Je suis une Sakyu

1905 Words
Je suis toujours assise sur mon sofa à me demander si j’arriverai à retrouver ma vie d’avant lorsque je réalise que je n’ai pas vu les membres de ma Coterie ni ceux des Chardons Ardents.  Je prie qu’ils s’occupent simplement d’Ethan qui doit atrocement souffrir la perte de Kiara et que leur absence ne soit pas un autre geste politique quelconque.  Je regrette cependant qu’ASARA ait manqué mon retour à la normalité.  J’aurais aimé partager ce moment avec eux.  Je me souviens tout à coup que j’ai laissé la lettre de mon Père pour Dame de Montmagny dans mon tiroir privé de la salle des Purifiés.  Je vais la chercher, me disant qu’il serait temps de la lui remettre.  En traversant le salon public, je constate que mon c*****e de la veille a déjà été nettoyé.  Je me promets d’aller prendre une entente avec le Cerbère du Munitum pour défrayer les frais de remplacement des meubles que j’ai détruit dans ma rage de la veille.  Lettre en main, je retourne dans la grande salle et me présente devant la Doyenne.   -          Vous venez m’annoncer que vous avez accepté de redevenir Maîtresse des Arts, se réjouit-elle.   -          Vous exagérez votre Excellence, soupire le Consul De Carufel à ses côtés.  Donnez-lui le temps de souffler un peu la pauvre.  L’encre n’a même pas encore séché sur ses lettres de présentation.  Si elle part trop vite en voyage, tout sera illisible.  Prenez votre temps, jeune Prêtresse.    -          Merci Consul, lui dis-je en m’inclinant.   -          Il faudra m’expliquer comment vous avez su calmer l’inquiétude d’une salle complète d’un simple regard, ajoute-t-il, faisant référence au don que j’ai déployé la veille.    -          Je vous promets de le faire lorsque je le saurai.  Je suis forcée d’admettre que j’ignorais que je l’avais fait avant que notre Maréchal me dise que mes yeux s’étaient illuminés.  Je voulais seulement rassurer les citoyens.    -          Et vous l’avez fait.  Comme la Révérente Mère que vous êtes, s’exclame le dirigeant de la Maison des Imperius.  Vos dons sont fascinants, vous ne trouvez pas Doyenne de Montmagny.   Elle acquiesce, masquant difficilement le début de colère qu’il a fait monter en elle en la rabrouant un peu plus tôt.  Décidément, il y a des tensions au sein de notre conseil des Dirigeants.  Je me souviens de la raison qui m’a mené jusqu’à l’avant de la grande salle.   -          Doyenne de Montmagny, j’ai ici une lettre que mon Père vous a écrite et qu’il a donnée à la Professeure Jacobs avec l’instruction formelle de tout me remettre au moment où j’allais devenir Mère.    -          Comment a-t-il… C’est lui que vous avez visité cette nuit-là, comprend-t-elle en tournant la tête vers l’Évêque.  Vous êtes Mère depuis bientôt dix ans.  Vous en avez mis du temps pour me donner cette lettre qui m’est destinée.    Je respire un grand coup, même si je sais que c’est inutile depuis plus d’un siècle.  Son attitude condescendante et hautaine commence royalement à me taper sur les nerfs.  Je me redresse de toute ma grandeur et puise en moi toute ma fierté.  Sans activer la puissance de mon sang, je la toise avec supériorité.   -          Je vous rappelle qu’il m’était interdit de vous regarder et de vous adresser la parole.  J’étais inexistante à vos yeux et ne valais pas plus qu’un vulgaire tapis d’entrée pour essuyer les semelles de vos souliers.  Comment aurais-je pu vous livrer du courrier ?  J’honore maintenant la requête de mon Père.    Je dépose l’enveloppe à ses pieds avant de lui tourner le dos.  Je marche vers la sortie de la grande salle la tête haute.  Je suis une descendante de Sakyu la magnifique.  Il est terminé le temps où l’on me crache au visage.  Si je souhaite retrouver ma vie d’avant, je ne dois pas accepter qu’on me traite comme une moins que rien.  Je vaux plus que ça.  Je m’arrête entre la grande salle et le bureau du Cerbère.  Je ne comprends pas l’attitude de mon ancienne mentor.  Je veux bien croire que notre sang est parfois impétueux et impulsif, mais elle est une Aînée.  Elle est parfois bizarre comme tous les Immortels de son âge, mais jamais elle n’a traité un citoyen de cette façon.  À bien y penser, même Viktor semblait la trouver un peu extrême dans sa façon de parler.  J’imagine que nous avons tous notre façon de gérer nos émotions.  Je me dirige vers la porte du bureau de Monsieur Jdanov.  Elle est entrouverte.  Il est assis à sa table de travail, l’air soucieux.  Je frappe sur le bois de la porte, le faisant sursauter.  Il ne va vraiment pas bien car il m’aurait habituellement entendu arriver.    -          Prêtresse Duhamel, s’étonne-t-il en se levant précipitamment.  Que puis-je faire pour vous ?   Sa voix manque d’assurance.  Pour la toute première fois depuis que je le connais, je perçois un accent russe lorsqu’il parle.  Il doit vraiment être perturbé pour que ses origines ressortent autant.  Toute sa posture respire la nervosité.  Il n’a pas l’aplomb ni le calme qui le caractérise si bien en temps normal.    -          C’est plutôt à moi de vous demander ce que je peux faire pour vous, lui rétorqué-je doucement.  Vous semblez sur le point d’imploser Monsieur Jdanov.   Il ferme la porte derrière moi et craque, s’appuyant contre le mur, cachant son visage dans ses mains.  Je suis habituée de recevoir la détresse des Immortels.  Je suis formée pour ça en tant que Prêtresse de Loudas.  Pourtant, à chaque fois, je suis bouleversée de constater à quel point la plupart d’entre eux ne sont pas prêt à de tels chambardements émotifs.  Plus nous vieillissons, plus nous nous détachons de notre humanité, à quelques exceptions près.  Ce qui implique que lorsque nous sommes confrontés à de puissantes émotions, il nous est difficile de les gérer adéquatement.  Monsieur Jdanov se sent affreusement coupable des derniers événements.  Je comprends à travers ses larmes que c’est lui qui a retenu les rapports d’ASARA concernant nos découvertes sur le serpent.  C’est également lui qui n’a jamais donné suite aux demandes répétées de Jörg pour une audience auprès du Roi.  Le Cerbère est resté sur l’impression que Monseigneur ne soutenait plus notre Coterie après l’affront public qu’elle lui a fait en me défendant cette fameuse nuit.    -          Il a clairement dit en réunion du Conseil de ville qu’il mettrait beaucoup de temps à digérer ce manque de respect, résume le pauvre homme, démoli.  J’ai donc préféré que ça lui passe avant de lui parler de vous à nouveau.  Surtout qu’il n’a jamais nommé le nom de votre Coterie avant aujourd’hui.  Je suis parfois terrifié par cet Ancien moi aussi, vous savez.  Si j’avais su ce que contenait…   -          Vous ne pouviez pas savoir, le rassuré-je avec douceur.  Ce serpent était un véritable monstre.  Il voulait nous faire du mal.  Il aurait trouvé une autre façon pour arriver à ses fins, peu importe ce que nous aurions fait.    Les enseignements de Viktor me sont utiles, comme d’habitude.   -          Nikolaï (je nomme toujours les disciples par leur prénom lorsque je prends soin de leurs âmes), vous savez comme moi que vous n’êtes pas responsable de ce qui s’est produit.  Seul ce monstre a fait les horreurs qui nous causent tant de peine.  Nous sommes ses victimes.  Il nous a tous bernés.    -          Sauf vous, Prêtresse.  Il n’a pas berné votre Coterie, s’exclame-t-il, désespéré.   -          Disons que j’avais des raisons personnelles de ne pas le croire, rigolé-je.  Quand mon Conjux m’a dit qu’il appréciait le nouveau Prêtre en ville, j’ai trouvé ça louche un tantinet.    -          Avec raison, Monsieur Peters a bien failli développer une haine envers les Purifiés et les descendants de Molaĩ après son dernier anniversaire.  Vous avez été bien plus alerte que nous.  C’est tout à votre honneur, Madame.   -          Nous n’avons pas tout vu, croyez-moi.  Nous ne l’avions pas associé à Xavier Leblois.   -          Le jeune Skugga qui fait des pieds et des mains pour devenir Aspirant.  Il travaillait avec Lormier ?   Je lui explique que nous l’avons trouvé dans le Presbytère, détruisant des documents dans les appartements privés du serpent.    -          Je suis étonné que notre Évêque ne soit pas venu me demander une urne pour y mettre les cendres, laisse tomber le Cerbère comme s’il s’agissait d’une évidence que notre Ancien tue automatiquement nos ennemis.   -          Ça ne saurait tarder, soupiré-je, n’appréciant pas ce rituel.  Il n’a fait que le pieuter.  Son Éminence souhaite d’abord l’interroger.  Mais nous nous éloignons du sujet principal de notre entretien, c’est-à-dire vous.    Je m’assure qu’il se sente plus en paix avec lui-même qu’à mon arrivée, tentant de le convaincre qu’il n’a pas fait d’erreur impardonnable.  Je sais qu’il mettra un temps à calmer ses tourments.  Je serai là pour l’aider.  C’est mon rôle d’adoucir l’immortalité des gens autour de moi.  Je lis dans ses yeux bleus un certain soulagement à la fin de notre conversation.  Il me remercie en me prenant dans ses bras, un peu gêné.    -          Je suis vraiment heureux que vous soyez de retour Révérente Mère.  Montréal avait besoin de vous.  Votre présence est une réelle bénédiction en ces heures sombres.   Que Loudas veille sur vous, Prêtresse Duhamel.   -          Qu’il veille sur vous également, Monsieur Jdanov.    Je m’apprête à quitter son bureau quand je me souviens de la raison pour laquelle je suis venue le voir à la base.  Au même moment, le Cerbère m’interpelle pour me remettre un document.    -          Ceci officialise la fin de vos corvées, m’annonce-t-il.  Vos finances et vos influences auprès des humains vous appartiennent à nouveau, jeune Sakyu.    -          Mais, je devais…   -          Je sais.  Il semblerait que vos 25 années aient été écourtées.  Vous retrouverez ainsi votre autonomie d’antan.   -          J’en suis soulagée.  Pour être honnête, je me sentais mal que ça soit Julian qui vous rembourse les frais de mon esprit destructeur.  Je revenais justement vers vous afin de prendre arrangements pour payer le remplacement du mobilier que j’ai démoli hier soir dans le salon de la Congrégation.  Je me suis peut-être laissé emporter par ma peine et ma colère.   -          Peut-être laissé emporter, répète le Skugga avec une pointe d’ironie.  Prêtresse Duhamel, vous valsiez avec votre bête avec élégance.  Vous êtes encore plus puissante qu’à une certaine époque.  Cette fois, vous vous en êtes pris à tout le mobilier.  Je plains vos ennemis lorsque vous accepterez de vous laisser emporter contre eux.   Je baisse la tête, gênée.  Il n’est pas le premier à me dire que j’ai tout ce qu’il faut pour punir ceux qui s’en prennent à moi.    -          Concernant un arrangement, poursuit Monsieur Jdanov, c’est bien aimable à vous d’y avoir songé.  Tout a déjà été réglé, m’apprend-t-il.  Je vois à vos grands yeux curieux que vous aimeriez connaître la source de cet accord.  C’est confidentiel.  Tellement confidentiel que l’Immortel s’est assuré que je sache simplement que les dépenses seraient entièrement remboursées par une compagnie à numéro.  Je n’ai aucune limite de crédit et aucun compte à rendre.  On m’a précisé que je ne devais pas en savoir plus au cas où une petite Sakyu chercherait à me faire parler.   Il me sourit avec complicité.  C’est bien joué.  Je lui souris en retour.  Je lui souhaite une excellente fin de nuit avant de le quitter, pour vrai cette fois.  Alors que je me dirige vers le salon des Gardiens, avec l’idée de retrouver ma Coterie, je sens l’irrésistible envie de rejoindre le Chancelier Costa à la grande salle.  
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