CHAPITRE IV
Histoire du chourineurLe lecteur n’a pas oublié que deux des hôtes du tapis-franc étaient attentivement observés par un troisième personnage récemment arrivé dans le cabaret.
L’un de ces deux hommes, on l’a dit, coiffé du bonnet grec, cachait toujours sa main gauche, et avait instamment demandé à l’ogresse si le Maître d’école et le Gros-Boiteux n’étaient pas encore venus.
Pendant le récit de la Goualeuse, qu’ils ne pouvaient entendre, ces deux hommes s’étaient plusieurs fois parlé à voix basse, en regardant du côté de la porte avec anxiété.
Celui qui portait un bonnet grec, dit à son camarade :
– Le Gros-Boiteux n’aboule pas. Ni le Maître d’école non plus.
– Pourvu que le Squelette ne l’ait pas escarpé à la capahut !
– Ça serait flambant pour nous qui avons nourri le poupard, et qui devons en avoir notre morceau ! – reprit l’autre.
Le nouveau venu qui observait ces deux hommes était place trop loin d’eux pour que leurs paroles arrivassent jusqu’à lui ; après avoir plusieurs fois très adroitement consulté un petit papier caché dans le fond de sa casquette, il parut satisfait de ses remarques, se leva de table, et dit à l’ogresse, qui sommeillait dans son comptoir, les pieds sur sa chaufferette, son gros chat noir sur ses genoux.
– dis donc, mère Ponisse, je vais rentrer tout de suite ; veille à mon broc et à mon assiette… car il faut se défier des francs licheurs.
– Sois tranquille, mon garçon – dit la mère Ponisse – si ton assiette est vide et ton broc aussi, on n’y touchera pas.
Le nouveau venu rit beaucoup de la plaisanterie de l’ogresse et disparut sans que son départ fût remarqué.
Au moment où cet homme sortit, et avant que la porte fût refermée, Rodolphe aperçut dans la rue le charbonnier à figure noire et à taille colossale dont nous avons parlé ; il eut le temps de lui manifester par un geste d’impatience combien sa surveillance protectrice lui était importune ; mais le charbonnier, ne tenant compte de la contrariété de Rodolphe, ne quitta pas les abords du tapis-franc.
La physionomie de la Goualeuse devenait de plus en plus triste : le dos appuyé au mur, la tête baissée sur sa poitrine, ses grands yeux bleus errant machinalement autour d’elle, la malheureuse créature semblait accablée des plus sombres pensées.
Deux ou trois fois, rencontrant le regard fixe de Rodolphe, elle avait détourné la vue, ne se rendant pas compte de l’impression singulière que lui causait cet inconnu. Gênée, oppressée par sa présence, elle regrettait presque d’avoir si sincèrement raconté devant lui sa misérable vie.
Le Chourineur, au contraire, se trouvait fort en gaîté ; à lui seul il avait dévoré l’arlequin ; le vin et l’eau-de-vie le rendaient très communicatif ; la honte d’avoir trouvé son maître, comme il disait, s’était effacée devant les généreux procédés de Rodolphe, et il lui reconnaissait d’ailleurs une si grande supériorité physique, que son humiliation avait fait place à un sentiment qui tenait de l’admiration, de la crainte et du respect.
Cette absence de rancune, l’orgueil sauvage avec lequel il se vantait de n’avoir jamais volé, prouvaient au moins que le Chourineur n’était pas un être complètement endurci.
Cette nuance n’avait pas échappé à la sagacité de Rodolphe ; il attendait curieusement le récit de cet homme.
– Allons… mon garçon – lui dit-il – nous t’écoutons.
Le chourineur vida son verre et commença ainsi :
– Toi, ma pauvre Goualeuse, t’as au moins été recueillie par la Chouette, que l’enfer confonde ! tu as eu un gîte jusqu’au moment où l’on t’a emprisonnée comme vagabonde… Moi, je ne me rappelle pas d’avoir couché dans ce qui s’appelle un lit avant dix-neuf ans,… bel âge où je me suis fait troupier.
– Tu as servi, Chourineur ? – dit Rodolphe.
– Trois ans ; mais ça viendra tout à l’heure. Les pierres du Louvre, les fours à plâtre de Clichy et les carrières de Montrouge, voilà les hôtels de ma jeunesse. Vous voyez, j’avais maison à Paris et à la campagne, rien que ça.
– Et quel métier faisais-tu ?
– Ma foi, mon maître… j’ai comme un brouillard de souvenir d’avoir gouêpé dans mon enfance avec un vieux chiffonnier qui m’assommait de coups de croc. Faut que ça soit vrai, car je n’ai jamais pu rencontrer un de ces. Cupidons à carquois d’osier sans avoir envie de tomber dessus : preuve qu’ils avaient dû me battre dans mon enfance. Mon premier métier a été d’aider les équarrisseurs à égorger les chevaux à Montfaucon… J’avais dix ou douze ans. Quand j’ai commencé à chouriner ces pauvres vieilles bêtes, ça me faisait une espèce d’effet ; au bout d’un mois, je n’y pensais plus ; au contraire, je prenais goût à mon état. Il n’y avait personne pour avoir des couteaux affilés et aiguisés comme les miens… Ça donnait envie de s’en servir, quoi !… Quand j’avais égorgé mes bêtes, on me jetait pour ma peine un morceau de la culotte d’un cheval crevé de maladie ; car ceux qu’on abattait en vie se vendaient aux fricoteurs du quartier de l’École-de-Médecine, qui en faisaient du bœuf, du mouton, du veau ou du gibier, au goût des personnes… Ah ! mais c’est que, lorsque j’avais attrapé mon lopin de chair de cheval, le roi n’était pas mon maître, au moins. Je m’en sauvais avec ça dans mon four à plâtre, comme un loup dans sa tanière ; et là, avec la permission des chaufourniers, je faisais sur les charbons une grillade soignée. Quand les chaufourniers ne travaillaient pas, j’allais ramasser du bois sec à Romainville, je battais le briquet, et je faisais mon rôti au coin d’un des murs du charnier. Dame ! ces fois-là… c’était saignant et presque cru : mais de cette manière-là, je ne mangeais pas toujours la même chose.
– Et ton nom ? comment t’appelait-on ? – dit Rodolphe.
– J’avais les cheveux encore plus couleur de filasse que maintenant, le sang me portait toujours aux yeux ; eu égard à ça, on m’appelait l’Albinos.
Les Albinos sont les lapins blancs des hommes, et ils ont les yeux rouges – ajouta gravement le Chourineur, en manière de parenthèse physiologique.
– Et tes parents, ta famille ?
– Mes parents ? logés au même numéro que ceux de la Goualeuse… Lieu de ma naissance ? le premier coin de n’importe qu’elle rue, la borne à gauche ou à droite, en descendant ou en remontant vers le ruisseau.
– Tu as maudit ton père et, ta mère de t’avoir abandonné ?
– Ça m’aurait fait une belle jambe !… Mais c’est égal… au vrai… ils m’ont joué une mauvaise farce en me mettant au monde… Je ne m’en plaindrais pas, si encore ils m’avaient fait comme le Meg des megs devrait faire les gueux, c’est-à-dire sans froid, ni faim, ni soif ; ça ne lui coûterait rien, et les gueux qui n’aiment pas voler s’en trouveraient mieux.
– Tu as eu faim, tu as eu froid, et tu n’as pas volé, Chourineur ?
– Non ! et pourtant j’ai eu crânement de la misère, allez… J’ai fait la tortue quelquefois pendant deux jours, et ça… plus souvent qu’à mon tour… Eh bien ! je n’ai pas volé.
– Par peur de la prison ?
– Oh ! c’te farce ! – dit le Chourineur en haussant les épaules et riant aux éclats. J’aurais donc pas volé du pain par peur d’avoir du pain ?… Honnête, je crevais de faim ; voleur, on m’aurait nourri en prison… et fièrement bien, encore !… Mais non, je n’ai pas volé parce que… parce que… enfin parce que ça n’est pas dans mon idée de voler, quoi donc ! !…
Cette réponse véritablement belle, et dont le Chourineur ne comprit pas la portée, étonna profondément Rodolphe.
Il sentit que le pauvre qui restait honnête au milieu des plus cruelles privations était doublement respectable, puisque la punition du crime pouvait devenir pour lui une ressource assurée.
Rodolphe tendit la main à ce malheureux sauvage de la civilisation, que la misère n’avait pas absolument dépravé.
Le Chourineur regarda son amphitryon avec étonnement, presque avec respect ; à peine il osa toucher la main qu’on lui offrait. Il pressentait vaguement qu’entre lui et Rodolphe il y avait un abîme.
– Bien ! – lui dit Rodolphe – tu as toujours du cœur et de l’honneur !…
– Du cœur ?… de l’honneur ?… moi ?… Ah ça, vous blaguez ? – répondit-il avec surprise.
– Souffrir la misère et la faim plutôt que de voler… c’est avoir du cœur et de l’honneur, – dit gravement Rodolphe.
Tiens… au fait… – dit le Chourineur en réfléchissant – ça pourrait bien être…
– Cela t’étonne ?…
– Crânement… car on ne me dit pas ordinairement de ces choses-là, vu qu’on me traite toujours dans les prix d’un chien galeux… Mais c’est drôle, l’effet que ça me fait, ce que vous me dites… Du cœur !… de l’honneur !… – répéta-t-il encore d’un air pensif.
– Eh bien !… qu’as tu ?
– Ma foi ! je n’en sais rien – reprit le Chourineur tout ému ; – mais ces mots-là, voyez-vous… ça me remue à fond… et ça me flatte plus que si on me disait que je suis plus fort que le Squelette et le Maître d’école… jamais je n’avais senti rien de pareil… Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces mots-là… et les coups de poing de la fin de ma raclée… qui étaient si bien festonnés… sans compter que vous me payez à souper… et que vous me dites des choses que… Enfin suffit – s’écria-t-il brusquement, comme s’il lui eût été impossible d’exprimer sa pensée – ce qui est sûr, c’est qu’à la vie à la mort vous pouvez compter sur le Chourineur.
Rodolphe reprit plus froidement, ne voulant pas laisser deviner l’émotion qu’il ressentait :
– Es-tu resté longtemps aide-équarrisseur ?
– Je crois bien… D’abord ça avait commencé par m’écœurer d’égorger ces pauvres vieilles rosses qui ne pouvaient pas seulement m’allonger une ruade ? mais quand j’ai eu dans les environs de seize ans et que ma voix a mué, c’est devenu pour moi une rage, une passion, un besoin, une rage… que de chouriner ! J’en perdais le boire et le manger… je ne pensais qu’à ça !… Il fallait me voir au milieu de l’ouvrage : à part un vieux pantalon de toile, j’étais tout nu. Quand, mon couteau bien aiguisé à la main, j’avais autour de moi jusqu’à quinze et vingt chevaux qui faisaient queue pour attendre leur tour, tonnerre ! ! quand je me mettais à les égorger, je ne sais pas ce qui me prenait… c’était comme une furie ; les oreilles me bourdonnaient ! je voyais rouge, tout rouge, et je chourinais… et je chourinais… et je chourinais jusqu’à ce que le couteau m’en tombe des mains ! Tonnerre ! ! quelle jouissance ! J’aurais été millionnaire que j’aurais payé pour faire ce métier-là.
– C’est ce qui t’aura donné l’habitude de chouriner – dit Rodolphe.
– Ça se peut bien ; mais quand j’ai eu seize ans passés, cette rage-là est devenue si forte, qu’une fois en train de chouriner, je devenais comme fou, je gâtais l’ouvrage… Oui, j’abîmais les peaux à force d’y donner des coups de couteau à tort et à travers, car j’étais si acharné que je n’y voyais pas clair. Finalement, on m’a mis à la porte du charnier. J’ai voulu m’employer chez les bouchers : j’ai toujours eu du goût pour cet état-là… Ah ! bien oui ! ils ont fait les fiers ! ils m’ont méprisé comme des bottiers mépriseraient des savetiers. Alors j’ai cherché mon pain ailleurs… et je ne l’ai pas trouvé tout de suite ; c’est dans ce temps-là que j’ai souvent fait la tortue. Enfin, j’ai eu à travailler dans les carrières de Montrouge. Mais au bout de deux ans ça m’a scié de faire toujours l’écureuil dans les grandes roues pour tirer la pierre, moyennant vingt sous par jour. J’étais grand et fort, je me suis engagé dans un régiment. On m’a demandé mon nom, mon âge et mes papiers. Mon nom ? l’Albinos ; mon âge ? voyez ma barbe ; mes papiers ? voyez le certificat de mon maître carrier. Je pouvais faire un grenadier soigné, on m’a enrôlé.
– Avec ta force, ton courage et ta manie de chouriner, s’il y avait eu la guerre dans ce temps-là, tu serais peut-être devenu officier.
– Tonnerre ! à qui le dites-vous ! Chouriner des Anglais ou des Prussiens, ça m’aurait bien autrement flatté que de chouriner des rosses… Mais, voilà, le malheur, il n’y avait pas de guerre, et il y avait la discipline… Un apprenti essaie de communiquer une raclée à son bourgeois, c’est bien : s’il est le plus faible, il la reçoit ; s’il est le plus fort, il la donne ; on le met à la porte, quelquefois au violon, il n’en est que ça. Dans le militaire, c’est autre chose. Un jour mon sergent me bouscule pour me faire obéir plus vite ; il avait raison, car je faisais le clampin ; ça m’embête, je regimbe ; il-me pousse, je le pousse : il me prend au collet, je lui envoie un coup de poing. On tombe sur moi ; alors la rage me prend, le sang me monte aux yeux, j’y vois rouge… j’avais mon couteau à la main, j’étais de cuisine, et allez donc !… Je me mets à chouriner… à chouriner… comme à l’abattoir… Je refroidis le sergent, je blesse deux soldats !… une vraie boucherie !… onze coups de couteau à eux trois… oui, onze !… du sang partout… du sang… comme dans un charnier !… j’en ruisselais…
Le brigand baissa la tête d’un air sombre, hagard, et resta silencieux.
– À quoi penses-tu, Chourineur ? – dit Rodolphe, l’observant avec intérêt.
– À rien… – répondit-il brusquement. Puis il reprit avec sa brutale insouciance :
– Enfin on m’empoigne, on me met sur la planche au pain, et j’ai une fièvre cérébrale.
– Tu t’es donc sauvé ?
– Non ; mais j’ai été quinze ans au pré, au lieu d’être fauché, J’ai oublié de vous dire qu’au régiment j’avais repêché deux camarades qui se noyaient dans la Marne ; nous étions en garnison à Melun. Une autre fois… vous allez rire et dire que je suis un amphibie de feu et d’eau, sauveur pour hommes et pour femmes ! une autre fois, étant en garnison à Rouen, toutes maisons de bois, de vraies cassines, le feu prend à un quartier : ça brûlait comme des allumettes ; je suis de corvée pour l’incendie ; nous arrivons au feu ; on me crie qu’il y a une vieille femme qui ne peut pas descendre de sa chambre qui commençait à chauffer : j’y cours. Tonnerre ! oui, ça chauffait… car ça me rappelait mes fours à plâtre dans les bons jours ; finalement je sauve la vieille… même que j’en ai eu la plante des pieds rissolée. Enfin, grâce à mes sauvetages, mon rat de prison s’est tant-tortillé des quatre pattes et de la langue, qu’il a fait changer ma peine ; au lieu d’aller à l’Abbaye de Monte-à-regret, j’en ai eu pour quinze années de pré… Quand j’ai vu que je ne serais pas tué et que j’irais aux galères, j’ai voulu sauter sur mon bavard pour l’étrangler… au moment où il est venu à moi en faisant le gentil, me dire qu’il m’avait sauvé la vie… tonnerre !… si oh ne m’avait pas retenu !…
– Tu regrettais donc de voir ta peine commuée ?
– Oui… à ceux qui jouent du couteau… le couteau de Charlot, c’est juste ; à ceux qui volent, les fers aux pattes ! ! chacun son lot… Mais vous forcer à vivre avec des galériens quand on a le droit d’être guillotiné tout de suite, c’est une infamie ; sans compter qu’elle était drôle, ma vie, dans les premiers temps que j’étais au bagne… On ne tue pas un homme sans s’en souvenir… voyez-vous…
– Tu as donc eu des remords… Chourineur ?
– Des remords ? Eh ! non, puisque j’ai fait mon temps – dit le sauvage ; – mais dans mes premiers temps de bagne il ne se passait pas de nuit où je ne voie, en manière de cauchemar, le sergent et les soldats que j’ai chourinés, c’est-à-dire… ils n’étaient pas seuls – ajouta le brigand avec une sorte de terreur, – ils étaient des dizaines, des centaines, des milliers à attendre leur tour dans une espèce d’abattoir… comme les chevaux que j’égorgeais à Montfaucon attendaient leur tour aussi… Alors je voyais rouge, et je commençais à chouriner… à chouriner… sur ces hommes, comme autrefois sur les chevaux… Mais plus je chourinais de soldats, plus il en revenait… Et en mourant ils me regardaient d’un air si doux… si doux… que je me maudissais de les tuer… mais je ne pouvais pas m’en empêcher… Ce n’était pas tout… je n’ai jamais en de frère… et il se faisait que tous ces gens que j’égorgeais étaient mes frères… et que je les aimais… À la fin, quand, je n’en pouvais plus, je m’éveillais tout trempé d’une sueur aussi froide que la neige fondue…
– C’était un vilain rêve, Chourineur !
– Oh ! oui, allez… Ce rêve-là… voyez-vous… c’était à en devenir fou ou enragé… Aussi deux fois j’ai essayé de me tuer, une fois en avalant du vert-de-gris, l’autre fois en voulant m’étrangler avec une chaîne ; mais, tonnerre ! je suis fort comme un taureau. Le vert-de-gris m’a donné soif, voilà tout… Quant au tour de chaîne que je m’étais passé au cou, ça m’a fait une Cravate bleue naturelle. Plus tard l’habitude de vivre a pris le dessus, mes cauchemars sont devenus plus rares, et j’ai fait comme les autres.
– Au bagne, tu étais à bonne école pour apprendre à voler.
– Oui, mais le goût n’y était pas… Les autres fagots me blaguaient là-dessus, mais je les assommais à coups de chaîne. C’est comme ça que j’ai connu le Maître d’école… Mais pour celui-là… respect aux poignets ! il m’a donné ma paie comme vous me l’avez donnée tout à l’heure.
– C’est donc un forçat libéré ?
– C’est-à-dire, il était fagot à perte de vue, mais il s’est libéré lui-même.
– Il est évadé ? On ne le dénonce pas ?
– Ça n’est pas moi qui le dénoncerai, toujours ; j’aurais l’air de le craindre.
– Comment la police ne le découvre-t-elle pas ? Est-ce qu’on n’a pas son signalement ?
– Son signalement ?… Ah bien, oui ! Il y a longtemps qu’il a effacé de sa frimousse celui que le Meg des megs y avait mis. Maintenant il n’y a que le boulanger qui met les damnés au four qui pourrait le reconnaître, le Maître d’école.
– De quelle manière s’y est-il pris ?
– Il a commencé par se rogner le nez qu’il avait long d’une aune ; par là-dessus, il s’est débarbouillé avec du vitriol.
– Tu plaisantes ?
– S’il vient ce soir, vous le verrez ; il avait un grand nez de perroquet, maintenant il est aussi camard… que la carline, sans compter qu’il a des lèvres aussi grosses que le poing, et un visage aussi couturé que la veste d’un chiffonnier.
– Il est à ce point méconnaissable ?
– Depuis six mois qu’il s’est échappé de Rochefort, les railles l’ont cent fois rencontré sans le reconnaître.
– Pourquoi était-il au bagne ?
– Pour avoir été faussaire, voleur et assassin. On rappelle le Maître d’école, parce qu’il a une écriture superbe et qu’il est très savant.
– Et il est redouté ?
– Il ne le sera plus quand vous l’aurez rincé comme vous m’avez rincé. Et tonnerre ! ! ! je serais curieux de voir ça.
– Que fait-il pour vivre ?
– Il s’est associé à une vieille femme, mauvaise comme lui, et fine comme l’ambre, mais on ne la voit jamais ; pourtant il a dit à l’ogresse qu’il amènerait ici un jour où l’autre sa largue.
– Et cette femme l’aide dans ses vols ?
– Et dans ses assassinats aussi. On dit qu’il se vante d’avoir déjà escarpe avec elle deux ou trois personnes, et entre autres, il y a trois semaines, un marchand de bœufs sur la route de Poissy, qu’ils ont dévalisé.
– On l’arrêtera tôt ou tard.
– Il faudra qu’on soit malin et vigoureux pour ça, car il porte toujours sous sa blouse deux pistolets chargés et un poignard ; il dit que Chariot l’attend, qu’il ne sera fauché qu’une fois, et qu’il tuera tout ce qu’il pourra tuer pour s’échapper. Oh ! il ne s’en cache pas ; et comme il est deux fois fort comme vous et moi, on aura du mal à l’abattre.
– Et en sortant du bagne, qu’as-tu fait, toi, Chourineur ?
– J’ai été me proposer au maître débardeur du quai Saint-Paul, et j’y gagne ma vie.
– Mais, puisque après tout tu n’es pas grinche pourquoi vis-tu dans la Cité ?
– Et où voulez-vous que je vive ? Qui est-ce qui voudrait fréquenter un repris de justice ? Et puis je m’ennuie tout seul, moi ; j’aime la société, et ici je vis avec mes pareils. Je me cogne quelquefois… On me craint comme le feu dans la Cité, et le quart-d’œil n’a rien à me dire, sauf pour les batteries, qui me valent quelquefois vingt-quatre heures de violon.
– Et qu’est-ce que tu gagnes par jour ?
– Trente-cinq sous, pour prendre dans la rivière des bains de pieds jusqu’au ventre pendant douze ou quinze heures par jour, été comme hiver… Mais faut être juste, si à force d’avoir les pattes dans l’eau j’attrape la grenouille j’ai la permission de m’échiner les bras pour déchirer les bateaux et décharger les trains sur mon dos… Je commence en bête de somme et je finis en queue de poisson. Quand je n’aurai plus de force, je prendrai un crochet et un carquois d’osier, comme le vieux chiffonnier que je vois dans les brouillards de mon enfance.
– Avec tout ça tu n’es pas malheureux ?
– Il y en a de pires que moi, bien sûr ; sans mes rêves du sergent et des soldats égorgés, rêves que j’ai encore quelquefois, j’attendrais tranquillement le moment de crever au coin d’une borne, comme j’y suis né ; mais ce rêve… Tenez… tonnerre !… je n’aime pas à penser à ça – dit le Chourineur.
Et il vida sur un coin de la table le fourneau de sa pipe.
La Goualeuse avait écouté le Chourineur avec distraction, elle semblait absorbée dans une rêverie douloureuse.
Rodolphe, lui-même, restait pensif.
Un incident tragique vint rappeler à ces trois personnages dans quel lieu ils se trouvaient.