III
Ce pauvre Ahmed parlait avec tant de chaleur qu’il oubliait le manger et le boire. La maîtresse du logis fit un signe qui coupa court à toutes nos répliques, et l’assemblée lui donna gain de cause, sans quoi il n’aurait pas dîné. Je ne sais s’il devina qu’on lui faisait grâce, mais il se mit à dévorer en homme qui rattrape le temps perdu.
La sobriété des fellahs, qu’il nous avait éloquemment vantée, semblait avoir un peu dégénéré en lui ; il est vrai que les appétits de vingt ans ont leur excuse dans la nature. Autant que j’en pus juger ce soir-là, le jeune homme n’était ni sensuel ni recherché dans ses goûts ; il s’abattait sur le pain comme un gourmand de collège et se souciait médiocrement de la chère : peu de viande, force légumes et les trois quarts du saladier firent tout son repas. Il ne but que de l’eau et respecta sans affectation un magnifique jambon d’York, viande impure ; mais il abusa du café, que l’on préparait à merveille dans la maison.
Je crus m’apercevoir que cinq ou six convives de son âge, affriolés par le mystérieux appât des choses orientales, s’étaient promis de le questionner au fumoir. Le fumoir, comme chacun sait, est le refuge des libres propos. Les hommes, s’y trouvant seuls, y prennent largement leurs aises, comme si deux ou trois heures de compagnie exquise et raffinée avaient asphyxié chez eux : l’élément jovial. Ahmed fut assailli de questions plus ou moins saugrenues sur les harems, sur les almées et sur les mœurs intimes de son pays.
Il ne parut ni surpris ni fâché d’une curiosité qui me semblait indiscrète. J’avais fait quelque séjour en pays m******n, et je m’étais assuré par moi-même de la susceptibilité maladive que les questions d’un certain ordre éveillent chez la plupart des Turcs. Les amis les plus intimes ont recours à la périphrase pour traduire cette phrase si simple : comment vont ta mère et tes sœurs ?
Les réponses d’Ahmed me prouvèrent que les raffinements de la délicatesse orientale sont lettre morte pour le fellah. – Mon Dieu, messieurs, dit-il, je n’en sais pas plus long que vous sur l’organisation des harems aristocratiques. Les paysans de mon village vivent tous à peu près comme les pauvres gens que j’ai connus dans vos campagnes. Ils se marient de bonne heure, dès qu’ils ont l’âge de procréer une famille, la débauche étant inconnue parmi nous. Le Koran autorise la polygamie chez les riches, c’est une loi qui ne touche pas le laboureur d’Égypte ; il a sa femme, et il s’y tient. Il fait des enfants tant qu’il peut, car les enfants sont la ressource des familles dans un pays où les bras manquent. Les enfants, nus ou court-vêtus jusqu’à leur puberté, jouent ensemble sous le soleil et se baignent en commun dans le Nil, sans scrupule, c’est-à-dire sans mauvaises pensées. Nous épousons à bon escient la fille qui nous plaît, car si elle est voilée un an ou deux avant le mariage, nous avons eu tout le temps de l’étudier sans aucun voile. L’antique usage de l’Orient, sanctionné, mais non inventé par notre saint prophète, veut que la femme cache son corps et son visage ; mais la misère est aussi, je pense, une loi sainte devant Dieu. Ma mère et ma sœur, qui s’en vont aux champs tous les matins avec le père, ont les jambes, les pieds et les bras nus : comment se mieux couvrir, lorsqu’on n’a qu’une chemise de coton bleu pour toute garde-robe ? Cette chemise elle-même se moule sur le corps, ainsi que vous l’avez remarqué dans les tableaux de vos peintres. On se sert d’un lambeau d’étoffe pour voiler le visage, quand on y pense et quand on a le temps ; mais j’ai rencontré mille fois d’honnêtes villageoises au travail ; elles étaient peu ou point voilées, et je ne les en respectais pas moins. Vous-mêmes, j’en réponds, vous n’auriez pas de mauvaises pensées, si vous surpreniez les belles paysannes de mon hameau dans leur occupation la plus familière. Accroupies devant un monceau verdâtre dont les chameaux, les ânes et les bœufs ont fourni la matière, elles pétrissent des galettes qu’on fait sécher contre les murs et qu’on empile ensuite comme le bois dans vos bûchers, pour cuire la bouillie et le pain de la maison. Lorsqu’elles ont fini, les mains sont vertes jusqu’au coude, et l’on va se laver dans l’eau du Nil ou du canal.
– Sapristi ! cria un jeune homme, cette image n’a rien d’appétissant pour un Français qui sort de table !
Ahmed éclata de rire : – Eh ! mon cher, vous voulez que je vous amuse avec les femmes de mon pays : moi, j’offre ce que j’ai.
– Mais les almées ? Les almées, ces divines créatures, ces êtres fantastiques, aériens, vaporeux, qui… que… dont… enfin les almées ?
– Ceci change la thèse. Quoique je sois parti bien jeune, j’ai rencontré une fois sur ma route la plus illustre et la plus fêtée de ces houris. Le pauvre ange s’en allait en exil comme Manon Lescaut ; une barque de police l’emportait à Esné, dans la Haute-Égypte, et par grâce spéciale, son Des Grieux l’accompagnait. Un soir, à la couchée, une dahabié de plaisance, frétée par des Américains, rencontra la prisonnière. Les gardiens, moyennant pourboire, lui permirent de danser devant les mylords, et moi, pauvre petit fellah, à la faveur de mon néant, je me mis de la fête. Ô la belle personne ! Elle pesait deux cantars d’Égypte, qui font quatre-vingt-dix kilos, sans compter ses bijoux qui allaient certainement à six livres. Debout sur le pont du bateau, à la lueur de trois lanternes, elle ondula, se tordit et se disloqua toute la soirée sans bouger de sa place, faisant sonner ses crotales, faisant craquer ses os, et buvant de temps en temps un verre d’eau-de-vie qu’elle partageait avec Des Grieux. Le chevalier raclait une guitare en dévorant sa dame de l’œil ; il était borgne. Je ne sais trop comment la fête s’est terminée, mais j’affirme que vers minuit la sueur, la peinture et la poussière formaient une couche si compacte sur la figure de Manon, que les Américains y incrustaient des pièces de vingt-cinq francs comme les maçons de Paris scellent un moellon dans le mortier.
– Horrible !
– Assez !
– Ramenez-nous au pétrissage des galettes !
– De quoi vous plaignez-vous ? dit Ahmed ; je raconte ce que j’ai vu, et vous êtes témoins que je n’ai pas choisi mon thème. S’il vous plaît de causer d’autre chose, je ne demande pas mieux.
Il fit une dernière cigarette, et l’on rentra bientôt au salon.
Une jeune fille essayait sur le piano quelques réminiscences d’opéra. Lorsqu’elle vit reparaître les fumeurs, elle attaqua le prélude d’une valse, cinq ou six couples se formèrent, et toute la compagnie fut en branle dans un instant. Je vois encore Ahmed appréhendé par une belle et rieuse personne qui le traitait en lycéen et le faisait danser malgré lui. Jamais plus étrange combat ne se peignit sur une physionomie. Ses grands yeux, plus brillants encore que de coutume, exprimaient à la fois mille choses contradictoires : le plaisir, l’embarras, la peur du ridicule, certain enivrement, quelque remords, le respect inné de la femme, un restant de terreur superstitieuse à la vue d’un charmant visage et de deux belles épaules qui étaient la propriété d’autrui, et au fond, tout au fond de son être, les bouillonnements impétueux, farouches, irrésistibles du sang oriental.
Sa danseuse n’était ni légère ni coquette ; c’était une de ces femmes du monde qui vont au bal cent fois par hiver, un peu par vanité, beaucoup par habitude et peut-être par hygiène aussi. La Parisienne qui a dansé depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’au-delà de la trentaine ne s’inquiète ni des impressions ni de la physionomie de ses valseurs, à peine remarque-t-elle leur visage ; pourvu qu’ils sachent se gouverner dans la foule et qu’ils aillent en mesure, ils sont toujours assez bien pour ce qu’elle en veut faire. Si vous lui disiez que son cou, ses épaules et toutes les perfections qu’elle étale le soir peuvent jeter dans quelque âme un trouble bestial, elle ne comprendrait même pas l’observation : est-elle donc autrement que tout le monde ? C’est l’usage qui lui commande de montrer dès sept heures du soir ce qu’elle cache le matin. Sous quel prétexte un homme se permettrait-il d’être ému d’une circonstance de toilette que madame et monsieur, les seuls intéressés, jugent indifférente ?
Ainsi pensait assurément la belle Mme T… lorsqu’elle s’empara d’Ahmed pour un tour de valse ; mais tandis que j’admirais sa noble sérénité, elle rencontra le regard du jeune fellah et s’arrêta toute confuse. Elle-même nous disait quelques jours plus tard avec cette précision dans l’analyse qui n’appartient qu’aux femmes : Le petit Égyptien m’a laissé voir trois choses dans un seul coup d’œil : – l’Orient, le désert et le Moyen Âge.
Le dernier train nous prit tous à la gare de Brunoy. Presque tous les wagons étaient pleins, comme il arrive le dimanche ; chacun se logea comme il put, je perdis la compagnie et je me trouvai seul avec Ahmed. Je le soupçonne d’avoir aidé le hasard dans cette petite affaire, car, à peine installé devant moi, il me dit avec un abandon plein de grâce : – J’ai bavardé tant qu’on a voulu et mis mon cœur sur la table. Tant pis ; je ne regrette rien, pas même les sottises que j’ai lâchées : Dieu est grand ! Mais je voudrais savoir comment vous m’avez trouvé, et ce que vous pensez de moi. Y a-t-il vraiment dans un fellah l’étoffe d’un homme ? Croyez-vous que je puisse, avec du temps et du travail, devenir l’égal de vous autres ? Ou bien la conformation de mon crâne et la couleur de ma peau me condamnent-elles à végéter, la vie durant, dans une humanité inférieure ?
J’allais me récrier, il m’arrêta : – Je vous soumets, dit-il, une question déjà vieille et toujours jugée contre nous. Ce qui vous scandalise dans ma bouche, vous avez pu le lire en maint endroit. L’infériorité du fellah est attestée par bien des gens qui ne connaissent rien de lui que sa misère. On nous déclare impropres à l’industrie, aux arts, aux lettres, aux sciences, bons tout au plus au labourage comme nos compagnons, le bœuf, l’âne et le buffle. Le dromadaire, pour un rien, prendrait rang avant nous, parce qu’il est au moins pittoresque.
– Eh ! qu’importent les paradoxes de quelque touriste en veine d’humour ? À celui qui discutera sérieusement la perfectibilité de votre race, faites-vous connaître, mon cher, et il sera convaincu comme moi.
– Ne croyez pas cela. Il y a une théorie, et fort accréditée, qui, sans nier les progrès que j’ai pu faire et la précocité relative de l’esprit fellah, nous condamne à nous arrêter court au milieu de notre croissance morale, comme des enfants qui se nouent.
– Mais, pour Dieu ! mon ami, laissez en paix les théories et marchez devant vous sans souci de l’opinion. Si le soldat causait politique avec tous les cantonniers qu’il rencontre, il n’arriverait jamais à l’étape. Votre route me paraît toute tracée : quatre ans de séjour en Europe vous ont initié à nos idées, à nos mœurs, à nos arts, à nos procédés agricoles et industriels. En arrivant ici, vous n’étiez qu’un jeune sauvage ; vous allez rapporter en Égypte les goûts, les besoins, les ressources de l’homme le plus civilisé. Sans abjurer votre religion, vous avez certainement entrevu la supériorité de la nôtre, ou mieux encore vous vous êtes élevé jusqu’à ces régions sereines de la philosophie d’où l’on regarde avec dédain les dogmes mal assis, les préceptes arbitraires, les superstitions ridicules et le fanatisme intolérant. Vous…
Il me coupa la parole. – Arrêtez, dit-il ; non, je ne suis pas du tout l’homme que vous pensez. Je méprise la philosophie, cette impiété systématique, et je déplore l’aveuglement obstiné des chrétiens. Le fils de la Juive Marie n’était que le précurseur de Mahomet, le saïs qui court à pied devant son maître. Que dire aux malheureux qui se prosternent devant le sais et qui tournent le dos quand le maître vient à passer ? Autant vous exécrez les Juifs qui ont crucifié votre prophète, autant nous dédaignons les chrétiens qui ont méconnu le nôtre.
– Mais nous n’exécrons pas les Juifs.
– Parce que vous êtes tombés dans la dernière indifférence et que les choses du ciel ne touchent plus votre cœur. Je vois comment vous pratiquez la religion de vos pères, et je constate que vous n’en faites guère plus grand cas que nous-mêmes. Montrez-moi ceux qui prient ! montrez-moi ceux qui jeûnent ! Où sont-ils ceux qui seraient prêts à mourir demain pour leur foi ? La prière est chez vous un ouvrage de femmes, comme la tapisserie et la couture ; la charité est une affaire d’ostentation pour les uns, pour les autres une précaution contre la révolte des pauvres ; le prosélytisme est une intrigue hypocrite, le frétillement ténébreux d’un parti qui voudrait opprimer et dépouiller tous les autres ! Il y a plus de religion dans le petit doigt d’un m******n que dans tout le corps d’un catholique, et je vous défie de me démentir, car au fond vous êtes juste aussi catholique que moi.
– Quel singulier garçon vous faites ! Tout à l’heure vous m’étonniez par votre modestie, et voici que vous trépignez en vainqueur sur la tête de l’Europe. Religieux ou non, nous avons composé de toutes pièces une civilisation supérieure à la vôtre. Vous avez étudié chez nous, vous voyez de quoi nous sommes capables ; il est bien difficile que vous ne nous admiriez pas un peu.
– Oui, j’admire les hommes de France et d’Angleterre, mais autant qu’un m******n peut admirer les chrétiens.
– Il y a donc une mesure déterminée ?
– Certainement.
– Ah ! je voudrais savoir !…
– Permettez-moi de m’expliquer par des exemples. Quand vous voyez un portefaix qui charge un sac de blé sur ses épaules et qui le monte sans fléchir jusqu’au grenier, vous admirez cet homme, sans toutefois vous croire inférieur à lui. Vous vous dites : Il enlève un poids qui me briserait la colonne vertébrale, mais il n’est malgré tout qu’un portefaix, et je suis un monsieur. J’ai l’esprit plus cultivé que lui, le goût plus délicat, l’âme plus noble. Sa force est admirable, et je m’en servirai à l’occasion ; mais je reste ce que je suis, c’est-à-dire une personne supérieure à la sienne. À plus forte raison quand vous apercevez dans un carrefour un jongleur qui lance une canne en l’air, la rattrape sur le bout du doigt, la fait tourner autour de sa tête et finit par la garder en équilibre sur le nez, votre admiration bien légitime ne fait pas que cet homme vous paraisse supérieur à vous. Admirable tant qu’on voudra, il n’est qu’un jongleur de la rue, et vous gardez la conscience bien nette de votre supériorité, fussiez-vous le plus gauche de tous les hommes. Eh bien ! c’est dans le même esprit et avec les mêmes restrictions qu’un m******n admire les chrétiens. Ils ont la force et l’adresse qui nous manquent : ils font des machines à vapeur, des métiers mécaniques, des navires, des télégraphes, du gaz d’éclairage, des tableaux, des livres, des microscopes, des montres à répétition ; mais ils ne connaissent pas la loi de Mahomet, et le plus humble croyant les domine de toute la hauteur de sa perfection morale. Comprenez-vous ?
– Très bien. Le point de vue est même original. Il suit de là que vous pourriez nous prendre nos costumes, nos constructions, nos machines, nos arts, notre industrie, notre luxe et tout ce qui nous distingue des barbares, sans cesser un moment de vous dire supérieurs à nous.
– Je ne souhaite pas que mon pays vous emprunte tant de choses. Notre costume valait bien cet uniforme maussade et gênant qui vient de vous. Les vieilles constructions du Caire sont autrement grandioses et confortables que les palais à l’instar de Paris. Vos architectes ne feront jamais rien qui égale la mosquée d’Hassan ou les tombeaux des kalifes. Notre industrie, qui tombe sous les coups de la concurrence européenne, a créé mille chefs-d’œuvre recherchés des touristes et vendus au poids de l’or. Que voulez-vous que nous fassions de votre luxe banal ? Un vieux tapis du bazar en dit mille fois plus à mon imagination que les grandes moquettes prétentieuses et criardes qui nous viennent de Londres. Nous sommes gens à tisser les étoffes de soie et d’or avec autant de goût et plus d’originalité que la fabrique lyonnaise. Sans posséder les aptitudes et les ressources qu’il faut aux grands manufacturiers, nous sommes en état de nous suffire dans les choses de la vie courante ; il reste encore de bons ouvriers dans nos corporations. Ils mourront de faim, si nos riches installent leurs maisons à la française et si la marchandise étrangère inonde le marché égyptien. Nous sommes un peuple agricole, nous avons besoin des outils, des machines, des métaux travaillés qui abondent chez vous, comme vous avez besoin de nos récoltes. L’affaire serait excellente pour tous, si nos relations se bornaient là ; mais l’importation de votre luxe ou plutôt de vos rebuts, l’avidité des intermédiaires qui veulent tous s’enrichir en six mois, ont fait de mon pauvre pays le réfectoire des appétits européens. C’est à qui volera notre auguste maître, Saïd-Pacha, le plus noble et le plus généreux des hommes.
– S’il achète à tort et à travers et s’il paie sans marchander, à qui la faute ?
– À vous, hommes d’Europe, qui l’ensorcelez ! Vous agiriez autrement, j’aime à le croire, si vous songiez qu’en dernière analyse c’est le fellah qui paie. Le fellah a la religion du pouvoir, il ne marchandera jamais sa sueur et son sang aux besoins du prince, mais il se lasse de peiner au bénéfice de vos trafiquants qui l’éclaboussent et le cravachent. Sa patience fait explosion de temps à autre ; on assomme au hasard un Européen qui n’en peut mais. Quand la nouvelle arrive ici, vous dites : C’est le fanatisme qui se réveille. Non, messieurs, c’est la misère qui se venge !
– Bravement péroré, mon cher Ahmed ; mais vous êtes trop passionné pour que je vous croie sur parole. Votre Égypte n’est pas seulement la patrie du blé, c’est aussi le berceau des fables. Vous en êtes sorti bien jeune et sous une impression qui pourra se modifier au retour. Avant de condamner toute une classe d’hommes qui sont mes concitoyens, j’aurais besoin d’un plus ample informé. Vous nous disiez vous-même tout à l’heure, à dîner, que la misère du fellah remonte aux origines de l’histoire, et maintenant vous déclarez que tout le mal est fait par cinq ou six commissionnaires en marchandises. Je demande à vérifier.
– Et pourquoi n’allez-vous point étudier les choses par vous-même ? L’Égypte ne vaut peut-être pas le voyage ? Connaissez-vous sujet plus important, plus actuel, plus vivant ? Y a-t-il dans le monde affaire plus capitale ?…
– Que la vôtre ? Assurément non ; mais chacun a les siennes ici-bas. Je vous promets d’aller vous voir chez vous quand vous serez ministre de l’agriculture, à moins pourtant que la pente de mes études ne m’entraîne du côté de Moscou… Mais vous m’avez intéressé vivement, et cette journée me laissera dans l’esprit des points d’interrogation par centaines ; c’est vous dire que la curiosité est piquée au vif.
Là-dessus, je lui serrai la main et je lui dis adieu, car nous étions arrivés à Paris. Chacun prit sa bourriche et se mit en quête d’un fiacre.
Un mois après, je lus dans un journal le fait divers que voici :
« On sait que S.A. le vice-roi d’Égypte, par des raisons d’économie, a supprimé la mission civile et militaire qu’il entretenait à Paris. Les étudiants africains qu’on remarquait naguère encore aux cours de la Sorbonne et du Collège de France ont pris passage hier à bord du Nil, sous le coup d’une impression bien douloureuse : ils laissaient à Marseille un de leurs compagnons, mort ou mourant. Ce jeune homme, étant entré par hasard au café Bodoul, entendit un propos offensant pour la personne de Saïd-Pacha. Il protesta immédiatement par une de ces voies de fait qui exigent la réparation par les armes. On se battit le jour même aux Aygalades ; l’arme choisie par M. X… était le pistolet. Les adversaires étant placés à trente pas de distance, M. le capitaine Z…, de notre garnison, donna le signal. Deux coups partirent en même temps, et le jeune Égyptien tomba. La balle, entrée au-dessus du sein droit, était sortie en brisant l’omoplate gauche. On désespère de sauver la victime, dont le nom, si nos informations sont exactes, serait Ahmed-ebn-Ibrahim. »
Cette nouvelle m’émut, je l’avoue. Pauvre Ahmed ! je ne doutais pas qu’il ne fût mort, et j’avais rencontré peu de jeunes gens plus dignes de vivre ; mais pourquoi diable aussi se faire le chevalier errant d’une réputation si discutée ? Le fétichisme est mal logé dans un esprit ouvert. Une nature si vaillante, si riche, si originale, finir si sottement ! Somme toute, il était mort en brave ; que de bien pourtant cet homme aurait pu faire, s’il eût vécu pour son pays ! J’essayai de lui rendre, a parte, un bien modeste hommage en notant les excellentes choses et même les absurdités qu’il avait dites devant nous ; après quoi j’ensevelis Ahmed-ebn-Ibrahim dans un petit coin de ma mémoire où reposent déjà cinq ou six jeunes morts qui méritaient de vivre, eux aussi.