Chapitre 4

1967 Words
Chapitre Quatre Au moment où je pénètre dans le hall où se tient la dégustation, Veronica me jette un regard accusateur. Nul besoin de regarder ma montre pour savoir que j’ai exactement trente-deux minutes de retard. C’est en tout cas ce que j’ai estimé quand j’ai décidé, en quittant le bar, de repasser par ma suite pour me servir un dernier verre. Un peu plus rêche que le Pappy Van Winkle, mais Miles conserve la seule bouteille de mon bourbon fétiche dans un coffre derrière le bar. J’aurais mieux fait d’aller me promener. Je n’ai bu que pour tuer le temps et ressasser chacun des gestes et regards de la sublime rousse que j’ai croisée au bar. La manière dont sa poitrine s’est soulevée lorsqu’elle a remarqué que je l’épiais, dont elle a pudiquement croisé les jambes, la force avec laquelle elle s’est cramponnée à son verre en cristal et le souple battement de ses cils au moment où elle a baissé les yeux. Les yeux perdus dans le vide, à contempler distraitement la ville, je suis encore obnubilé par son souvenir. J’entends encore sa voix, elle retentit dans ma tête comme celle d’une sirène, et si je possédais une once de jugeote, je m’attacherais au mât comme Ulysse, car j’ai la nette impression que je n’aurais plus le courage de résister si j’étais de nouveau confronté à son timbre si sexy. — Veronica, dis-je dans un murmure. Faisant mon possible pour redescendre sur terre, je l’embrasse sur la joue, comme elle aime qu’on fasse. Quelle diva, franchement – avec ses manières dignes d’une famille royale. J’ignore comment Nico fait pour la supporter. Elle darde sur moi un regard glaçant, le genre à vous pétrifier les burnes. — Il était temps, s’emporte-t-elle. Est-ce que Nico t’a montré la liste ? Tu as vu ? — Il vient à peine d’arriver, ma chérie, répond Nico dont l’agacement est palpable. Veronica reporte sa colère sur ce dernier. — Ce ne serait pas arrivé sur tu avais su garder un œil sur ton frère, comme convenu. Declan, mon frère jumeau, arque un sourcil et détourne la tête avant que Ronnie n’aperçoive son air narquois. Au moins, j’aurai un complice ce soir. Dec est un peu plus diplomate que moi. Il s’intéresse à des questions qui moi, me laissent de marbre, et jusque là, il a su tourner cela à son avantage, tant auprès de nos parents que dans sa vie privée. En somme, tout sembler rouler pour lui. Et j’en suis heureux. À quoi bon lui envier sa réussite ? Il est plus motivé, plus centré que moi. Declan se racle la gorge avant de se retourner vers Ronnie. — Calme-toi, Ronnie. Tu connais Jason, il est sournois. Tu ne peux pas nous en vouloir de ne pas avoir su. On l’a pris au mot quand il nous a annoncé qu’il tirait un trait sur le négoce du vin. — Quelqu’un voudrait bien m’expliquer ce qui se passe ? dis-je en grommelant, prêt à lâcher tout le monde pour remonter à l’étage. Ou mieux, aller voir si la belle rousse est encore au bar. Nico me tend une brochure. — Page trois. Je l’ouvre et là, sous l’intitulé « Moonbeam Acres », se trouve le nom de mon demi-frère Jason. Désigné comme viticulteur associé. Je laisse échapper un rire en secouant la tête. — Papa va craquer son slip en découvrant ça. — Nan, tu crois ? fait Declan en s’esclaffant. — Bon. Papa va voir rouge. Mais à part ça, pourquoi on en fait tout un flan ? Je jette un nouveau coup d’œil à la brochure. Prairie, Kansas. — Ce n’est pas comme si le Kansas était le Napa du Midwest. Même moi, je m’y connais assez en vin pour savoir que le Kansas n’est pas réputé pour produire des vins de renom. — Qu’est-ce que ça peut nous faire si Jason veut s’amuser à jouer au viticulteur au milieu de nulle part ? — Le nom, Case, siffle Nico entre ses dents. Les gens s’attendent à une certaine qualité quand ils voient ce nom. Jason ternit notre image de marque. Je renâcle. — Il ne faut quand même pas exagérer… Ce n’est pas pour rien que je préfère la bière et les spiritueux aux vins, car ils ont tous le même goût pour moi. C’est du jus de raisin. — C’est l’honneur de la famille qui est en jeu, explose-t-il. À son côté, les lèvres rouges de Veronica dessinent une moue de plus en plus renfrognée. Elle a une dent contre Jason depuis qu’elle l’a quitté pour Nico, mais en ce qui me concerne, c’est du pareil au même. Ils me sortent tous par les yeux. J’essaie, mais ne parviens pas tout à fait à ne pas lever les yeux au ciel. Je n’arrive pas à croire que j’ai renoncé à regarder la fin de Reservoir Dogs et à faire un tour sur la 101 pour ça. — Super. Alors c’est quoi, le plan ? — On fait le tour, comme prévu, dit Veronica. Logique. La connaissant, elle veut sans doute comparer les autres vins à celui de Jason afin de l’humilier plus tard. Une remontée acide me brûle la gorge. Cette femme est une vraie vipère, et je suis presque tenté d’aller prévenir Jason. Pendant longtemps, je l’adulais, ce type. Mais c’était avant qu’il nous lâche. Et je ne vais pas non plus me mêler à une histoire familiale complexe, trop prise de tête pour moi – c’est contraire à mes principes. — J’ai des plans plus tard, alors je suggère qu’on commence la dégustation, propose Dec. On est là pour ça, non ? Des plans, hein ? Declan possède un appartement en centre-ville, et je suis prêt à parier qu’une certaine friandise l’attend dans son lit. Peut-être même deux. Je talonne le groupe en traînant les pieds, sans chercher à masquer mon ennui, regardant à peine tous ces viticulteurs alignés qui, les yeux pleins d’espoir, ne semblent attendre qu’une chose : l’occasion de servir leurs meilleurs vins pour enfin avoir une chance de percer. Et je comprends. Une bonne revue, un commentaire enthousiaste rédigé par un influenceur, un article vantant les mérites de tel ou tel domaine, et ils pourraient écouler tout leur stock en moins d’une heure. Je devrais penser comme eux, mais je ne ressens qu’une profonde indifférence. Je souris à une jeune femme avec des seins énormes et lui tends mon verre. Je ferais mieux de flirter avec une femme comme elle, mais mon esprit est resté bloqué sur une pensée : défaire la robe en dentelle noire de la rousse de tout à l’heure. Cette rousse que je ne reverrai jamais, me dis-je pour me raisonner. Je devrais me contenter des femmes qui sont à ma portée, mais d’un coup, ça me fait moins envie. On continue à naviguer de stand en stand. Je tends mon verre à maintes belles femmes, mais excepté peut-être certaines notes plus sucrées, tous les vins me semblent similaires, un poil rances. Je baisse les yeux vers la brochure. Moonbeam Acres se trouve à trois stands de là. Je reste en arrière, voulant dores et déjà m’extirper de la mêlée. Nico, Jason et Veronica, réunis dans un même espace, c’est un peu comme une mauvaise réaction chimique – hautement toxique –, et je tiens à garder mes distances. Mais d’un coup, j’aperçois du coin de l’œil l’éclat roux d’une chevelure fauve. C’est elle. Je rectifie ma posture et m’avance. Alors comme ça, elle aussi serait venue pour la dégustation ? Subitement, ma journée s’illumine, elle qui avait si mal débuté. Mais alors que je m’apprête à m’approcher, je constate que Nico, Veronica et Jason sont déjà en pleine conversation. Le stand est noir de monde. Un homme du même âge que Jason me semble vaguement familier, mais je n’arrive pas à le situer. La belle rousse et une blonde, ainsi qu’un homme plus âgé, ont resserré les rangs autour d’une troisième femme aux boucles jaunes en tire-bouchon. Visiblement, il s’agit d’une vive confrontation, mais je n’ai d’yeux que pour Beauté, et mes pieds m’entraînent vers elle malgré moi tandis que j’entends d’une oreille distraite les derniers mots de Jason. — Donc ça fait chier. — Qui est-ce qui fait chier ? dis-je, les yeux rivés à la rousse. Son regard se fige en se posant sur moi. — Votre frère, dit-elle de sa voix dure et sensuelle qui me court-circuite aussitôt. J’affiche un sourire que je suis incapable de réfréner, et lui réponds : — Qui eût cru que derrière une femme si douce pouvait se cacher un tel tempérament ? Je joue avec le feu, là, mais vu la façon dont son regard a flambé lorsqu’elle a dirigé sa colère contre moi, je devine qu’elle serait prête à poursuivre cette joute de bien d’autres manières. — Je ne laisse jamais mes amis tomber, fait-elle avec un regard noir. Bien que je n’aie pas une once de loyauté en moi, cette belle rousse arbore cette qualité avec grâce. À tel point que le désir m’assaille. Nico désigne le stand. — Mate un peu les photos des vignes. Tu risques d’être surpris par ce que tu verras. J’adresse à la belle mon plus beau sourire. — Excusez-moi, princesse. Elle a davantage la prestance d’une reine, mais je suis curieux de sa réaction. Je soupçonne cette femme d’être du genre à s’offusquer d’une telle remarque. J’ajoute : — J’adorerais rester discuter avec vous, mais le devoir m’appelle. Je ne suis pas déçu. Elle m’emboîte le pas alors que je rejoins Nico, qui examine une photo de grappe de raisin. — Vous n’avez aucune idée de ce que c’est, le devoir. Quelle fougue ! J’adore son ardeur, et tout naturellement, mes pensées dérivent… vers des contrées plus plaisantes. Est-elle le genre de femme qui murmure des obscénités avant de jouir ? Griffe-t-elle ? Mord-elle ? Ou réprime-t-elle tout cela jusqu’à tout relâcher, avec la puissance d’un séisme de magnitude 8 ? Je brûle de le découvrir. Nico me tend une photo. — Tu vois l’entaille dans la feuille de gauche ? Sa voix vibre d’indignation. Je reconnais cette feuille. Elle est caractéristique des raisins de notre souche exclusive de cabernet franc, majoritaire dans nos vignobles. Je ne prête peut-être pas attention à tout ce qui concerne la production du vin, mais depuis que je suis adolescent, on m’a si souvent répété combien nos vignes étaient spéciales qu’il serait impossible que je ne les identifie pas. — D’où viennent-t-ils, ces raisins ? — Ils ont clairement été volés. C’est une accusation de taille. Même de la part de mon frère. Et l’ironie de la chose ne m’échappe pas. Que Nico, entre tous, accuse Jason de lui avoir volé quelque chose. — La question est de savoir quand, et qui, poursuit Nico. Jason serre le poing, et pendant une seconde, je me demande si mes deux frères ne vont pas s’étriper. Ce ne serait pas la première fois qu’on pousse Jason à bout. Mais la seule question qui m’importe, c’est de savoir ce qui rattache la belle rousse à la b***e. Il ne peut pas s’agir d’une amie de Jason, alors elle doit connaître le maître de chai, qui, à en croire son air coupable et la manière dont la rousse et l’autre blonde se sont braquées contre nous, pourrait bien être la blonde bouclée. Mais dans ce cas, comment connaît-elle Miles ? — Austin, va trouver Dec, ordonne Nico en tournant les talons. Il va falloir qu’on dépose une plainte officielle. Je fais un clin d’œil à Beauté et le suis, mais je n’ai aucune intention de prendre part à cette bataille. Nico n’a pas besoin de moi pour affronter Jason. Je refuse de me prononcer.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD