II
Le potage expédié, la conversation s’établit, comme d’usage et de raison, sur les petits incidents de la journée. Sans les récits et les commentaires, la chasse ne serait qu’un demi-plaisir. Notre hôte, aussi modeste que fin tireur, mettait obligeamment en vedette les talents de ses invités. « Figurez-vous, messieurs, nous dit-il, que ce gaillard d’Ahmed chasse aujourd’hui pour la sixième fois de sa vie ! »
Un avoué qui chassait depuis vingt ans et qui n’avait tué ce jour-là que le tiers d’un lapin, trouva la chose paradoxale. – Pourtant, dit-il, j’ai lu que le gibier ne manquait pas en Égypte. C’est peut-être une fiction des voyageurs ?
– Non, répondit Ahmed. Il est vrai qu’en gibier comme en tout mon pays est le plus riche du monde. Quand le supplice de l’hiver commence dans vos climats, tout ce qui a des ailes pour s’enfuir gagne la vieille Égypte. Le Nil fourmille de canards et d’oies sauvages, de pélicans gris au bec énorme, de flamants roses aux jambes grêles, de hérons, de cigognes et de mille autres espèces dont nous ne savons pas même les noms. Les bécasses, les bécassines, les chevaliers, labourent à coups de bec le limon nourricier, les cailles pullulent dans les champs de bersim ; il y a dans le ciel des nuages de petits oiseaux, et l’on rencontre sur les digues des arbustes chargés de nids. Les gazelles bondissent dans le désert, les chacals, les hyènes et les loups-cerviers rôdent la nuit autour des villages. Oui, nous avons beaucoup de gibier, mais nous n’avons guère de fusils, et quant à moi, je n’en avais pas touché un lorsque je partis pour la France.
L’avoué reprit finement : – Il est bien singulier que là-bas, chez monsieur votre père…
– Mon père n’est pas un monsieur, c’est un mercenaire des champs ; il sort avant l’aube, il ne rentre qu’à nuit close, et j’estime qu’il peut gagner ainsi quarante centimes par jour. Notre maison, si tant est qu’elle existe encore, est un cube de terre qui mesure trois mètres en tous sens ; elle n’a ni toit ni fenêtres ; une botte de paille la couvre, une serrure de bois la ferme. Le mobilier se composait, il y a quatre ans, d’une natte, de deux cruches et de deux gamelles. Vous comprenez, monsieur, que nous n’avions pas plus de fusils que de pianos à queue.
La chute de sa phrase l’avait sans doute égayé, car il se mit à rire comme un enfant en montrant deux rangées de dents étincelantes.
Presque tous les convives furent persuadés qu’il se moquait, et dix objections partirent à la fois comme un feu de peloton.
– Le mobilier n’est pas complet ! vous oubliez l’armoire au linge.
– Quelle longueur a donc la paille pour couvrir une maison ?
– Par où la lumière entre-t-elle ?
– Où couche-t-on ?
– Combien étiez-vous là-dedans ?
– Une serrure de bois a-t-elle des ressorts en copeaux ?
– Parti de là, comment avez-vous pu arriver où vous êtes ?
– Pourquoi donc dites-vous : si tant est qu’elle existe encore ? Seriez-vous sans nouvelles des vôtres depuis quatre ans ?
La dernière question, qui trahissait plus d’intérêt que de curiosité banale, avait sa source, on le devine, dans un petit cœur féminin.
Ahmed répondit tout d’un trait : – L’armoire au linge est inutile chez ceux qui portent nuit et jour, en toute saison, pour tout vêtement une tunique de coton bleu. Le climat d’Égypte est si doux qu’il n’y faut pas d’autre costume. Une poignée de paille étalée au-dessus de nos têtes laisse entrer la lumière et nous défend contre le rayonnement nocturne ; nous employons à cet office la paille du sorgho, qui atteint une longueur de quatre mètres et plus. On dort sur des nattes, et souvent sur la terre nue. Nous avons été sept à la maison, le père, la mère et cinq enfants ; trois sont morts, c’est la loi commune : il ne survit chez nous que quatre enfants sur dix ; en France, vous en sauvez deux de plus, mais avec vos ressources et votre instruction vous pourriez mieux faire encore. Nos serrures de bois sont des instruments simples et ingénieux ; on les emploie de temps immémorial ; je veux vous en montrer quelqu’une au premier jour. Les soldats de Napoléon devraient les avoir fait connaître à leurs compatriotes : ils ont tant ri de nos serrures, de nos cloches vivantes et de notre bois à brûler !
– Quelles cloches ?
– Les mueddins ou muezzins.
– Quel bois ?
– La fiente séchée au soleil. Mais pardon !… n’est-ce pas vous, madame, qui m’avez fait l’honneur de demander si j’étais sans nouvelles de la maison ? Il n’est que trop vrai par malheur. J’ai écrit plus de vingt fois à mes parents, et j’attends encore une réponse. Mon père ne sait ni lire ni écrire, il a cela de commun avec presque tous les paysans de son âge. Quant à la pauvre bonne femme, si elle n’était pas ignorante de toutes choses, elle serait à peu près la seule dans le pays. J’ai compté qu’ils s’adresseraient à quelque voisin, par exemple au maître d’école de la mosquée où j’ai reçu l’instruction primaire ; mais peut-être ont-ils quitté notre village, soit de gré, soit par ordre. Le fellah n’aime point à voyager, mais on le déplace quelquefois, et alors comment une lettre le trouverait-elle ?
– Mais c’est donc vrai ce que les voyageurs ont raconté de ce despotisme effroyable ? Un homme peut être pris, arraché de sa famille, transporté à cent lieues de sa maison dans des régions inconnues, sans que ni les prières ni les réclamations…
Ahmed interrompit la tirade par un geste doux et triste, mais qui ne manquait pas d’une certaine fierté.
– La volonté de Son Altesse, dit-il, est une loi pour les sujets fidèles ; mais vous qui plaignez notre sort et méprisez notre résignation, vous souffrez qu’un maître absolu vous arrache vos fils dès leur vingtième année : l’État vous exproprie de vos enfants sous prétexte d’utilité publique. Pour défendre la patrie, qui la plupart du temps n’est pas en danger, on saisit un jeune paysan français, tout mouillé des larmes de sa mère, et on l’expédie au bout du monde, en Russie, en Amérique, au Japon…
– C’est le service militaire, ce n’est pas la corvée.
– En effet, si vous entendez par corvée la confiscation de la personne humaine au profit des travaux de la paix, les prestations en nature qu’on impose au fellah français sont une corvée moins dure que la nôtre ; mais la condition des deux pays est aussi bien différente. Ce n’est pas l’empereur qui fait tomber la pluie sur vos terres, c’est le vent d’ouest, et le service qu’il vous rend n’exige pas de main-d’œuvre. En Égypte, où l’eau du ciel descend à peine trois fois par an, c’est le prince qui fait la pluie en distribuant l’eau du Nil dans les canaux d’irrigation ; il ne le peut qu’à force de bras : il faut donc, dans l’intérêt général, que tous les bras soient à ses ordres. S’il en a***e, tant pis pour le peuple et pour lui. Je ne dis pas que la perfection réside dans le pouvoir personnel, mais je m’incline avec respect devant l’autorité île mon seigneur. M’appartient-il de lui reprocher l’usage ou l’abus qu’il a fait de mes biens et de ma personne ? Je n’avais rien, je n’étais rien ; à seize ans, je passais la moitié de ma vie à puiser l’eau dans un canal et à la verser dans une rigole. Un jour le vice-roi, que Dieu garde ! ordonne à ses préfets de requérir vingt-quatre jeunes gens pour leur apprendre la civilisation européenne. Le moudir de Minieh, qui est le nôtre, jeta les yeux sur le canton que j’habitais. Nous étions quelques-uns qui savions lire et écrire. On s’adressa d’abord aux moins pauvres de la b***e, mais aucun de ceux-là ne voulait quitter le pays. Il faut vous dire que les petits fellahs ont une peur horrible de vous autres, et c’est un peu la faute des messieurs en chapeau qui viennent se promener chez nous. Je craignais d’arriver chez une nation d’ogres ; cependant je pris mon grand courage, et je livrai ma tête aux cavas de la préfecture, qui sont, ou peu s’en faut, les gendarmes du pays. Ma mère m’avait donné une amulette contre les mauvais sorts et mon père un bâton de six pieds contre les messieurs en chapeau ; je porte encore l’amulette, mais ce n’est plus que par une superstition du cœur.
– En vérité, lui dis-je, vous avez joliment employé vos quatre ans !
Il secoua la tête : – Non, pas trop. La préparation et surtout la direction m’ont manqué. J’aurais dû savoir le français avant de débarquer en France et l’anglais avant de partir pour l’Angleterre. Il a fallu apprendre deux langues au début, et deux langues qui n’ont aucune parenté avec la mienne. On m’a fait étudier tant de choses qu’il était malaisé d’en approfondir aucune. Songez donc à ce que nous sommes en arrivant chez vous, et tâchez de vous représenter le dénuement absolu d’un esprit tout neuf ! Nous avons ici de bons maîtres, et le gouvernement de Son Altesse ne ménage rien pour notre instruction, mais les intermédiaires nous imposent tantôt une vocation, tantôt une autre, selon le vent qui souffle au bord du Nil. On m’a mis successivement à la médecine, au droit, à l’agriculture, à la chimie, à la mécanique et même. Dieu me pardonne ! à la fortification !
– C’est le moyen de faire des hommes bons à tout.
– Ou bons à rien. Ces colonies d’étudiants, qui coûtent cher aux paysans du Nil, ne rendent pas tout le profit qu’on en devrait attendre. Il conviendrait d’envoyer en Europe des jeunes gens bien dégrossis et dont la vocation fût déjà prononcée. Ce n’est pas au hasard qu’on peut choisir les régénérateurs d’un pays. Je vois mes camarades de la mission ; les uns se tuent à travailler, les autres perdent courage et s’abandonnent si bien qu’ils s’en iront sans avoir rien appris que votre langue, et encore ! Pour un qui deviendra ministre, ingénieur en chef, amiral ou préfet, j’en compte deux ou trois qui feront tout au plus des interprètes à gages dans les hôtels du Caire et d’Alexandrie !
– Qu’importe ? Si la mission produit, bon an, mal an, une demi-douzaine de gaillards comme vous, il me semble que les emplois publics seront bien tenus à la fin du siècle.
– Ne parlons pas de moi pour les emplois publics ; ma carrière est tracée : j’entends vivre et mourir fellah !
– Enfin ! s’écria la maîtresse de maison, j’espère que vous allez nous expliquer la véritable signification du mot fellah ! Vous l’avez prononcé deux ou trois fois en un quart d’heure dans des sens divers ; les livres que j’ai lus semblent en faire le synonyme de misérable, de paresseux et de malpropre, et vous vous intitulez fellah sur vos cartes, comme on se pare ici d’une noblesse ou d’une fonction.
À cette interpellation bienveillante et faite d’une voix assurément bien douce, Ahmed bondit sur place. Nous le vîmes grandir, et la flamme jaillit de ses yeux.
– Une fonction ? dit-il ; oui, madame. Si c’est une fonction que de nourrir, d’éclairer et de vêtir le genre humain, le fellah est un fonctionnaire aussi haut placé pour le moins que vos préfets et nos moudirs, dont l’Angleterre est privée et dont elle se passe avec joie. Celui qui du matin au soir et tout le long de l’année fonctionne à tour de bras pour produire le blé, l’huile, le sucre et le coton, qu’il s’appelle laboureur en français ou fellah en arabe, mérite plus de reconnaissance que les ventrus parqués dans un herbage officiel.
Quant à vous dire si son titre est assimilable aux marquisats de l’Europe, je me déclare incompétent. Qu’est-ce que la noblesse ? Si j’accorde à Boileau et à notre ex-sultan Bonaparte qu’elle n’est pas une chimère, ils m’accorderont à leur tour qu’elle est une fourmilière de contradictions. Presque tous les héros du Moyen Âge ont gagné leurs éperons par des exploits qui ressortiraient aujourd’hui de la cour d’assises ; on s’honore d’avoir pour ancêtre un homme qu’on répudierait dans les journaux, s’il était vivant. On étale avec orgueil le portrait d’une aimable aïeule qui fit les délices d’un roi ; on irait se cacher au fond d’un trou, si on l’avait pour mère, ou pour sœur, ou pour femme. La noblesse s’est vendue argent sur table depuis la fin du XVIIe siècle ; on se pare d’un titre vénal, et l’on mourrait de honte si l’on était convaincu d’avoir payé la croix du Saint-Sépulcre. Vous criez sur les toits que le mérite personnel doit passer avant tout, mais vous prisez d’autant plus la noblesse qu’elle est plus ancienne, c’est-à-dire moins personnelle. Napoléon, le plus illustre de vos parvenus, s’est laissé affubler d’une généalogie. Tandis qu’il instituait la Légion d’honneur et qu’il sanctionnait l’abolition du droit d’aînesse, il créait une aristocratie héréditaire, il décrétait les majorats, et pour comble de contradiction il redorait les blasons de la vieille noblesse. Vous avez eu des princes sincèrement, honnêtement bourgeois ; ils n’ont su ni protéger ni supprimer les titres ; ils les donnaient aux uns, les laissaient prendre aux autres, et vous en êtes encore au même point. L’usurpation est interdite aux magistrats, tolérée chez les préfets, commandée aux diplomates. Un fabricant d’allumettes chimiques est nommé comte à grand orchestre, parce qu’il a su s’enrichir en fabriquant des milliards d’allumettes ; mais son gentilhomme de fils ne pourrait plus sans déroger en vendre une seule. Vous direz à cela qu’on ne déroge plus, que les écussons les plus illustres servent d’enseigne à des marchands de vin, que les alliances baroques ou même scandaleuses laissent le nom intact, que le fils illégitime d’un comte et d’une blanchisseuse hérite de tous les titres paternels, s’il est simplement reconnu ; que les barrières protectrices de l’aristocratie croulent de tous côtés, et que la magistrature du roi d’armes est exercée par de petits faussaires en chambre : raison de plus pour rendre hommage à la noblesse du fellah, qui est la plus antique, la plus pure, la plus bienfaisante et la plus modeste de toutes.