les yeux d’un public distrait cette belle édition d’un livre qu’il a déjà tant de fois parcouru, nous n’avons la prétention d’apprendre à personne ce que c’est que le CHEVALIER DE FAUBLAS, une idole de boudoir, un héros de bonne compagnie, libertin quelquefois sensible, toujours spirituel et Français ; mais nous craignons d’avoir à instruire un grand nombre de lecteurs, si un grand nombre de lecteurs affronte cette courte préface, de ce que fut l’auteur de ce brillant et frivole ouvrage. Étrange différence entre la vie de l’écrivain et celle du héros ! l’une est toute voluptueuse, l’autre semée de combats, de périls, et de souffrances. Et quelle imagination a tissu les fils légers de ces riantes fictions ? celle d’un homme de probité et de mœurs rigides ; membre illustré de cette Convention si funeste ; député de la Gironde ; le premier agresseur de Robespierre ; un martyr enfin de la cause de la liberté.
Jean-Baptiste Louvet de Couvray était né à Paris dans l’année 1764. Sa jeunesse, consacrée à l’étude, n’offrit rien de remarquable. Destiné à la profession d’avocat, mais rebuté par une occupation peu conforme à ses goûts, il se livra à la littérature. Son début fut ce même roman de Faublas, dont la première partie fut publiée en 1787. Un style vif et piquant, beaucoup de vérité dans une vaste série d’évènements, des détails rendus avec grâce, firent de cette production un livre à la mode.
Ce n’est pas que Louvet dépeigne toujours avec une rigoureuse exactitude la société qu’il met en scène ; ses personnages sont plutôt conçus qu’étudiés ; mais le monde qu’il se crée n’est pas hors de la nature ; les passions qu’il fait agir, sont les nôtres ; et il est doux quelquefois d’oublier une affligeante réalité, pour parcourir, sans contrainte, les champs de l’imagination. Le marquis de Lauraguais donne aux aventures de Faublas une origine historique. Selon lui, ce personnage vivait sous Louis XIV, et s’appelait l’abbé de Choisi. Étant prêtre et faisant sa cour à madame de Maintenon pour en obtenir quelque bénéfice, il lui dédia une traduction qu’il fit de l’imitation de Jésus-Christ, avec cette épigraphe saintement plaisante : Concupiscit rex decorum tuum, et qu’on ne peut traduire, dit-il, un peu décemment qu’ainsi : Tes charmes ont excité la concupiscence du roi. Ce même abbé de Choisi publia ses Mémoires sous le nom d’une femme, la comtesse des Barres, et il avait joué ce rôle de femme auprès de plus d’une marquise de B ***, et de plus d’une comtesse de Lignole.
Quoi qu’il en soit, Louvet vécut longtemps à la campagne près d’une femme à laquelle, depuis la plus tendre enfance, il était passionnément attaché. Un hymen forcé les avait en vain séparés ; libres après six ans d’absence, ils s’étaient réunis pour ne plus se quitter. Heureux par ses affections et sa philosophie, Louvet poursuivait son ouvrage dont les premiers fruits suffisaient à ses besoins : éloigné du monde, il se croyait à l’abri de ses orages. Mais la révolution avait éclaté : avec la bastille tombait le joug qui pesait sur la France. Louvet reçut la cocarde tricolore des mains de cette Lodoïska, que nous connaîtrons plus tard, et dont il a attaché le nom au plus pathétique épisode de son ouvrage. Cet acte de liberté devint la cause d’une persécution que Louvet eut à subir de la part de quelques gentilshommes du voisinage. Il se rendit à Paris.
Une brochure qu’il publia contre M. Mounier, de l’assemblée constituante, après l’affaire d’octobre 1789, lui valut l’entrée au club des jacobins. Ce club n’était ouvert, alors, qu’au patriotisme et aux talents. Louvet, lancé dans la carrière politique, fit paraître Émilie de Varmont et les Amours du curé Sévin, roman qui avait pour but de prouver la nécessité du divorce, et du mariage des prêtres. Ce livre obtint quelque vogue dans sa nouveauté, bien qu’on y reconnût à peine la plume de son auteur. Il composa, à la même époque, trois comédies : une seule fut représentée ; elle avait pour but de tourner en ridicule les troupes rassemblées à Coblentz.
Exempt d’ambition, Louvet ne paraissait que rarement dans les assemblées populaires. Persuadé que la force des choses amènerait les réformes qu’on avait droit d’attendre, il restait dans les rangs obscurs de la révolution dont il s’imposait toutes les charges, avec une entière abnégation de ses propres intérêts. Toutefois dès qu’il apprit qu’un parti conspirait contre la constitution jurée, et que parmi les mandataires du peuple plusieurs s’étaient vendus au pouvoir, il se crut obligé de descendre à son tour dans la lice. Le 25 décembre 1791, il se présenta à la barre de l’assemblée législative, à la tête d’une députation de la section des Lombards, pour provoquer un décret contre les princes émigrés et la guerre contre les souverains qui s’armaient en leur faveur.
« Nous vous demanderons, dit l’orateur aux députés de la France, qu’entre nous et les rois Dieu soit appelé pour juge, et qu’il décide enfin s’il fit le monde pour quelques hommes, ou s’il ne voulut pas que les hommes appartinssent au monde. Nous vous demanderons un fléau terrible, mais indispensable ; nous demanderons la guerre ! Se pourrait-il que la coalition des tyrans fût universelle ? Prompts comme la foudre que des milliers de nos citoyens se précipitent sur la féodalité, et ne s’arrêtent qu’où finira la servitude ; qu’on dépose la déclaration des droits dans les chaumières ; que l’homme, en tous lieux, instruit et délivré, reprenne le sentiment de sa dignité première ; que le genre humain se relève et respire. »
Louvet devint plus assidu au club dont il faisait partie ; il parla avec beaucoup de force lorsqu’on discuta la question de la guerre contre l’Autriche. Robespierre le combattit. La réplique de Louvet accabla son antagoniste, qui lui voua depuis une haine implacable. Les ministres qui tous voulaient la guerre, furent charmés d’avoir trouvé dans Louvet un puissant auxiliaire. Pour lui témoigner leur reconnaissance et leur estime, ils le désignèrent pour le département de la justice. Effrayée de cette résolution, la faction ennemie employa toutes ses ressources pour la combattre. On n’épargna ni les menaces ni les calomnies, et le portefeuille fut confié à un homme nul. Cette faiblesse du gouvernement enhardit des adversaires qu’il avait cru calmer par une condescendance. On sait jusqu’à quel point ils poussèrent depuis leur audace.
Lié d’une étroite amitié avec le ministre Rolland, dont l’hôtel était le rendez-vous des partisans d’une sage liberté, Louvet devint l’âme de ses conseils. Ce vertueux citoyen le chargea de rédiger la Sentinelle, journal-affiche qu’il destinait à neutraliser les funestes doctrines des démagogues. Louvet en s’acquittant de cette tâche n’observa pas toujours les principes d’une rigoureuse justice, et son excès de zèle pour la liberté lui fit perdre l’ambassade de Constantinople, que Dumouriez, alors tout-puissant, lui destinait. Ses amis crurent réparer cette disgrâce en lui offrant la place de commissaire à Saint-Domingue ; mais il la refusa, pour ne pas quitter sa patrie au moment où elle était en proie aux plus épouvantables convulsions.
Louis XVI était dans les fers, et la Montagne s’élevait sur les débris de la royauté : la Convention, à peine formée, était déjà en butte à de violentes attaques. Ceux de ses membres qui professaient des opinions honorables, voyaient planer sur leurs têtes le fer des terroristes. Louvet, que le département du Loiret avait spontanément choisi pour le représenter, méritait l’honneur d’une proscription spéciale. Il n’avait vu, dans la journée du 10 août, que le salut de la France ; mais son erreur ne dura pas longtemps. Il entrevit bientôt qu’un grand amour pour la république pouvait servir de masque à d’ambitieux projets. Persuadé, d’ailleurs, que les fureurs révolutionnaires ne tendaient à rien moins qu’à faire regretter l’ancien ordre des choses, il déclara une guerre à mort à la faction des cordeliers. En vain lui fit-elle des offres de rapprochement, pouvait-il en exister entre une âme si généreuse et cette horde de bourreaux ? Un rapport de Rolland à la Convention lui fournit l’occasion de faire éclater son indignation. Robespierre, qu’on y désignait comme aspirant à la dictature, se leva pour se justifier. « Quoi, disait-il, il suffirait, pour nous interdire la parole, que quelques intrigants abusassent de votre confiance et de l’immense autorité dont vous êtes investis ! Quoi ! lorsqu’ici il n’est pas un seul homme qui osât m’accuser en face en articulant des faits positifs contre moi ; lorsqu’il n’en est pas un qui osât monter à cette tribune, et ouvrît avec moi une discussion calme et sérieuse…
Louvet (l’interrompant) : Je demande la parole pour accuser Robespierre !
Aussitôt il s’élance à la tribune, et en commençant son discours, il trace aux yeux de l’assemblée la marche suivie aux jacobins pour attaquer les meilleurs patriotes. Il fait remarquer que l’empire de la parole y est exercé par un individu que prônent sans cesse quelques orateurs fougueux. Revenant ensuite sur la journée du 10 août, il reproche à Robespierre de s’en être attribué les profits ; d’avoir accusé les représentants d’être d’intelligence avec l’ennemi, la veille même des assassinats de septembre, et d’avoir fait fermer les portes de Paris, au mépris d’un décret contraire. Il déclare que le but des conjurés était d’obtenir une coalition entre les municipalités, et leur réunion avec celle de la capitale qui devait être le centre de l’autorité commune, afin de renverser le gouvernement.
« C’est dans le cours de ces manœuvres, poursuit-il, qu’on désignait tous les ministres comme des traîtres ; un seul était excepté, un seul et toujours le même. Puisses-tu, Danton, te justifier aux yeux de la postérité de cette flétrissante exception ! C’est alors qu’on vit reparaître sur la scène un homme unique jusqu’ici dans les fastes du crime. Eh ! ne croyez pas nous donner le change en désavouant aujourd’hui cet enfant perdu de l’assassinat ; s’il n’appartenait pas à une faction, comment se ferait-il que ce monstre sortît vivant du sépulcre où lui-même s’était condamné ?… pourquoi le produisîtes-vous dans cette assemblée électorale que vous dominiez par l’intrigue et par la terreur, vous qui me fîtes insulter pour avoir demandé la parole contre Marat ?… Dieux ! J’ai prononcé son nom ! cet être fut désigné comme candidat dans un discours où Robespierre venait de calomnier Priestley.
Robespierre ! je t’accuse d’avoir longtemps calomnié les plus purs patriotes, à une époque où tes calomnies étaient de véritables proscriptions ; je t’accuse d’avoir, autant qu’il était en toi, méconnu, avili, persécuté les représentants de la nation ; d’avoir souffert que devant toi on te désignât comme le seul homme vertueux de la France qui pût sauver le peuple, et de l’avoir fait entendre toi-même ; je t’accuse d’avoir tyrannisé par tous les moyens l’assemblée électorale ; je t’accuse enfin d’avoir évidemment marché au pouvoir suprême ; je t’accuse : et, pour te confondre, ta conduite parlera plus haut que moi. »
Robespierre crut toucher à sa dernière heure. Si Péthion, Guadet et Vergniaud eussent répondu aux fréquentes interpellations de Louvet, le monstre eût été étouffé. Mais lorsqu’après huit jours, Robespierre vint balbutier pour sa défense quelques phrases banales, les Girondins se levèrent avec la Montagne pour empêcher Louvet de répliquer : Ils pensèrent qu’un ordre du jour flétrirait assez Robespierre ; comme si le déshonneur était un obstacle au crime ! Leur erreur du moins fut vertueuse ; ils ne purent croire à tant de perversité, que le jour où ils en tombèrent les victimes.
Louvet, réduit au silence, fit imprimer son discours, sous ce titre : À Maximilien Robespierre et ses royalistes. Dans cette brochure, il développa les intrigues et les projets du parti d’Orléans et du club des Cordeliers, qui tendaient, dit-on, au même but. Pour leur porter une atteinte non moins sensible, il demanda l’expulsion hors du territoire de la famille qui avait régné. Cette hostilité s’adressait directement au duc d’Orléans, le seul de ces princes qui n’eût pas quitté la France, et qui, membre de la Convention, espérait monter sur le trône.
Louvet, lorsque Louis XVI fut mis en jugement, insista avec force pour la question de l’appel au peuple et protesta que, si elle ne passait pas, aucune puissance humaine ne pourrait le contraindre à voter. Quoique son opinion fût peu favorable au monarque, son cœur cherchait à concilier les devoirs du représentant et les droits de l’humanité. Il était convaincu qu’en investissant la nation de la souveraineté, on ferait disparaître l’influence des partis, et dans cette grande circonstance, en réveillant chez tous les citoyens le sentiment de leurs forces et de leur dignité, on écraserait les factieux.
L’appel au peuple ayant été rejeté, il fallut appliquer la peine. « Représentants, dit Louvet, après avoir renouvelé son opinion, vous allez prononcer un jugement irréparable ; puisse le génie tutélaire de ma patrie détourner les maux qu’on lui prépare ! puisse sa main toute-puissante vous retirer de l’abyme ou quelques ambitieux auront contribué à vous précipiter ! puisse sa main vengeresse écraser les nouveaux tyrans qu’on nous garde ! Les dangers de la république deviennent immenses et pressants. Mais son salut est encore dans vos mains. Gardez de passer vos pouvoirs ; rendez hommage aux droits de ceux qui vous ont envoyés ; et si, pour avoir rempli vos devoirs, vous devez tomber sous le poignard, vous tomberez du moins dignes de regret, dignes d’estime. Le temps, les hommes, les circonstances peuvent changer. Mais les principes ne changent jamais ; je ne changerai pas plus que les principes. »
La voix de Louvet fut une de celles qui ne comptèrent pas pour la mort.
L’appel nominal était à peine terminé, qu’on remit au président deux lettres dont Garan-Coulon demanda la lecture. Mais Danton s’étant levé, empêcha ce représentant de motiver son opinion. Le fougueux Louvet lance sur lui des regards terribles, et s’écrie : « Tu n’es pas encore roi, Danton ! quel est ton privilège pour étouffer nos voix ? »
Louvet se prononça avec la même force en faveur du sursis. Son courage et son éloquence semblaient s’accroître avec les dangers. Ce fut à son sang-froid et surtout à sa prévoyance active, que les Girondins durent leur salut dans la journée du 10 mars. On sait qu’à cette époque, le général Dumouriez, battu à Nerwinde, cherchait à sauver sa tête en négociant au-dehors avec Cobourg, au-dedans avec la faction d’Orléans. Robespierre, Danton et Marat étaient, chacun avec des vues différentes d’ambition personnelle, les principaux agents de ce parti, et Louvet n’a jamais douté que, vendus aux puissances, mais en même temps tous prêts à s’emparer de l’autorité, si l’occasion devenait favorable, ils dirigeaient leurs crimes d’après ce double intérêt. C’est ainsi qu’il en avait parlé aux Girondins, mais aucun d’eux n’osait faire de cette hypothèse la base de sa conduite politique. Aussi disait-il souvent : Ces hommes courent à l’échafaud ; il faudrait promptement me séparer d’eux, si leur cause n’était pas celle du devoir et de la vertu.
Le hasard vint enfin dessiller leurs yeux. Un ami de Guadet, récemment sorti des prisons d’Autriche, lui apprit que le général Cobourg se flattait que vingt-deux têtes tomberaient avant peu dans la convention. Le représentant rit d’abord de cette étrange prophétie ; mais quel fut son étonnement, lorsque huit jours après le maire Pache se présenta à la barre de l’assemblée pour demander au nom des sections de Paris la proscription de vingt-deux membres. Une telle coïncidence de nombre frappa vivement les Girondins ; sur-le-champ ils dénoncèrent Marat, et obtinrent contre lui un décret d’accusation. Si cette mesure fut illusoire, il n’en resta pas moins démontré combien était juste la pensée de Louvet.
Les dangers dont il était de plus en plus menacé, ajoutaient à sa véhémence ordinaire. Dans les séances du 20 avril et 19 mai 1793, il s’éleva contre la commune de Paris, et la dénonça comme ayant établi une correspondance factieuse avec les quarante-quatre mille communes de la république ; comme employant les deniers destinés à l’approvisionnement de la ville à faire colporter ses arrêtés ; et comme se livrant à de scandaleuses orgies, dans lesquelles plusieurs Municipaux avaient forcé les épouses et les filles des suspects à danser devant eux, et leur avaient jeté ensuite les restes de leur table. Plus tard il embrassa la défense des pères de famille que l’infâme Léonard Bourdon avait fait arrêter à Orléans.
De si généreux efforts ne purent arrêter les progrès de La Montagne ; trop peu de patriotes avaient l’intrépidité de Louvet ; trop peu de Girondins savaient, comme lui, affronter et combattre les conspirateurs autrement que par des discours. Les clameurs des tribunes étouffaient leurs voix éloquentes, et Robespierre avait pour lui les ordres du jour d’un centre toujours officieux et toujours servile. L’issue du combat ne fut pas longtemps douteuse : Louvet, compris dans une nouvelle liste de proscription, portée le 31 mai à la convention par la municipalité de Paris, fut décrété d’accusation le 2 juin. Pendant quinze jours il demeura caché dans la capitale, incertain du parti qu’il devait prendre ; informé enfin que plusieurs de ses collègues dirigeaient à Caen l’insurrection qui y avait éclaté, il n’hésita pas à s’y rendre lui-même. Mais dans la Normandie, comme partout, La Montagne avait ses agents, et l’armée d’Évreux promptement désorganisée, attesta leur présence dans ses rangs. Le général Wimpfen, qui la commandait, profita de cette circonstance pour offrir aux proscrits l’appui de l’Angleterre. Leur réponse fut telle qu’on devait l’attendre ; ils préfèrent un noble exil à des secours qu’il eût fallu acheter par une trahison.
Louvet suivit en Bretagne le bataillon du Finistère qu’on venait de licencier. Sous cette égide, il échappa aux dangers dont les tyrans environnent ses pas. Mais contraint de continuer sa route, avec ses seuls compagnons d’infortune ; il revêtit comme eux le costume de Volontaires et s’engagea dans les sentiers les plus impraticables. Un seul trait, puisé dans les récits de Louvet, peindra les fatigues et les tourments de cette marche. « Il était huit heures, et il y en avait trente et une que, depuis notre demi-couchée à Roternheim, nous nous traînions de piège en piège, de faux pas en faux pas. Nous tombions de fatigue, de sommeil et de faim. Nous étions couchés dans l’eau ; car l’orage était si fort que, malgré de grands arbres, la pluie tombait sur nous par torrents. Il paraissait impossible que le plus robuste résistât à une telle situation. Je l’avoue, l’heure du découragement était venue ; Riouffe et Girey-Dupré, dont l’inépuisable gaieté s’était soutenue jusqu’alors, ne nous donnaient plus que des sourires. Le bouillant Cussy accusait la nature ; Salles se dépitait ; Buzot paraissait accablé ; Barbaroux même sentait sa grande âme affaiblie ; moi je voyais dans mon espingole notre dernière ressource. Péthion seul, et c’est ainsi que je l’ai vu dans toute cette route, Péthion, inaltérable, bravait tous les besoins, gardait un front calme au milieu de ces nouveaux périls et souriait aux intempéries d’un ciel ennemi. »
Louvet, après avoir rejoint à Quimper, sa fidèle Lodoïska dut se résoudre à une plus longue séparation. Il ne restait plus d’asile sûr dans la Bretagne, et les députés firent voile vers la Gironde, où ils espéraient trouver de nombreux partisans. Les gouffres de l’océan furent moins impitoyables que cette terre, objet de tous leurs vœux. À peine en avaient-ils touché le sol, qu’une légion d’ennemis fondit sur leurs traces. C’est dans les Mémoires même de Louvet qu’il faut chercher ce tableau déchirant. On y verra des hommes vertueux lutter péniblement contre des dangers de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes, affaiblis par de longues fatigues, exténués par de dures privations, chercher vainement une place où ils pussent reposer leurs têtes ; on verra le pays dont ils ont illustré le nom, refuser un appui à leur misère, et ne leur présenter, au lieu d’un refuge inviolable, que des poignards menaçants. Ils avaient compté sur des amis ! en est-il pour les infortunés ? pas une porte ne s’ouvre pour les recevoir ; les citoyens dont ils allaient toucher les foyers, s’effrayant d’autant plus qu’ils avaient professé les mêmes opinions, regardaient la seule présence de ces proscrits comme un crime dont il eut fallu se purifier, et attendaient en frémissant le moment de leur départ.