Chapitre Trois
Le Four Seasons est l’un des meilleurs bars de San Francisco. Quoi de mieux, en effet, que de sombres panneaux de bois, des fauteuils en cuir et du marbre pour accompagner la vue plongeante que le lieu offre sur la ville ? C’est sexy et masculin à la fois, et j’adore le fait que Miles, le maître d’hôtel, me salue par mon prénom avant de m’installer à ma place favorite, tout près de la cheminée.
— Bière ou bourbon, ce soir ?
Sans oublier le fait qu’il connaisse mes goûts.
— Bourbon.
Je m’installe dans le fauteuil et scanne la salle du regard. Il est encore tôt, l’endroit est presque désert, mais cela devrait commencer à se remplir dans l’heure qui suit. Miles revient avec un verre de mon bourbon préféré, découvert il y a peu : du Pappy Van Winkle 25 ans d’âge, sans glaçons. Hors de question de polluer un spiritueux si gourmet avec de l’eau. Un simple verre de ce breuvage coûte plus qu’un salaire mensuel moyen, mais il passe bien et me réchauffe agréablement le ventre. J’incline la tête en arrière et ferme les yeux pour mieux apprécier les saveurs qui se diffusent dans ma bouche. Caramel, vanille, sans oublier une chaleur si sensuelle qu’elle vaudrait presque les caresses d’une femme.
Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, ces derniers se posent sur un des plus beaux spécimens de femme qu’il m’ait jamais été donné de voir. Je me redresse, les sens en alerte. Elle s’assoit au bar, tournée vers la cheminée. Au premier coup d’œil, je remarque les ondulations d’un rouge ardent qui cascadent sur ses épaules. Le genre de chevelure qui ne demande qu’à être énergiquement empoignée. Je distingue ensuite sa peau nacrée, parsemée de taches de rousseur claires, et des jambes interminables qui s’arquent délicatement au niveau de ses frêles chevilles. Elle porte des talons aiguille. En la scrutant plus attentivement, je promène mon regard le long de ses courbes charnelles, à peine voilées d’une fine dentelle noire, qui s’arrête sagement juste au-dessus de ses genoux. Pas d’alliance. Une nuque semblable à une colonne d’ivoire, qui semble implorer des baisers. Son regard croise le mien puis s’emplit de suspicion. Je lui offre un sourire éhonté. Elle m’a pris en flagrant-délit, mais en même temps, comment rester insensible à une beauté pareille ? Elle est sublime. Un éclair de jalousie me transperce. Dans moins d’une heure, tous les mecs libres de la soirée se seront empressés d’aller la marquer, tels des chiens urinant sur un lampadaire, et je veux m’assurer qu’ils sachent que j’étais le premier.
Je lève mon verre dans sa direction puis m’assois contre mon dossier en baissant les yeux, l’examinant discrètement de temps à autre. Elle semble… nerveuse, hors de son élément. Est-elle divorcée ? Se remet-elle d’une rupture ? Je prends une autre gorgée, luttant au mieux contre mon envie d’aller lui parler. D’ordinaire, la seule personne que je souhaite protéger, c’est moi – alors pourquoi ? Elle a l’air forte. Coriace, même. Mais chaque fois qu’elle baisse les yeux vers ses mains je perçois chez elle un soupçon de vulnérabilité qui me serre la poitrine. Comme la seule et unique fois où j’ai sauvé un clébard galeux, abandonné sur le bord de la route. Rocco a été mon fidèle compagnon pendant toutes mes années de fac, et je me suis mis la murge de ma vie le jour où j’ai dû le faire piquer. Finalement, je suis peut-être capable de compassion, au fond. Au moins dans certaines circonstances bien précises. Mais les femmes sont là pour le plaisir, pas le réconfort, me dis-je avec fermeté. Et je cherche à m’amuser au lit, pas à me retrouver coincé dans les liens complexes d’une relation.
Toujours est-il que je ne parviens pas à détourner le regard, surtout lorsqu’elle fait signe à Miles au lieu d’interpeler le barman. Je suis intrigué.
— Midleton Bluebell, sans glaçons ? s’enquit-il.
Il la connaît et il sait ce qu’elle boit, je suis surpris. Tant par son choix de boisson que par le fait que Miles la connaisse. Comment se fait-il que je ne l’ai jamais vue auparavant ? Visiblement, elle a bon goût. Le whisky irlandais haut de gamme a bien plus de gueule que les eaux grasses de St Paddy.
— Oui, merci, Miles, répond-elle.
Sa voix retentit en moi comme un gong et me comprime douloureusement les burnes ; je sens déjà que cette sensation mettra un bon moment à passer. Sa voix est rauque. Douce. Et aussi complexe que le whisky qu’elle vient de commander. Je voudrais l’entendre toute la nuit. Plus précisément, j’aimerais entendre cette voix se déformer d’extase pendant que je prends mon pied en savourant chaque centimètre carré de son corps. J’aimerais que sa voix m’entoure, qu’elle drape ma peau comme une couverture, qu’elle envahisse mes sens et bloque toutes les autres pensées qui me traversent.
Comme perdu dans un brouillard, je fais signe à Miles.
— Oui ? demande-t-il à voix basse en m’adressant un regard éloquent.
Il se doute de la suite. Rien n’échappe jamais à Miles.
— Je souhaiterais payer pour les consommations de cette jeune femme, dis-je du bout des lèvres. Mais je ne veux pas qu’elle sache que c’est moi.
Je sens dans ma chair que cette femme est trop bien pour moi, qu’on ne joue pas dans la même cour – ce qui n’est pas rien. Mais si j’ai appris quelque chose avec le temps, c’est à écouter mon instinct, et mon instinct me dit de rester vigilant.
Le regarde de Miles s’illumine brièvement, comme si mon idée l’amusait.
— Pas besoin. Les consommations de la jeune femme sont toujours payées par la maison.
J’opine et le remercie, le cerveau en ébullition. Mais qui est-elle, à la fin ? Il faut que je le découvre. Ma curiosité est telle que j’ai peine à rester en place. Pourtant, intuitivement, je sens que je risque de la faire fuir si me lève maintenant. Je réprime un soupir de frustration et me focalise sur ma boisson. Il faut que j’accepte l’idée que pour la première fois de ma vie, j’ai peut-être été freiné dans ma course par mon complice de drague du Four Seasons. Mais la soirée ne fait que commencer, et il me reste un monde de chattes à découvrir. À défaut de cette femme sensuelle, une autre, plus disponible.
J’ose un autre regard dans sa direction et m’aperçois qu’elle me dévisage. Cette fois, sans suspicion. Quelque chose de plus profond, d’insondable, brûle dans son regard, comme si elle me jaugeait. Je me fais plus grand dans mon siège, c’est limite si je ne minaude pas. Mais il est temps de couper court à ce petit jeu.
— Appréciez bien votre boisson, dis-je. Vous avez fait un excellent choix.
— Merci.
Sa voix ruisselle sur ma peau comme de l’eau de source.
— C’est un de mes préférés.
Le sourire qu’elle m’adresse me fait l’effet d’un coup de poing. Ce sourire, c’est un soleil d’été, une brise océanique, une étendue infinie de promesses. De plus, il est sincère, je le vois à la manière dont il contamine ses yeux, à la fois sombres et lumineux, d’un vert foncé qui confine au brun. Mon souffle se bloque dans ma gorge, et l’espace d’un instant, j’oublie comment respirer.
De nouveau, la même question revient me tarauder – qui est cette femme ? Et surtout, quand pourrai-je la revoir ? Question débile, que je m’empresse de chasser de mon esprit. Car je ne vois pas les femmes. Loin de moi l’idée de me mettre en couple, ou même de les inviter à des rencards. Je descends la fin de mon verre de Van Winkle, peut-être un peu trop vite, mais je ressens un besoin de plus en plus pressant de m’éloigner car je crains de faire une bêtise.
Je me lève.
— J’espère que vous passerez une agréable soirée.
La tête baissée dans sa direction, je lui adresse un sourire plein de regret. Cette femme semble tout sauf simple, et même si le désir me tenaille, il me faudra trouver une autre femme pour soulager mes ardeurs ce soir. Alors avant qu’il ne soit trop tard, que je cède à mes pulsions et que je me laisse choir dans le siège jouxtant le sien pour l’assaillir de questions idiotes juste pour avoir le plaisir de me laisser bercer par sa voix, je me force à m’éloigner.