CHAPITRE PREMIER
Le Tapis-FrancVers la fin du mois d’octobre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme d’une taille athlétique, coiffé d’un vieux chapeau de paille à larges bords, et vêtu d’un mauvais bourgeron de toile bleue flottant sur un pantalon de pareille étoffe, traversa le Pont-au-Change et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites et tortueuses, qui s’étend depuis le Palais-de-Justice jusqu’à Notre-Dame.
Quoique très circonscrit et très surveillé, ce quartier sert pourtant d’asile ou de rendez-vous à un grand nombre de malfaiteurs de Paris, qui se rassemblent dans les tapis-francs. Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un cabaret du plus bas étage. Un repris de justice, qui dans cette langue immonde s’appelle un ogre, ou une femme de même dégradation qui s’appelle une ogresse, tiennent souvent ces tavernes, hantées par le rebut de la population parisienne ; forçats libérés, voleurs, assassins y abondent… Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela se peut dire, son filet dans ces cloaques, et presque toujours elle y prend les coupables.
Cette nuit-là donc, le vent s’engouffrait violemment dans les ruelles lugubres de la Cité ; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se réflétait dans le ruisseau d’eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux.
Les maisons couleur de boue, percées de quelques rares fenêtres aux châssis vermoulus, se touchaient presque par le faîte, tant les rues étaient étroites. De noires, d’infectes allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et tellement perpendiculaires que l’on pouvait à peine les gravir à l’aide d’une corde fixée aux murailles humides par des crampons de fer.
Des étalages de charbonniers, de fruitiers, ou de revendeurs de mauvaises viandes occupaient le rez-de-chaussée de quelques-unes de ces demeures. Malgré le peu de valeur des denrées, la devanture de presque toutes ces boutiques était solidement grillée de fer, tant les marchands redoutaient les audacieux voleurs de ce quartier.
L’homme dont nous avons parlé, en entrant dans la rue aux Fèves, située au centre de la Cité, ralentit sa marche : il se sentait sur son terrain.
La nuit était profonde, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.
Dix heures sonnèrent dans le lointain à l’horloge du Palais-de-Justice.
Des femmes étaient embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme des cavernes ; les unes chantaient à demi-voix quelques refrains populaires, d’autres devisaient entre elles, celles-là, muettes, immobiles, regardaient machinalement l’eau tomber à torrents. L’homme en bourgeron, s’arrêtant brusquement devant une de ces créatures, silencieuse et triste, la saisit par le bras et lui dit :
– Bonsoir, la Goualeuse.
Celle-ci recula en disant d’une voix craintive :
– Bonsoir, Chourineur. Ne me faites pas de mal…
Cet homme, forçat libéré, avait été ainsi surnommé au bagne.
– Puisque te voilà – dit cet homme – tu vas me payer l’eau d’aff, ou je te fais danser sans violons ! – ajouta-t-il en riant d’un gros rire.
– Mon Dieu, je n’ai pas d’argent – répondit la Goualeuse en tremblant ; car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier.
– Si ta filoche est à jeun, l’ogresse du tapis-franc te fera crédit sur ta bonne mine.
– Elle ne voudra pas… je lui dois déjà le loyer des vêtements que je porte…
– Ah ! tu raisonnes ? – s’écria le Chourineur en s’élançant à la poursuite de la Goualeuse, qui se réfugia dans une allée noire comme la nuit.
– Bon ! je te tiens ! – ajouta le bandit au bout de quelques instants en saisissant dans l’une de ses mains énormes un poignet mince et frêle. – Tu vas la danser !…
– Non… c’est toi qui vas la danser ! – dit une voix mâle et ferme.
– Un homme ! Est-ce toi, Bras-Rouge ? Réponds donc, voyons… et ne serre pas si fort… J’entre dans l’allée de ta maison… ça peut bien être toi…
– Ça n’est pas Bras-Rouge – dit la voix.
– Bon, puisque ça n’est pas un ami… il va y avoir du tremblement ! – s’écria le Chourineur. – Mais à qui donc la petite patte que je tiens là ? On dirait une main de femme !
– Cette patte est la pareille de celle-ci – répondit la voix.
Et sous la peau délicate de cette main, qui le saisit brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs d’acier.
La Goualeuse, réfugiée au fond de l’allée, avait lestement grimpé plusieurs marches ; elle s’arrêta un moment, et s’écria, en s’adressant à son défenseur inconnu :
– Oh ! merci, monsieur, d’avoir pris mon parti. Le Chourineur disait qu’il allait me battre parce que je ne pouvais pas lui payer d’eau-de-vie. Peut-être il plaisantait. Mais maintenant que je suis en sûreté, laissez-le ; prenez bien garde à vous… c’est le Chourineur.
– Si c’est le Chourineur, je suis un ferlampier qui n’est pas frileux – dit l’inconnu.
Puis tout se tut.
On entendit pendant quelques secondes, au milieu des ténèbres, le bruit d’une lutte.
– Mais qu’est-ce donc que cet enragé-là ? – s’écria le bandit en faisant un v*****t effort pour se débarrasser de son adversaire, qu’il-trouvait d’une vigueur extraordinaire. – Attends… attends, tu vas payer pour la Goualeuse et pour toi, ajouta-t-il en grinçant les dents.
– Payer ! en monnaie de coups de poing, oui… j’ai de quoi te rendre… – répondit l’inconnu.
– Si tu ne lâches pas ma cravate, je te mange le nez – murmura le Chourineur, d’une voix étouffée.
– J’ai le nez trop petit, mon homme, et tu n’y verrais pas assez clair !
– Alors viens sous le pendu glacé.
– Viens – reprit l’inconnu – nous nous y regarderons le blanc des yeux.
Et, se précipitant sur le Chourineur, qu’il tenait toujours à la gorge, il le fit reculer jusqu’à la porte de l’allée, puis le poussa violemment dans la rue, à peine éclairée par la lueur du réverbère.
Le bandit trébucha ; mais, se raffermissant aussitôt, il s’élança avec furie contre l’inconnu, dont la taille svelte et mince ne semblait pas annoncer la force incroyable qu’il déployait. Après quelques minutes de combat, le Chourineur, quoique d’une constitution athlétique et de première habileté dans une sorte de pugilat appelé vulgairement la savate, trouva, comme on dit, son maître…. L’inconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe) avec une dextérité merveilleuse, et le renversa deux fois.
Ne voulant pas encore reconnaître la supériorité de son adversaire, le Chourineur revint à la charge en rugissant de colère. Alors le défenseur de la Goualeuse, changeant brusquement de méthode, fit pleuvoir sur la tête et sur le visage du bandit une grêle de coups de poing aussi rudement assénés qu’avec un gantelet de fer.
Ces coups de poing, dignes de l’envie et de l’admiration de Jack Turner, l’un des plus fameux boxeurs de Londres, étaient d’ailleurs si en dehors des règles de la savate, que le Chourineur, doublement étourdi, tomba comme un bœuf sur le pavé en murmurant :
– Mon linge est lavé.
– Mon Dieu, mon Dieu ! avez pitié de lui ! – dit la Goualeuse, qui pendant cette rixe s’était hasardée sur le seuil de l’allée. Puis elle ajouta avec étonnement : – Mais qui êtes-vous donc ? Excepté le Maître d’école ou le Squelette, il n’y a personne, depuis la rue Saint-Éloi jusqu’à Notre-Dame, capable de lutter contre le Chourineur. Je vous remercie bien toujours, monsieur !… sans vous il m’aurait peut-être battue.
L’inconnu, au lieu de répondre, écoutait attentivement la voix de cette femme.
Jamais timbre plus doux, plus frais, plus argentin, ne s’était fait entendre à son oreille. Il tâcha de distinguer les traite de la Goualeuse ; mais la nuit était trop sombre, la clarté du réverbère trop pâle.
Après être resté quelques minutes sans mouvement, le Chourineur remua les jambes, les bras, et enfin se leva sur son séant.
– Prenez garde ! – s’écria la Goualeuse en se réfugiant de nouveau dans l’allée et en tirant son protecteur par le bras – prenez garde ! il va peut-être se revenger.
– Sois tranquille, ma fille ; s’il en veut encore, j’ai de quoi le servir.
Le brigand entendit ces mots :
– Merci… J’ai la coloquinte en bringues et un œil au beurre noir – dit-il à l’inconnu. – Pour aujourd’hui, ça me suffit. Une autre fois je ne dis pas… si je te retrouve…
– Est-ce que tu n’es pas content ? Est-ce que tu te plains ? – s’écria l’inconnu d’un ton menaçant.
– Non, non, je ne me plains pas, tu m’as donné la bonne mesure… tu es un-cadet qui a de l’atout – dit le Chourineur d’un ton bourru, mais avec cette sorte de considération respectueuse que la force physique impose toujours aux gens de cette espèce. – Tu m’as rincé, c’est clair. Eh bien ! à part le Squelette, qui a l’air d’avoir des os en fer, tant il est maigre et fort ; à part le Maître d’école, qui mangerait trois Alcides à son déjeuner, personne jusqu’à cette heure, vois-tu, ne pouvait se vanter de m’avoir mis le pied sur la tête.
– Eh bien ! après ?
– Après… j’ai trouvé mon maître, voilà tout. Tu trouveras le tien un jour ou l’autre, tôt ou tard… tout le monde a le sien. Ce qui est sûr, c’est que maintenant, que tu as eu le Chourineur sous tes pieds, tu peux faire les quatre cents coups dans la Cité… Toutes les femmes seront tes esclaves : ogres et ogresses te feront crédit… par peur des dégelées ; tu seras un vrai roi, quoi ! Ah çà ! mais qui es-tu donc ?… tu dévides le jars comme père et mère ! Si tu es grinche, je ne suis pas ton homme. J’ai chouriné, c’est vrai ; parce que, quand le sang me monte aux yeux, j’y vois rouge, et malgré moi il faut que je frappe… mais j’ai payé mes chourinades en allant quinze ans au pré. Mon temps est fini, je suis libéré de ma surveillance, je peux habiter la capitale, je ne dois rien aux curieux, et je n’ai jamais grinchi ; demande à la Goualeuse !
– C’est vrai, ce n’est pas un voleur – dit celle-ci.
– Alors viens boire un verre d’eau d’aff, et tu sauras qui je suis – dit l’inconnu ; – allons, sans rancune.
– Ça y est, sans rancune ! car tu es mon maître, je le reconnais, tu sais rudement jouer des poignets… ; il y a eu surtout la giboulée de coups de poing de la fin… Tonnerre ! quelle averse, comme ça me pleuvait sur la boule ! Je n’ai jamais rien senti de pareil… C’est un nouveau jeu… faudra me l’apprendre.
– Je recommencerai quand tu voudras.
– Pas sur moi, toujours, dis donc, eh, pas sur moi ! – s’écria le Chourineur en riant. – Ça allait comme un marteau de forge… J’en ai encore un éblouissement. Mais tu connais donc Bras-Rouge, que tu étais dans l’allée de la maison où il demeure ?
– Bras-Rouge ? – dit l’inconnu, qui parut désagréablement surpris de cette question ; puis il ajouta d’un air indifférent : – Je ne sais pas ce que c’est que Bras-Rouge ; il n’y a pas que lui d’ailleurs qui habite cette maison ? Il pleuvait, je suis entré un moment dans cette allée pour me mettre à l’abri : tu voulais battre cette pauvre fille, c’est moi qui t’ai battu… voilà, tout.
– C’est juste, tes affaires ne me regardent pas ; Bras-Rouge a une chambre ici, mais il ne vient pas souvent. Il est toujours à son estaminet des Champs-Élysées. N’en parlons plus. – Puis, s’adressant à la Goualeuse : – Foi d’homme ! tu es une bonne fille ; je ne voulais pas te battre, tu sais bien que je ne ferais pas de mal à un enfant… c’était une farce ; mais c’est égal, c’est gentil de ta part de n’avoir pas aguiché cet enragé-là contre moi… quand j’étais sous ses pieds et que je n’en voulais plus… Tu viendras boire avec nous ! c’est monsieur qui paie ! À propos de ça, mon brave – dit-il à l’inconnu – si au lieu d’aller pitancher de l’eau d’aff, nous allions nous refaire de sorgue chez l’ogresse du Lapin-Blanc ? c’est un tapis-franc.
– Tope…, je paye à souper. Veux-tu venir, la Goualeuse ? – dit l’inconnu.
– Merci, monsieur – répondit-elle ; – d’avoir vu votre batterie, ça m’a écœurée, je n’ai pas faim.
– Bah ! bah ! l’appétit te viendra en mangeant – dit le Chourineur – la cuisine est fameuse au Lapin-Blanc.
Et les trois personnages, alors en parfaite intelligence, se dirigèrent vers la taverne.
Pendant la lutte du Chourineur et de l’inconnu, un charbonnier d’une taille colossale, embusqué dans une autre allée, avait observé avec anxiété les chances du combat, sans toutefois, ainsi qu’on l’a vu, prêter le moindre secours à l’Un des deux adversaires.
Lorsque l’inconnu, le Chourineur et la Goualeuse se dirigèrent vers la taverne, le charbonnier les suivit.
Le bandit et la Goualeuse entrèrent les premiers dans le tapis-franc ; l’inconnu les suivait lorsque le charbonnier s’approcha et lui dit tout bas, en allemand et d’un ton de respectueuse remontrance :
– Que Votre Altesse prenne garde !
L’inconnu haussa les épaules et rejoignit ses compagnons.
Le charbonnier ne s’éloigna pas de la porte du cabaret ; prêtant l’oreille avec attention, il regardait de temps à autre au travers d’un petit espace pratiqué par hasard dans l’épaisse couche de blanc d’Espagne dont les vitres de ces repaires sont toujours enduites intérieurement.