IV
Le temps avait marché ; sept ou huit années de ma vie s’étaient dépensées bien ou mal en travaux de tout genre, quand le printemps de 1867 arriva, et l’exposition universelle avec lui. Quoique les hommes de notre siècle oublient plus vite qu’ils n’apprennent, on se rappelle encore assurément ces énormes échantillons de l’Égypte ancienne et moderne qui s’élevèrent comme par magie dans un angle du Champ de Mars. Le nouveau vice-roi, devenu souverain à peu près indépendant sous le titre de khédive, semblait courir au-devant de l’Europe avec ses États dans la main. Un musée dans un temple représentait l’antiquité, un pavillon richement décoré dans le style arabe figurait le Moyen Âge, un okel de marchands et d’artisans peignait au vif les mœurs d’aujourd’hui. Les armes du Soudan, les dépouilles d’animaux monstrueux, les parfums, les poisons, les plantes médicinales, nous transportaient d’emblée sous le tropique ; les poteries de Siout et d’Assouan, les filigranes, les tissus de soie et d’or, nous invitaient à toucher du doigt une civilisation étrange. Toutes les races soumises au vice-roi étaient personnifiées par des individus choisis avec soin ; on coudoyait le fellah, on se rangeait devant les Bédouins du désert de Libye sur leurs beaux dromadaires blancs. Cet étalage somptueux parlait à l’esprit comme aux yeux ; il exprimait une idée politique. À mesure que l’Égypte s’affranchit de la Porte, elle se rapproche de nous, elle entre peu à peu dans le concert occidental, elle aspire à se faire classer parmi les annexes de l’Europe. Quelques balles de coton jumel modestement exposées dans un coin et quelques sacs de blé rappelaient les services que cette terre privilégiée nous a rendus en divers temps.
Mon vieil ami Charles Edmond organisait cette vaste exhibition avec tous les hommes spéciaux que l’Égypte et la France avaient pu fournir. J’allais le voir souvent, presque tous les jours, et je me sentais gagné par la fascination des choses égyptiennes. J’ai perdu bien des heures à voyager en esprit sur une grande carte modelée qui représentait au naturel la terre des pharaons. Je repensai souvent au pauvre Ahmed, et à la sommation qu’il m’avait faite un mois avant de mourir. Pourquoi avais-je laissé passer l’âge des longues courses et des travaux aventureux sans visiter le peuple le plus intéressant de l’Afrique ? On vit au jour le jour, on croit qu’on aura temps pour tout, on s’a***e sur la longueur de la vie, et un matin, quand le désir de voir et d’apprendre revient vous talonner, on s’aperçoit qu’on n’est plus assez jeune pour courir au loin, ni assez libre pour quitter la maison sans que le cœur vous saigne.
Mais l’Égypte est-elle si loin, et faut-il s’imposer un exil de longue durée pour la visiter à loisir ? Le train rapide vous porte à Marseille en seize heures ; les bateaux-poste des Messageries ont mis Alexandrie à six jours de Marseille. D’Alexandrie au Caire, la distance est à peu près la même que de Paris à Rouen, et les chemins de fer égyptiens, dit-on, valent presque les nôtres. Tout calculé, il n’y a qu’une semaine entre la capitale de Louis XIV et celle de Saladin. La facilité du voyage aiguisa tellement mon désir que le 29 décembre 1867 j’arrivais avec deux amis au port de la Joliette, et nous nous installions sur le Péluse, beau bâtiment bien aménagé, admirablement commandé, et qui marche ! Les âniers du Caire le connaissent de réputation. « Bon bourricot, mylord, disent-ils ; vite comme Péluse ! »
Le ciel était d’un bleu sans tache, la mer paraissait calme, une faible brise du nord-ouest soufflait exprès pour nous. Lorsque j’eus installé mon bagage dans une cabine de quatre lits qu’on m’avait gracieusement octroyée pour moi seul, j’oubliai un instant tout ce que je laissais en arrière, et je me livrai sans réserve au charme poignant de l’inconnu. Ce n’était pas l’Égypte d’Osiris et d’Isis, la patrie des monuments énormes et des hiéroglyphes mystérieux qui tenait ma curiosité en éveil : on a tant écrit là-dessus ! Ce n’était même pas l’Égypte pittoresque, que Gérome, Berchère et Belly nous font toucher du doigt en plein Paris. J’étais chargé d’une mission ingrate en apparence ; mais admirablement accommodée à mes goûts les plus chers : étudier les ressources du sol et les moyens d’en tirer un meilleur parti. Un caprice de la destinée m’envoyait au pays d’Ahmed pour esquisser en théorie ce que le pauvre enfant, mort trop tôt, rêvait de démontrer par la pratique. Une sorte de superstition me faisait penser par moments que j’étais son exécuteur testamentaire, que j’avais sa tâche à accomplir dans la mesure de mes moyens, et cette tâche me semblait la plus belle du monde : servir l’Europe en éclairant un coin de l’Afrique, travailler au progrès dans un pays dont l’histoire n’est qu’une longue décadence, soulager les maux du fellah, surexciter les forces productives d’un sol riche entre tous et pourtant misérable, collaborer avec le plus illustre et le plus bienfaisant des fleuves, le vieux Nil !
À peine est-on sorti de ce nouveau port de Marseille, qui ressemble à une boite de nouvel an pleine de joujoux à vapeur, la magie du paysage vous saisit et vous cloue en place. Ces côtes nues, ces îles dépouillées qui feraient un tableau sinistre en Angleterre ou en Norvège, composent une harmonie riante avec le ciel et l’eau du Midi. On n’imagine rien de plus aimable que l’aspect de ces roches grises qui se découpent en fins profils sur un bleu pur. Pays unique, climat à part ; ce n’est pas plus la France que la Grèce ou l’Italie : c’est la Méditerranée.
Tandis que j’admirais le coucher du soleil comme si je ne l’avais jamais vu de ma vie, un passager de l’avant, étendu sur son bagage, m’interpelle a brûle-pourpoint :
– N’est-ce pas, monsieur, que c’est crânement beau ?
– Oui, c’est beau.
– Eh bien ! je dis pourtant que ça n’est pas encore aussi beau qu’une idée.
Je le regarde avec attention, sa figure ne paraît pas sotte. – Vous avez donc une idée, mon ami ?
– Oui, monsieur, et je m’en vais au Caire pour l’exploiter.
– Peut-on savoir ?
– Ils n’ont pas de cafés chantants, les malheureux !
Animal, va ! Je lui tourne le dos, et je l’entends qui dit dans sa barbe : Il paraît que celui-là n’est pas pour le progrès.
La cloche du dîner réunit pour la première fois tous les passagers de l’arrière, et la connaissance se fit entre nous tant bien que mal. Notre président de plein droit était le commandant du navire, M. Joret, lieutenant de vaisseau. J’ai rencontré peu d’hommes plus discrets, plus réservés, plus absorbés par le commandement, qui n’est pas une petite affaire. On le voyait soir et matin sur sa passerelle, on l’apercevait aux repas ; un jour, par grand hasard, je pus le joindre et le faire causer dans un petit cabinet d’étude qu’il a sur le pont, et je suis encore émerveillé de la somme d’idées justes, originales et fortes que ce galant homme gardait habituellement pour lui seul. J’imagine que ces exilés volontaires de la marine impériale ont presque tous un fonds de nostalgie dans le cœur. Le parti qu’ils ont pris en passant du militaire au civil est à coup sûr le plus sensé du monde ; il est beau de régner à trente ans sur un transport de premier ordre qui file douze et treize nœuds ; il est bon d’échanger contre un appointement raisonnable la maigre solde de l’officier ; la nouvelle carrière est plus sage, plus réglée, plus conforme aux sentiments d’un père de famille, mais il y manque quelque chose. Quoi donc ? Eh ! l’imprévu, l’alea, la gloriole, l’avancement ! Si l’Annuaire éveille une douce gaîté chez les hommes de naissance et d’éducation bourgeoise, la lecture de ce petit livre ou la rencontre d’une grosse épaulette peut attrister un jeune officier démissionnaire. « Au diable le commerce ! Je serais capitaine de frégate aujourd’hui. »
À la droite du commandant siégeait M. Voisin, en Égypte Voisin-Bey, directeur général des travaux de l’isthme de Suez. Le premier mot qu’il nous adressa fut une gracieuse invitation dont vous verrez les suites. Après lui venaient deux Anglaises… sans Anglais, l’une un peu mûre et imperceptiblement desséchée par les langueurs du célibat, l’autre aussi belle, aussi blanche, aussi éthérée qu’une Anglaise de vingt ans sait l’être, pour la perdition des cœurs, quand elle veut s’en donner la peine. Elle s’appelait miss Thornton sur la feuille des passagers, et sa compagne la nommait Grace. Évoquez tous vos souvenirs de keepsake, rassemblez dans un même sujet toutes les perfections que les artistes d’outre-Manche ont réparties sur onze mille vierges, la noblesse du port, la taille souple et ronde, la bouche en fleur, les dents étincelantes, les yeux couleur de ciel, petit pied, main mignonne, une charge de cheveux châtains sur un front de la sérénité la plus angélique, un air de pétulance, de sagesse, de bonté, certaine solidité du menton qui trahissait pourtant la vigueur du caractère, et tout cela fondu dans je ne sais quelle harmonie suave dont le cœur était pénétré. Quand vous aurez tout combiné pour le mieux, je dois vous avertir que votre imagination, si puissante qu’elle soit, demeurera encore à mille lieues en-deçà de la réalité. Grace était supérieure aux autres femmes autant que la femme, generally speaking, est supérieure à l’homme ; on pouvait mesurer la même distance entre elle et son s**e qu’entre son s**e et le nôtre, ce qui mettait deux infinis bien comptés entre miss Thornton et son futur mari. Et j’ai failli passer sous silence un mérite fort apprécié à bord du Péluse : elle était bonne personne, et elle s’exprimait correctement en français. On ne tarda guère à connaître le but et les circonstances de son voyage. Orpheline et sans dot, elle avait été recueillie par la famille d’un riche négociant, M. Longman. Longman fils, de Windcastle, membre du Yachting-Club, parcourait la Méditerranée avec sa jeune femme, et miss Helena Longman, après avoir passé les fêtes de Noël en compagnie des vieux parents, allait rejoindre son frère à bord du Butterfly, dans le port d’Alexandrie, pour courir l’Orient en famille. Elle avait emmené sa jeune amie, comme on conduit un enfant au spectacle.
Tout naturellement nous nous demandions si Grace achèverait ce long voyage, et si les hommes lui permettraient de rentrer au pays natal. Il y avait bien des chances pour qu’un petit être si rare et si prodigieux fût intercepté à mi-route par quelque honnête homme de mari. Cette probabilité fut l’objet de deux ou trois allusions discrètes qui ne parurent pas effaroucher miss Longman. La vieille demoiselle n’était ni sotte ni prude ; elle laissait entendre, et même clairement, que, le mariage étant le but de la jeunesse et le commencement de la vie complète, elle s’estimerait heureuse d’établir sa jeune amie. Grace semblait partager cet avis, et sous la grêle de compliments dont elle était criblée, elle étudiait sans trouble et sans coquetterie les trop rares célibataires qui faisaient partie de sa cour.
Nous n’étions guère plus de cinquante passagers, à toutes places, et dans le nombre on comptait fort peu de touristes. Ce n’est pas à la veille du jour de l’an qu’un voyageur abandonne famille et patrie pour le plaisir de changer d’air. Parmi nos compagnons des premières et des secondes, il y avait beaucoup d’employés au service de l’Égypte ou de Français établis en Orient pour affaires ; on les reconnaissait au bonnet rouge, à ce fameux tarbouch qui paraît inutile et même un peu ridicule jusqu’au jour où l’on ne peut plus s’en passer. Cinq ou six Maugrabins, ou Arabes d’Algérie, étaient campés à l’avant du bateau ; ils s’en allaient en pèlerinage à La Mecque, et cinq fois par jour ils priaient, baisant la terre, au milieu des matelots qui balayaient le pont.
Le soir de notre embarquement, après dîner, comme je risquais une cigarette à l’avant, je tombai dans un groupe de Français et d’Italiens qui babillaient autour de la machine. Ces messieurs, pour la plupart, semblaient connaître à fond la ville d’Alexandrie, et quoiqu’ils eussent le tort de parler tous à la fois, ma curiosité crut trouver une occasion de s’instruire.
– Moi, disait l’un, je me demande pourquoi les Juifs ont déménagé de l’Égypte pour chercher au diable vert une autre terre promise. Le pays de cocagne, c’est Alexandrie ; je ne suis véritablement chez moi que là. Ce que j’ai fait d’affaires pendant la crise du coton n’est pas croyable : il suffisait d’être présent pour gagner des cents et des mille. Pas un sou d’impôt à fournir ; payer l’impôt, c’est bon pour les fellahs. Le loyer même est une fiction légale. Je prends une maison de mille talaris à un propriétaire arabe. La première fois qu’il vient toucher son terme, je lui réponds : « Tu m’ennuies, moricaud ; va-t’en voir chez le consul si j’y suis. » C’est qu’il y va, le malheureux ! Il entame un procès dont il lui faut, comme de raison, payer les frais à l’avance. Cela dure six mois, un an, je ne sais trop ; mais la veille du jour où je craignais d’être condamné, je passe la main à un Belge qui me donne cent louis de bonne sortie, et le procès est nul, la juridiction change ; c’est devant le consul de Belgique qu’il faut recommencer la plainte et la dépense. Les consuls, qui sont établis pour protéger leurs nationaux, ne peuvent pas les condamner sans y mettre des formes ; on a toujours le temps de faire le plongeon, et le Belge, averti, sous-loue la baraque à un Grec, qui la cède à un Italien, qui la repasse à un Allemand. Or, comme nous avons dix-sept consulats dans la ville, vous pensez si l’Arabe est volé ; bonne affaire !