II
Elle montait, en effet, la rue dont Maugiron avait parlé au roi.
Étroite, tortueuse, pavée avec du caillou de rivière, bordée de maisons noires et difformes, dernier vestiges du Moyen Âge, en un mot, elle montait de la Loire au château et ressemblait bien plus à une ruelle qu’à une rue.
Cependant, vers le milieu, à gauche, les petites constructions d’apparence malsaine, les maisons à portes bâtardes, faisaient place à un mur au milieu duquel s’ouvrait un huis majestueux, à deux battants de chêne ferré.
Ce mur protégeait un jardin, un vieux jardin aux arbres centenaires, du milieu desquels surgissait un pavillon en briques rouges, moitié château, moitié habitation de bourgeois honnête.
À l’heure avancée de la nuit où nous y pénétrons, une lumière brillait derrière les rideaux d’une croisée ; au premier étage dans une salle assez vaste, aux murs couverts de boiseries en noyer sculpté, une jeune fille était assise devant un rouet, et filait.
Elle pouvait avoir seize ans, elle était blanche et blonde, et ses grands yeux bleus, d’une douceur infinie, avaient ce rayonnement mélancolique, cette tristesse indéfinissable et vague que les conteurs de l’Orient se plaisent à attribuer aux yeux de la gazelle.
Penchée sur le métier à filer, elle travaillait assidûment, mais non sans tressaillir parfois au moindre bruit, et comme si elle eût éprouvé le pressentiment de quelque évènement néfaste, et mystérieux.
Tandis qu’elle travaillait ainsi, une porte s’ouvrit sans bruit, un pas assourdi glissa sur le parquet, et une ombre, plutôt qu’un corps, vint se pencher sur elle, derrière son escabeau.
La jeune fille se retourna, et un sourire lui vint aux lèvres.
Puis elle tendit son front :
– Bonsoir, grand-père, dit-elle.
Celui à qui elle parlait ainsi, cette ombre plutôt qu’un corps, était un grand vieillard sec et maigre, presque diaphane, et qu’on eût pris volontiers pour la création fantastique de quelque poète en délire.
Il avait une grande barbe Manche qui lui descendait sur la poitrine ; sa tête chauve était luisante comme de l’ivoire jauni.
Quand il posa sa main décharnée sur le métier de la jeune fille, elle fendit un bruit d’ossements heurtés.
Il appuya ses lèvres, minces et desséchées comme du vieux parchemin, sur le cou de cygne de la jeune fille, et lui dit :
– Bonsoir, ma petite Berthe, pourquoi travailler encore ? Il est tard, et tu dois avoir besoin de repos…
– Mais, grand-père, répondit la jeune fille, n’est-ce pas aujourd’hui le 4 décembre ?
– C’est vrai.
– L’avant-veille de l’assemblée des États ?
À ce mot, l’œil morne et presque éteint du vieillard sembla se ranimer et eut un éclair.
– Oui, dit-il, c’est dans deux jours que le roi Henri troisième, – Dieu le maudisse ! – va réunir sa noblesse et s’allier à la maison de Lorraine, pour l’extermination des malheureux qui vont au prêche :
Celle qu’il avait appelée Berthe eut un sourire divin.
– Mon bon père, dit-elle, vous savez que Dieu est bon, que Dieu est juste, et qu’il protège ceux qui le servent fidèlement.
Le vieillard soupira et se tût. Berthe continua :
– Dieu ne permettra pas que nous soyons inquiétés ; ni vous ni moi. D’ailleurs qui donc voudrait attaquer un pauvre vieux gentilhomme au bras débile, et une femme sans défense ?
Cette fois encore, l’œil du vieillard eut un éclair.
– C’est vrai, dit-il, je suis bien vieux. J’ai près de cent années, et depuis bien longtemps mon bras n’a plus la force de tenir une épée. Mais, si on venait t’attaquer… ah ! le vieux sire de Mallevin… se souviendrait qu’il combattit, jadis, à la gauche du preux sans reproche, de Bayard, le chevalier sans peur.
Berthe enlaça de ses deux bras le cou du vieillard.
– Cher grand-père ! dit-elle. Mais n’ayez crainte, allez ! Cette maison est perdue dans une rue désertée. Nul ne songe à nous… Et puis, n’êtes-vous pas aimé… respecté ?…
– Oui, des Blaisois… Mais… les étrangers… oh ! les Lorrains !… ces soudards payés par les Guise !… ces égorgeurs de nos frères…
La jeune fille eut un mouvement d’effroi qui n’échappa point à son aïeul.
– Tu as peur ? dit-il.
– Non, père.
– Sois franche…, tu as eu peur ?
– Eh bien ! dit-elle, s’il faut parler vrai, je vous dirai que tout ce monde, qui depuis deux jours a envahi notre bonne et tranquille ville de Blois, ces cavaliers bruyants, ces seigneurs qu’accompagnent des pages tapageurs… tout cela m’épouvante un peu.
– Mais pourquoi veilles-tu si longtemps aujourd’hui ? demanda le vieux sire de Mallevin, qui voulait faire diversion aux terreurs de la jeune fille.
– Ne vous souvient-il déjà plus du message qui vous est parvenu il y a trois jours ? dit Berthe.
– Si fait bien ; un message de nos frères du Midi, des Béarnais ; un message qui m’annonçait qu’un gentil homme gascon, qui jouissait de l’estime et de la confiance du roi de Navarre, descendrait en la ville de Blois, dans notre maison, vers la soirée du 4 ou du 5 décembre.
– Eh bien ! père, dit la jeune fille, c’est pour cela que je veille.
Mais le vieillard secoua la tête :
– Il est bien tard maintenant, dit-il. Le gentilhomme n’arrivera que demain.
Comme il prononçait ces mots, Berthe se leva précipitamment.
– Qu’as-tu ? demanda le vieux sire de Mallevin.
– Vous n’avez pas entendu ?
– Quoi ?
– Du bruit.
Et Berthe alla ouvrir la croisée et se pencha en dehors, livrant sa tête blonde et ses cheveux épars aux caresses humides du brouillard qui montait de la Loire.
En effet, un bruit s’était fait au dehors. Ce bruit c’étaient trois coups régulièrement espacés, frappés à la porte.
En même temps une voix traversa l’espace, troublant le silence de la nuit. Cette voix disait :
– Il fait beau, et le soleil est chaud de l’autre côté de la Garonne.
– C’est lui ! s’écria le vieillard. C’est le signal indiqué dans le message. Va lui ouvrir, Berthe, et qu’il soit le bienvenu, celui qui vient de la part de nos frères.
La jeune fille jeta une mante à capuchon sur ses épaules, prit la lampe qui brûlait auprès de son rouet, et à sa ceinture un trousseau de clefs, parmi lesquelles se trouvait sans doute celle de la porte d’entrée.
Puis elle descendit, suivie du vieillard, qui marchait à pas plus lents.
Elle traversa le jardin. Mais, avant de glisser la clef dans la serrure, elle ouvrit prudemment un petit judas grillé et demanda d’une voix tremblante :
– Qui est là ?
– Gascogne et Béarn ! répondit du dehors une voix fraîche et sonore.
Berthe mit la clef dans la serrure, fit courir les verrous dans leurs gâches et la porte s’ouvrit.
Alors un homme se glissa dans le jardin, puis s’arrêta comme ébloui de la beauté de Berthe, sur le visage de qui la lampe qu’elle tenait à la main venait de projeter ses rayons.
Moins d’une heure après, le nouveau venu, réconforté par quelques aliments et un verre de vieux vin, était conduit par la jeune fille dans la chambre qui lui avait été préparée.
Elle ne l’avait jamais vu, et cependant déjà elle avait, confiance en lui, car elle avait cessé de trembler.
C’était la première fois, depuis bien des années, que Berthe de Mallevin, l’orpheline, voyait un homme jeune et fort abrité par le toit de son aïeul. Car il était jeune, le nouveau venu, et son regard ardent annonçait un mâle courage, et sous son pourpoint de gros drap des montagnes on devinait un noble cœur.
Et lorsqu’elle se trouva dans la chambre où elle avait conduit l’étranger, après avoir allumé une grosse bougie de cire jaune, placée sur un dressoir, elle ne put s’empêcher de lui dire, en le voyant déboucler son épée et la placer au chevet du lit :
– Ah ! mon gentilhomme, voici bien longtemps qu’une épée n’est entrée ici.
Le Gascon la regarda en souriant :
– Eh bien ! celle-là, dit-il, n’a d’autre mission que de vous défendre.
Elle leva sur lui ses grands yeux tristes :
– Je n’ai plus peur maintenant, dit-elle.
– Vous avez donc peur quelquefois, ma mie ?
– Quelquefois, en effet, soupira-t-elle… au moins depuis deux jours.
– Et pourquoi cela, mon enfant ?
Elle parut hésiter ; mais le visage si noble et si franc du voyageur acheva de la subjuguer.
– C’est que, dit-elle, depuis deux jours la ville est pleine d’étrangers, de seigneurs effrontés qui font grand tapage.
– Ah ! ah !
– On dit, continua Berthe, que le roi Henri troisième traîne à sa suite des gentilshommes débauchés pour qui rien n’est sacré…
Le Gascon fronça imperceptiblement le sourcil.
– Tenez, continua Berthe, qui avait de plus en plus confiance dans son hôte, j’ai eu bien peur hier soir.
– Vraiment et que vous est-il advenu, mon enfant ?
– Vous ne le direz point à mon grand-père, au moins ?
– Sur l’honneur ; je vous le jure !
– Eh bien ! figurez-vous, monsieur, qu’hier, à l’entrée de la nuit, j’ai vu deux gentilshommes enveloppés de manteaux, et le visage couvert de masques, rôder dans la rue, regarder à travers la porte et examiner attentivement la maison.
– Ah ! ah ! dit le voyageur. Berthe poursuivit :
– Ils se parlaient bas. Cependant j’ai entendu quelques mots de leur conversation. L’un d’eux disait : « Sais-tu qu’elle est vraiment jolie, cette petite ? » C’était de moi qu’ils parlaient…
Et Berthe, à ces mots, rougit et baissa les yeux.
– Et que répondait l’autre ? demanda le voyageur en souriant.
– L’autre, dit Berthe, ah ! c’est affreux ; il disait : « Eh bien ! enlevons-la. »
– Le misérable !
– Je me suis sauvée jusqu’ici et m’y suis enfermée. Toute la nuit j’ai tremblé comme une feuille et prêté l’oreille au moindre bruit. Enfin le jour est venu : alors je me suis agenouillée et j’ai remercié Dieu, lui demandant de nous envoyer un protecteur, à mon aïeul et à moi.
Comme elle parlait ainsi, Berthe s’était approchée de la croisée et avait appuyé sa tête contre la vitre.
Tout à coup elle poussa un cri et se rejeta vivement en arrière.
– Qu’avez-vous ? demanda le Gascon.
– Voyez !… voyez !… dit-elle.
Ses dents claquaient et sa voix tremblait. Le Gascon s’approcha de la croisée et regarda à son tour.
– Oh ! oh ! dit-il, je crois que j’ai bien fait d’arriver. Un homme avait escaladé le mur du jardin et s’était établi dessus à califourchon.
– Ce sont eux !… murmura Berthe éperdue.
– Ne craignez rien, dit le Gascon.
Puis il souffla la lampe, et l’obscurité se fit autour d’eux.
Mais Berthe entendit le bruit sec du rouet des deux pistolets que le gentilhomme avait pris à sa ceinture, en même temps qu’il rajustait le ceinturon de son épée.
– Maintenant, dit-il, restez ici et laissez-moi descendre au jardin. Mordioux ! il faudra voir si des ravisseurs de filles, fussent-ils dix mille, feront peur au fils de ma mère.
Berthe ne tremblait plus.