I - L’Affaire du Pont de Keynsham-2

1785 Words
Le brave Covenant partit un peu ralenti par son double fardeau, et avant que les Gardes se fussent aperçus qu’ils avaient perdu leur officier, nous avions amené celui-ci, malgré ses efforts et ses mouvements désespérés jusqu’en vue du camp de Monmouth. – Il m’a rasé de près, l’ami, dit Ruben en portant la main à sa joue ; il m’a tatoué la figure avec de la poudre, si bien qu’on va me prendre pour le frère cadet de Salomon Sprent. – Grâce à Dieu, vous n’avez pas de mal, dis-je. Regardez, voici notre cavalerie qui s’avance sur le haut de la route. Lord Grey est à sa tête. Ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’amener notre prisonnier au camp, puisque nous ne servons à rien ici. – Au nom du Christ, s’écria celui-ci, tuez-moi ou mettez-moi à terre, je ne saurais souffrir d’être porté de cette façon comme un enfant à moitié sevré, à travers tout votre campement de rustaud qui ricanent. – Je ne veux nullement me divertir aux dépens d’un brave, répondis-je. Si vous consentez à donner votre parole de rester avec nous, vous marcherez entre nous. – Volontiers, dit-il en se laissant glisser à terre et rajustant son uniforme froissé. Par ma foi, messieurs, vous m’aurez appris à ne point faire fi de mes ennemis. Je serais resté auprès de mon escadron, si j’avais cru à la possibilité de rencontrer des avant-postes ou des vedettes. – Nous étions sur la hauteur, avant de vous avoir coupé, dit Ruben. Si cette balle de pistolet était allée plus droit c’est plutôt moi qui aurais été coupé. Diable ! Micah ! Il n’y a qu’un instant je grognais parce que j’avais maigri, mais si j’avais eu la joue aussi ronde que jadis, le morceau de plomb l’aurait traversée. – Où vous ai-je déjà vus ? demanda notre prisonnier, en fixant sur moi ses yeux noirs. Ah ! oui, j’y suis, c’était à l’hôtellerie de Salisbury, où notre écervelé de camarade, Horsford, a dégainé contre un vieux soldat qui était avec vous. Pour moi, je me nomme Ogilvy… Major Ogilvy, des Horseguards bleus. J’ai été vraiment enchanté d’apprendre que vous aviez échappé aux mâtins. Après votre départ, quelques mots ont fait entrevoir votre véritable destination, et un ou deux faiseurs d’embarras, en qui le zèle étouffe l’humanité, ont lancé les chiens sur votre piste. – Je me souviens bien de vous, répondis-je. Vous allez trouver au camp le colonel Décimus Saxon, mon ancien compagnon. Sans doute vous serez bientôt échangé contre quelqu’un de nos prisonniers. – Il est bien plus probable que je serai égorgé, dit-il en souriant. Je crains que Feversham, dans ses dispositions présentes, ne s’arrête guère à faire des prisonniers et Monmouth sera peut-être tenté de le payer de la même monnaie. Après tout, c’est la fortune de la guerre et je dois expier mon défaut de prudence militaire. À dire vrai, j’avais à ce moment-là l’esprit bien loin des batailles et des embuscades, car il errait dans la direction de l’eau régale et de son action sur les métaux, jusqu’au moment où votre apparition m’a rappelé à l’état militaire. – La cavalerie est hors de vue, dit Ruben, en jetant un coup d’œil derrière lui, la nôtre aussi bien que la leur. Mais je vois un groupe d’hommes, là-bas, de l’autre côté de l’Avon, et ici, sur le flanc de la hauteur, n’apercevez-vous pas le reflet de l’acier ? – Il y a là de l’infanterie, dis-je, en fermant à demi les yeux. Il me semble que je peux distinguer quatre ou cinq régiments et autant d’étendards de cavalerie. Il faut informer de cela, sans aucun retard, le Roi Monmouth. – Il est au fait, dit Ruben. Le voici là-bas, sous les arbres, entouré du conseil. Voyez, l’un d’eux arrive à cheval de ce côté-ci. En effet, un cavalier s’était détaché du groupe et galopait vers nous. – Monsieur, dit-il, en saluant, si vous êtes le Capitaine Clarke, le roi vous ordonne de vous rendre au Conseil. – Alors, m’écriai-je, je laisse le major sous votre garde, Ruben. Veillez à ce qu’il soit aussi bien que le comportent nos ressources. Sur ces mots, j’éperonnai mon cheval et je rejoignis bientôt le groupe formé autour du Roi. Il y avait là Grey, Wade, Buyse, Ferguson, Saxon, Hollis, et une vingtaine d’autres. Tous avaient l’air très grave et examinaient la vallée à l’aide de leurs longues-vues. Monmouth lui-même avait mis pied à terre et était adossé au tronc d’un arbre, les bras croisés sur sa poitrine, et le plus profond désespoir était peint sur sa figure. Derrière l’arbre, un laquais allait et venait, promenant son cheval noir à la robe lustrée, qui faisait des gambades, agitait sa magnifique crinière, comme un vrai roi de la race chevaline. – Vous le voyez, mes amis, dit Monmouth, promenant tour à tour sur les chefs ses yeux éteints, il semblerait que la Providence soit contre nous. Nous avons sans cesse aux talons quelque nouvelle mésaventure. – Ce n’est pas la Providence, Sire. C’est notre propre négligence, s’écria hardiment Saxon. Si nous avions marché sur Bristol hier soir, nous serions à l’heure actuelle du bon côté des remparts. – Mais nous ne nous doutions pas que l’infanterie ennemie était si proche, s’écria Wade. – Je vous ai dit ce qui en résulterait et le colonel Buyse l’a dit également, ainsi que le digne Maire de Taunton, répondit Saxon. Mais je n’ai rien à gagner en pleurant sur une cruche cassée. Nous devons même faire de notre mieux pour la raccommoder. – Avançons sur Bristol et mettons notre confiance dans le Très-Haut, dit Ferguson. Si c’est sa puissante volonté que nous la prenions, eh bien nous y entrerons, quand même fauconneaux et sacres seraient aussi nombreux que les pavés des rues. – Oui, oui, en route pour Bristol ! Dieu avec nous ! crièrent avec ardeur plusieurs Puritains. – Mais c’est folie, sottise, le comble de la sottise ! dit Buyse, éclatant avec violence. Vous avez l’occasion et vous ne voulez pas la saisir. Maintenant l’occasion est partie et vous voilà tous pressés de partir. Il y a là une armée forte, autant que je puis en juger, de cinq mille hommes sur la rive droite de la rivière. Nous sommes du mauvais côté et cependant vous parlez de la passer et d’assiéger Bristol sans pièces de siège, sans bêches, et avec ces forces sur nos derrières. La ville se rendra-t-elle, alors qu’elle peut voir du haut de ses remparts l’avant-garde de l’armée qui vient à son secours ? Est-ce que cela nous aidera à combattre l’ennemi, que de le faire dans le voisinage d’une place forte, d’où la cavalerie et l’infanterie peuvent sortir pour faire une attaque sur notre flanc ? Je le répète, c’est de la folie. Ce que disait le guerrier allemand était d’une vérité si évidente que les fanatiques eux-mêmes furent réduits au silence. Au loin dans l’est, de longues lignes d’acier brillaient, et les taches rouges, qu’on voyait sur les hauteurs vertes, étaient des arguments que les plus téméraires ne pouvaient dédaigner. – Alors que conseillez-vous ? demanda Monmouth en frappant avec impatience de la cravache ornée de pierres précieuses sur ses bottes de cheval. – De passer la rivière et de les prendre corps à corps avant qu’ils aient pu recevoir des secours de la ville, dit le gros Allemand d’un ton bourru. Je ne peux pas comprendre pourquoi nous sommes ici ; si ce n’est pour nous battre. Si nous gagnons la partie, la ville tombera forcément. Si nous la perdons, nous aurons toujours tenté un coup hardi et nous ne pouvons faire davantage. – Est-ce aussi votre opinion, Colonel Saxon ? demanda le Roi. – Certainement, Sire, si nous pouvons livrer bataille avantageusement. Mais nous ne pouvons guère le faire en traversant la rivière, sur un seul pont étroit en face d’une armée aussi forte. Je suis d’avis de détruire le pont de Keynsham et de descendre la rive du sud pour imposer la bataille dans une position que nous pourrons choisir. – Nous n’avons pas encore sommé Bath, dit Wade. Faisons ce que propose le Colonel Saxon, et en attendant, marchons dans cette direction et envoyons un trompette au gouverneur. – Il y a encore un autre plan, dit Sir Stephen Timewell, c’est de marcher rapidement sur Gloucestor, d’y passer la Severn, et alors de traverser le comté de Worcester pour se rendre dans le Shropshire et le Cheshire. Votre Majesté a bien des partisans dans ce pays-là ! Monmouth allait et venait la main sur son front, de l’air d’un homme qui a perdu la tête. – Que dois-je faire ? s’écria-t-il enfin, au milieu de tous ces avis contradictoires, quand je sais que de ma décision dépend non seulement mon succès, mais encore la vie de ces pauvres et fidèles paysans et gens de métier. – Avec les humbles égards que je dois à Votre Majesté, dit Lord Grey, qui à ce moment même revenait de la manœuvre de la cavalerie, comme il y a fort peu d’escadrons de leur cavalerie de ce côté-ci de l’Avon, je conseillerais de faire sauter le pont et de marcher sur Bath, d’où nous pourrons passer dans le Comté de Wilts, où nous savons que nous serons bien accueillis. – Qu’il en soit ainsi, s’écria le Roi, avec la précipitation d’un homme qui accepte un plan non point parce que c’est le meilleur, mais parce qu’il sent que tous les plans sont également sans issue. Qu’en dites-vous, gentilshommes ? ajouta-t-il avec un sourire amer. J’ai reçu ce matin des nouvelles de Londres. On me dit que mon oncle a mis sous clef deux cents marchands et autres personnes suspectes de fidélité à leur religion, dans les prisons de la Tour et de la Flotte. Il lui faudra employer la moitié de la nation à garder l’autre, d’ici à peu. – En somme, Votre Majesté en viendra à le garder, suggéra Wade. Il pourrait bien se faire qu’il voie s’ouvrir la Porte des Maîtres un de ces matins. – Ha ! ha ! – croyez-vous ? s’écria Monmouth en se frottant les mains, pendant que sa figure s’éclairait d’un sourire. Eh bien, vous aurez peut-être dit la vérité. La cause d’Henri paraissait perdue, le jour où la bataille de Bosworth trancha le débat. À vos postes, gentilshommes ! Nous marcherons dans une demi-heure. Le Colonel Saxon et vous, Sir Stephen, vous couvrirez l’arrière-garde et protégerez les bagages. C’est un poste honorable, avec ce rideau de cavalerie autour de nos basques. Le conseil se dispersa aussitôt. Chacun de ses membres regagna à cheval son régiment. Tout le camp fut bientôt en mouvement, au son des clairons, au roulement des tambours, de sorte qu’en très peu de temps l’armée fut déployée en ordre et les enfants perdus de la cavalerie se lancèrent sur la route qui mène à Bath. L’avant-garde était composée de cinq cents cavaliers avec les miliciens du Comté de Devon. Après eux, et dans l’ordre suivant venaient le régiment des marins, les hommes du nord du Somerset ; le premier régiment des bourgeois de Taunton, les mineurs de Mendip et de Bagworthy, les dentelliers et sculpteurs sur bois de Honiton, Wellington et Ottery Sainte Marie ; les bûcherons, les marchands de bestiaux, les gens des marais et ceux du district de Quantock. Puis venaient les canons et les bagages, avec notre propre brigade et quatre enseignes de cavalerie comme arrière-garde. Pendant notre marche, nous pouvions voir les habits rouges de Feversham suivant la même direction sur l’autre bord de l’Avon. Une grosse troupe de leur cavalerie et de leurs dragons avait passé à gué la rivière et voltigeait autour de nous, mais Saxon et Sir Stephen couvraient les bagages si habilement, tenaient tête d’un air si résolu et faisaient pétiller la fusillade avec tant d’à-propos, quand nous étions serrés de trop près, que l’ennemi ne se hasarda point à charger à fond.
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