II-2

1598 Words
Nos pères sont les premiers hommes dignes de ce nom dont il soit parlé dans l’histoire ; ils ont créé de toutes pièces une civilisation parfaite quand tout était solitude ou barbarie dans vos pays. Cette race patiente, ingénieuse et douce a inventé l’agriculture, les arts, l’écriture, et, ce qui vaut mieux, la justice ; c’est leur morale qui vous guide encore chaque fois que vous faites le bien. Longtemps, longtemps avant l’âge où les évènements ont commencé d’avoir des dates, l’agriculture de nos pères dépassait en perfection tout ce que vous admirez aujourd’hui. Certains tombeaux d’une antiquité vraiment immémoriale nous montrent combien la vie rustique était heureuse et pleine chez les fellahs, lorsque messieurs vos pères, armés d’une hache de caillou, se dévoraient les uns les autres. Nous élevions en domesticité plus de quarante races d’animaux qui depuis sont retournées à la vie sauvage. Je dis nous élevions, car je me flatte d’être le descendant direct de ces humbles seigneurs-là ; mon portrait se trouve dans leurs tombeaux, sur tous leurs monuments ; le type de la famille est reste immuable. Il fallait que notre sang fût d’une qualité bien particulière pour rester pur après tout le mélange de huit ou dix invasions. Nous avons été conquis tour à tour par les Éthiopiens, les Hicsos, les Perses, les Macédoniens, les Romains, les Arabes, les Circassiens ou mameluks, les Turcs, que sais-je encore ? mais nous sommes restés nous-mêmes, par un décret spécial du Dieu puissant. Il est écrit là-haut que l’étranger et l’étrangère ne verront pas grandir leur postérité sur le sol sacré de l’Égypte et si l’étranger se marie à la femme égyptienne, les enfants ne vivront que s’ils deviennent comme nous. Dès la troisième génération, le sang exotique s’élimine, et il ne reste que de petits fellahs. Or, comme il y a tout un lot de qualités héréditaires qui se transmettent de père en fils avec le sang fellah, c’est le grand nombre chez nous qui est l’élite du peuple ; vous nous reconnaîtrez à notre type et à notre conduite plus facilement à coup sûr qu’on ne discerne un gentilhomme dans la foule des Parisiens. On vous a dit que nous étions paresseux, malpropres et misérables ; je m’étonne qu’un voyageur ne nous ait pas encore accusés d’ivrognerie, nous qui buvons l’eau même avec sobriété ! Notre paresse consiste à piocher au bas mot douze heures par jour, sans dimanche, sous un soleil qui chauffe à cinquante et soixante degrés. Notre malpropreté nous pousse à faire cinq toilettes du matin au soir avant chacune de nos cinq prières ; je connais peu de paysans, voire de gens du monde, qui négligent leur personne à ce point. Nous jeûnons tous, sans exception, durant tout un mois de l’année ; serait-ce par gloutonnerie ? Nous pratiquons l’aumône et l’hospitalité dans une mesure un peu ridicule, je l’avoue, car nous sommes misérables, très misérables, et c’est la seule épithète que l’on nous applique à bon droit. Le fellah souffre ; il travaille beaucoup plus que le paysan d’Europe, consomme beaucoup moins et n’amasse absolument rien. Voilà le mal que je voudrais guérir par mes enseignements, par mes conseils et surtout par mon exemple. « Il n’y a pas sous le soleil un climat plus sain, un fleuve plus généreux, une terre plus inépuisable que la nôtre. Seuls entre tous les peuples, nous sommes exemptés de cette loi de restitution qui impose aux laboureurs du monde entier un problème à peu près insoluble. Lorsque vous ramassez neuf ou dix sacs de froment sur un pauvre hectare de terre, vous vous dites : Comment ferai-je pour rendre au sol ce qu’il m’a donné ? Si je ne l’indemnise pas sous une forme ou sous une autre, chaque récolte l’appauvrit comme un dividende prélevé sur le capital. Nous, paysans d’Égypte, enfants gâtés de la nature, nous pouvons moissonner à l’infini sur le même terrain. Chaque inondation rend au sol l’équivalent de toutes nos récoltes de l’année, en eussions-nous pris quatre ! Le fleuve paternel, ce vieux Nil qui a créé notre patrie, répare de son divin limon toutes les brèches que nous avons pu faire ; il dépouille pour nous les hautes terres de l’Afrique ; il exploite à notre profit la richesse de vingt pays tributaires qui savent à peine notre nom, et que nous conquérons chaque été sans coup férir. Cela étant, le fellah qui laboure les rives du Nil devrait jouir d’une magnifique aisance ; il semble a priori qu’il ait un privilège sur ses pareils. D’où vient qu’il soit le moins logé, le moins vêtu, le moins nourri, le plus dénué de tous les hommes ? Comment lui seul au monde, par privilège inverse, n’a-t-il le temps ni de lire, ni de penser, ni presque de respirer ? J’aime avec passion mon peuple et mon pays ; ainsi doit faire tout homme vraiment homme. C’est pourquoi mon étude est tournée au progrès de la culture égyptienne et au soulagement de mon frère, le patient et courageux fellah. » Le plus jeune des convives s’écria : – Moi, je sais où est le cadavre. Toutes les douleurs de l’Égypte ont leur source dans le despotisme des Turcs. Ahmed réfléchit un moment et répondit : – Monsieur, avez-vous lu la Bible ? – Mais sans doute… par-ci par-là. – Eh bien ! je vous conseille de la relire, et je vous recommande en particulier les chapitres 39 et suivants de la Genèse. Il n’est pas sans intérêt de voir sous quel régime vivait le peuple des fellahs dix-sept cents ans avant l’ère chrétienne, vingt-trois siècles avant l’hégire de notre saint prophète, et plus de trois mille deux cents années avant la conquête du pays par les Turcs. Moïse, qui était né parmi nous, raconte que le roi était propriétaire du pays et de la nation, corps et biens ; c’est par pure générosité qu’il laissait au paysan les quatre cinquièmes de la récolte. Le souverain, qui n’était certes pas un Turc, vivait à la turque. La Bible ne parle pas du harem, mais elle le sous-entend le plus clairement du monde lorsqu’elle dit que le généralissime et les grands dignitaires de la couronne étaient trois eunuques du roi ; s’il n’y avait pas eu de harem, il n’y aurait pas eu d’eunuques. – Pardon, monsieur Ahmed ; est-il vrai que Putiphar lui-même appartenait à cette classe intéressante et désintéressée ? – Eh ! sans doute, puisque le généralissime, c’était lui. – Et le roi confiait ses armées à un de ces malheureux ? – Pourquoi pas ? Ils sont bravés. Le grand Narsès n’a pas été une exception. Pensez-vous que les Orientaux prendraient des lâches pour gardiens de leur honneur ? – Étrange ! Mais sous quel prétexte ce Putiphar s’était-il marié ? – La Bible n’en dit rien ; je suppose qu’il avait obéi au même sentiment que ses pareils du Caire et d’Alexandrie. Ils se marient presque tous, dès qu’ils sont riches, par esprit de charité, rien que pour faire œuvre pie en nourrissant quelque vieille femme, veuve et chargée de famille. – De plus en plus original ! – Moi, je trouve cela fort humain, ne vous en déplaise ! et j’aime à constater que la bienfaisance désintéressée n’est pas le monopole d’une secte ou d’une époque, comme vous paraissez enclins à le croire. Les malheureux se sont entraidés de tout temps. De tout temps aussi les puissants ont a***é tant qu’ils ont pu, et soumis le monde à leur caprice. L’auteur de la Genèse est un sage, il a rédigé d’honnêtes lois, mais il semble trouver naturel que le bon plaisir des forts soit unique loi de l’Égypte. Putiphar se croit offensé par Joseph, il le jette en prison, dans sa prison à lui, sans autre forme de procès. Le roi se brouille avec deux grands officiers de sa maison ; il les fourre dans la prison du généralissime. À quelque temps de là, ce pharaon change d’avis : il fait pendre et décapiter le grand panetier et rétablit le grand échanson dans sa charge. Pourquoi tant de bonté pour l’un et tant de cruauté pour l’autre ? On ne sait pas, on n’a pas besoin de le savoir, c’est assez que le roi l’ait voulu. Voilà le despotisme qui fleurissait en Égypte trente-deux siècles avant la conquête turque. « On accuse les Turcs de négliger leurs propres affaires et de vivre indolemment au jour le jour. Le fait est que beaucoup d’entre eux sont tellement absorbés par le harem que tout leur semble indifférent. J’ai souvent entendu mon père et nos voisins se plaindre de certains employés de Son Altesse qui ne voient ni ne font presque rien par eux-mêmes et se reposent sur un factotum ou vékil. Il n’y a pour ainsi dire par un homme arrivé qui ne se donne le luxe d’un vékil ou suppléant officiel. Mais cette mauvaise habitude est-elle propre aux Turcs, et n’est-ce pas plutôt le climat égyptien qui la conseille et la commande ? La fortune de Joseph en Égypte s’explique par une aptitude providentielle au métier de vékil. À peine est-il esclave de Putiphar, que son maître lui donne “l’autorité sur toute la maison, en sorte que Putiphar n’avait d’autre soin que de se mettre à table et de manger. ” Le voilà majordome. Dès qu’il est en prison, le gouverneur le fait vékil en titre. Il “lui remit le soin de tous les prisonniers, rien ne se faisait que par son ordre, et le gouverneur lui ayant tout confié, ne prenait connaissance de quoi que ce fût. ” (Genèse, XXXIX, 22 et 23.) Ce gouverneur-là n’était pourtant pas Turc. Le pharaon fait mieux encore. Lorsqu’il voit que Joseph a le don d’interpréter les songes (c’est un mérite que l’Égypte apprécie encore aujourd’hui), il lui transmet toutes les prérogatives du pouvoir absolu. “Tout le monde t’obéira, dès que tu auras ouvert la bouche ; les peuples fléchiront le genou devant toi. ” Il lui met son anneau dans la main, c’est-à-dire qu’il l’autorise à signer les actes royaux ; c’est encore aujourd’hui l’empreinte d’un cachet qui nous tient lieu de signature. Lorsque Joseph veut définir la fonction dont il est investi, il dit à ses frères : “Dieu m’a rendu comme le père du pharaon, le grand-maître de sa maison et le prince de toute l’Égypte. ” Quand il les invite à s’établir dans le royaume, il ajoute en bon parent, mais en détestable ministre : “Toutes les richesses de l’Égypte seront à vous. ” Tel est, messieurs, le gouvernement qu’on retrouve à tous les âges de notre histoire ; les Turcs ne nous l’ont pas apporté, c’est plutôt nous qui le leur avons appris. Si nos affaires vont mieux depuis le commencement de ce siècle, tout l’honneur en revient à un Turc de génie qui s’appelait Mohammed-Ali ! »
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