I

1797 Words
I Je ne me rappelle pas précisément la date, mais l’Égypte était possédée par un original du nom de Saïd-Pacha, et je n’avais encore ni l’espérance ni même la curiosité de la voir. Tout compte fait, l’aventure que je vous livre en guise de prologue remonte à neuf ou dix hivers. Et l’hiver, cette fois, n’était pas un vain mot : les arbres ployaient sous le givre, la terre craquait sous nos bottes, le canon du fusil me brûlait le bout des doigts quand par hasard j’ôtais un gant. La vieille année allait finir, à moins pourtant que la nouvelle eût commencé ; impossible de dire au juste si les étrennes étaient dues ou payées ; mais pour sûr c’était un dimanche, car nous chassions à quelques lieues de Paris chez un grand industriel qui travaille six jours sur sept. Le garde, un vieux soldat, venait de me poster au coin d’un petit bois taillis en disant : « Pas de cigare et pas de bruit ; s’il vous passe un lapin, laissez-le ; nous avons des chevreuils dans l’enceinte. » Sur cet avis, il s’éloigna, suivi d’un groupé de quinze ou vingt messieurs et d’un gamin qui tenait les chiens en laisse. Le premier mouvement d’un chasseur posté est de voir le voisin qu’on lui donne et de se mettre en rapport avec lui. Un geste de la main, un coup de chapeau, quelquefois un léger sifflement, remplace avantageusement le discours : « Vous savez où je suis, je sais où vous êtes ; ne tirons pas l’un sur l’autre : ce serait du plomb perdu. » En général, j’aime fort la jeunesse, mais à quarante pas de distance ; quand les fusils sont chargés de double zéro, je la tiens pour un peu suspecte. Mon voisin était un grand garçon de vingt ans, presque imberbe, très brun, assez gauche et vraisemblablement très frileux, car il grelottait sous une pelisse de mouton. Notre hôte nous l’avait vaguement présenté, à la station, avec cinq ou six autres personnes, mais je ne le connaissais pas, et partant j’avais l’œil sur lui. Jugez de ma surprise quand je le vis entrer sous bois, s’approcher d’une mare, casser la croûte de glace en la soulevant par les bords, se dépouiller de presque tous ses vêtements et dénouer les cordons de sa chaussure ! En un clin d’œil, il fut nu-pieds, nu-bras, nu-tête, et il procéda immédiatement au soin de sa toilette sans négliger aucun détail. Un petit-maître n’eût pas mieux fait devant son feu, dans un cabinet confortable. Et le thermomètre du château marquait cinq degrés au-dessous de zéro ! Ce jeu bizarre se prolongea tant et si bien que la sympathie me fit grelotter à mon tour. Je suivis avec un vif intérêt les manœuvres du jeune homme qui se rhabillait au galop, mais je n’étais pas au bout de mes étonnements. Lorsqu’il ne lui restait, selon moi, qu’à endosser sa pelisse et à reprendre son fusil, je le vis s’orienter soigneusement à l’aide d’une boussole de poche, étaler sa fourrure sur le sol, et commencer une gymnastique grave, austère, solennelle, qui ne manquait pas de beauté. Il élevait les bras au ciel, les étendait horizontalement, les croisait sur sa poitrine ; tantôt debout, tantôt agenouillé, tantôt prosterné pour b****r la terre, et tout cela de l’air d’un homme qui remplit son devoir à la face du ciel, sans souci du qu’en-dira-t-on. Sa prière m’expliqua ses ablutions ; ce n’était pas la première fois que je voyais un m******n dans les pratiques du culte, mais qui diable peut s’attendre à rencontrer l’islam sous les chênes de Brunoy ? Tous les tireurs étaient en place et l’enceinte fermée, j’avais échangé un salut avec mon deuxième voisin, les chiens avaient lancé, la chasse venait sur nous, et ce petit scélérat de croyant s’obstinait à prier comme un sourd. Deux ou trois coups de fusil partirent sur notre gauche, plusieurs voix nous crièrent : « À vous, chevreuil ! » Le m******n était toujours à son affaire. Lorsqu’il eut bien fini, il reprit sa pelisse, regagna notre allée, ramassa son fusil, aperçut les chevreuils qui couraient droit sur nous, tua le broquart, respecta la chèvre, et changea sa cartouche sans souffler mot. La chèvre avait forcé l’enceinte, le garde se chamaillait avec les chiens sur le corps de la victime, les chasseurs se rassemblaient ; je m’approchai du jeune homme et je lui dis : « Mes compliments, monsieur, moins encore pour ce beau coup de fusil que pour les choses qui l’ont précédé. » Il sourit froidement, finement, en homme qui ne sait pas encore si l’on se moque de lui. Je m’expliquai. – J’admire qu’un vrai chasseur, et vous l’êtes, puisse achever sa prière sans distraction quand il entend la voix des chiens. – Les mueddins m’ont appris que la prière est préférable au sommeil ; à plus forte raison est-elle meilleure que le plaisir. – Oh ! j’avais bien compris que vous êtes m******n. – Et cela vous étonne toujours un peu, n’est-il pas vrai ? Vous descendez de ceux qui disaient : « Peut-on être Persan ? » – Nous ne sommes plus tout à fait aussi naïfs que les contemporains de Montesquieu ; on connaît un peu mieux les nations étrangères, et tenez ! sans savoir d’où vous êtes, je puis certifier que vous n’avez pas le type persan. – Non, grâce à Dieu ! Les Persans sont des hérétiques. – Alors vous êtes Turc ? Il se recueillit un moment et répondit avec une émotion mal déguisée : « Les Turcs ont fait beaucoup de mal dans mon pays ; ils y feront peut-être un jour beaucoup de bien, si Dieu les conseille. C’est un Turc qui est l’héritier des khalifes et le chef de notre sainte religion ; c’est un Turc qui gouverne ma patrie et qui m’a ramassé à terre pour m’élever à la hauteur des hommes civilisés : que diriez-vous de moi si je mordais la main qui me nourrit ? Mais voici ces messieurs qui nous rejoignent ; veuillez accepter ma carte, elle vous dira d’où je viens et qui je suis. » En même temps il me mit dans la main un carré de papier bristol à la dernière mode, et je lus : AHMED-EBN-IBRAHIM fellah à la Mission égyptienne. Le hasard ne nous rapprocha plus qu’une fois avant la fin de la chasse, encore me fut-il impossible de renouer notre entretien : il était en conversation réglée avec un filateur de Manchester, et je pus remarquer au passage qu’il s’exprimait facilement en anglais. On revint au château par la ferme ; l’amphitryon faisait valoir une centaine d’hectares à ses moments perdus, histoire de prouver qu’un Parisien riche, industrieux et lettré peut être par surcroît un cultivateur hors ligne. Les bâtiments, fort simples, mais solides, commodes et bien distribués, enfermaient une vaste cour carrée où cinq cents têtes de volaille, choisies parmi les meilleures races, émaillaient une montagne de f****r. Le matériel agricole, numéroté pièce à pièce, s’alignait en bon ordre sous un hangar ; une petite machine à vapeur fournissait l’eau, battait le grain, animait les tarares, hachait la paille et les racines, écrasait les pommes à cidre, sous l’œil d’un régisseur appointé comme un chef de bureau. La porcherie, la bergerie, l’étable des vaches hollandaises, étaient décorées d’écussons victorieux conquis en divers comices ; trente bêtes à cornes, luisantes de santé, plongées jusqu’aux genoux dans la litière, mâchaient la pulpe odorante des betteraves dans des mangeoires à leur nom. Le pensionnat des veaux et des génisses était à part, au fond de l’étable. Le régisseur nous fit admirer une jeune bête de trois mois, son plus bel élève : « Voyez, dit-il, comme elle est près de terre, longue de corps, épaisse de partout, bien roulée ! Je la recommande à l’attention de M. Ahmed, qui s’y connaît. » Il donna son avis modestement, sans se faire valoir, mais avec autant de justesse et de précision qu’un éleveur émérite… J’en conclus qu’il était en Europe pour apprendre l’agriculture et qu’il avait sans doute passé par Grignon ; mais une réflexion qu’il fit sur le régulateur de la machine me fit croire qu’il avait traversé l’École centrale. Toutefois un garçon de la ferme l’ayant tiré à part pour lui montrer son enfant malade, je me dis que décidément il n’était pas étranger à la médecine, et la curiosité que ce jeune Africain m’avait tout d’abord inspirée alla toujours croissant jusqu’à l’heure du dîner. Vous avez vu que la réunion était nombreuse ; j’ajoute qu’elle était assez brillante. La maîtresse du logis, jeune et belle personne, avait plusieurs amies de son âge qui ne déparaient point le salon. Toutes ces jolies femmes, sans aspirer au rôle de Diane chasseresse, prenaient un vif intérêt à la chasse, heureuses de quitter Paris en plein hiver, de respirer l’air glacial, de rougir leurs jolis visages, et surtout de faire un brin d’école buissonnière en compagnie des chers maris. Lorsque le temps le permettait, elles venaient en robe retroussée et en brodequins à talons déjeuner sur le pouce au carrefour du Vieux-Hêtre ; mais régulièrement, au retour, on les trouvait décolletées, épanouies, un peu mutines, autour d’un grand feu bien flambant. La coutume du château leur livrait le roi de la chasse ; elles le couronnaient de roses ou d’épines à leur choix. Lorsque je descendis au salon, je les vis occupées à martyriser Ahmed. Accroupi sur un tabouret au milieu de leur petit cercle et armé d’un violon sans archet, il chantait une chanson arabe en grattant une sorte d’accompagnement du bout des doigts. Il me parut véritablement à plaindre, et je méditais de faire diversion à son supplice, lorsque, tout bien examiné, je m’aperçus qu’il rayonnait. Les sons comme les parfums ont le privilège de nous transporter en un instant loin de nous-mêmes, à travers le temps et l’espace. Ahmed ouvrait les yeux en homme qui revoit son pays Peut-être même la joie des souvenirs patriotiques se compliquait-elle d’un goût d’art inappréciable à nos sens et perceptible aux siens. Sa cantilène traînante et monotone ne disait absolument rien à notre esprit ; la mélodie, âme de la musique, n’y brillait que par son absence, et pourtant il chantait non seulement avec bonheur, mais avec conviction. Était-ce nous qui nous trompions, ou lui ? Qui peut le dire ? Un philosophe allemand s’écrierait à ce propos que le plaisir des oreilles est éminemment subjectif. Il n’y a qu’une géométrie au monde, on y compte une infinité de musiques ; dans cet art subalterne et pourtant exquis entre tous, le beau varie suivant les races et les époques. Mozart, qui est un dieu pour nous, paraîtrait un sauvage aux sauvages de l’Amérique. Phidias et Virgile l’auraient-ils mieux goûté ? J’en doute fort. La prose luit pour tout le monde, la poésie pour presque tous, la musique pour quelques-uns. La prose exprime des idées, la poésie des sentiments, la musique des sensations, et des sensations d’un ordre si subtil qu’elles n’ont pas prise sur tous les hommes. Je la crois inférieure à la poésie autant que la poésie elle-même est au-dessous de la prose ; ce n’est que le reflet d’une ombre, mais quel reflet éblouissant, délicieux, sublime pour ceux qui ont appris à en jouir ! Voilà un beau garçon, car Ahmed est décidément très beau malgré sa calotte rouge et sa longue redingote empesée, voilà, dis-je, une sorte d’Antinoüs moderne qui s’est imbu de nos sciences comme une éponge prend l’eau d’une cuvette, et les principes de notre musique sont pour lui comme s’ils n’existaient pas. Il est pourtant artiste à sa manière ; il perçoit, il sent des beautés qui nous échappent ; il se promène en dehors de tous les tons et de toutes les mesures avec une admirable bonne foi, tandis que les jolies Parisiennes mordent leurs mouchoirs pour s’empêcher de rire, et que les jeunes gens descendus de leurs chambres vont pouffer tout à l’aise dans la salle de billard. Grâce à Dieu, madame est servie, et je suis quitte de conclure : allons dîner !
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