CHAPITRE XI - Murph et Rodolphe-2

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– Mais ce serait une atrocité inexprimable ; pourquoi vicier, corrompre ce malheureux enfant ! pourquoi surtout vous l’enlever ? – Je vous l’ai dit, monsieur Rodolphe, pour me forcer à lui envoyer de l’argent ; quoiqu’il m’ait ruinée, il me restait quelques dernières ressources qui s’épuisèrent ainsi. Malgré sa scélératesse, je ne pouvais croire qu’il n’employât au moins une partie de cette somme à faire élever ce malheureux enfant… – Et votre fils n’avait aucun signe, aucun indice qui pût servir à le faire reconnaître ? – Aucun autre que celui dont je vous ai parlé, monsieur Rodolphe : un petit saint-esprit sculpté en lapis-lazuli, attaché à son cou par une chaînette d’argent ; cette relique avait été bénite par le Saint-Père. – Allons, allons, courage. Dieu est tout-puissant. – En effet, la Providence m’a placée sur votre chemin, monsieur Rodolphe. – Trop tard, ma bonne madame Georges, trop tard. Je vous aurais épargné peut-être bien des années de chagrin… – Ah ! monsieur Rodolphe, ne m’avez-vous pas comblée ? – En quoi ? J’ai acheté cette ferme. Au temps de votre prospérité, vous faisiez, par goût, valoir vos biens ; vous avez consenti à me servir de régisseur ; grâce à vos soins excellents, à votre intelligente activité, cette métairie me rapporte… – Vous rapporte, monseigneur ? – dit madame Georges interrompant Rodolphe – les revenus ne sont-ils pas presque employés non seulement à améliorer le sort des laboureurs qui regardent déjà leur entrée dans cette ferme-modèle comme une grande faveur… mais encore à soulager bien des infortunes dans ce canton… par l’intermédiaire de notre bon abbé Laporte… – À propos de ce cher abbé – dit Rodolphe pour échapper aux louanges de madame Georges – avez-vous eu la bonté de le prévenir de mon arrivée ? Je tiens à lui recommander ma protégée… Il a reçu ma lettre ? – M. Murph la lui a portée ce matin en arrivant. – Dans cette lettre, je racontais en peu de mots, à notre bon cure, l’histoire de cette pauvre enfant ; je n’étais pas certain de pouvoir venir aujourd’hui… Dans ce cas, Murph vous aurait amené Marie. Un valet de ferme interrompit cet entretien, qui avait lieu dans le jardin. – Madame, M. le curé vous attend. – Les chevaux de poste sont-ils arrivés, mon garçon ? – dit Rodolphe. – Oui, monsieur Rodolphe ; on attelle. Et le valet quitta le jardin. Madame Georges, le curé et les habitants de la ferme ne connaissaient le protecteur de Fleur-de-Marie que sous le nom de M. Rodolphe. La discrétion de Murph était impénétrable ; autant il mettait de ponctualité à monseigneuriser Rodolphe dans le tête-à-tête, autant devant les étrangers il avait soin de ne jamais l’appeler autrement que monsieur Rodolphe. – J’oubliais de vous prévenir, ma chère madame Georges – dit Rodolphe en regagnant la maison – que Marie a, je crois, la poitrine faible ; les privations, la misère ont altéré sa santé. Ce matin, au grand jour j’ai été frappé de sa pâleur, quoique ses joues fussent colorées d’un rose vif ; ses yeux aussi m’ont paru briller d’un éclat un peu fébrile… Il lui faudra de grands soins. – Comptez sur moi, monsieur Rodolphe. Mais, Dieu merci ! il n’y a rien de grave… À cet âge… à la campagne, au bon air, avec du repos, du bonheur, elle se remettra vite. – Je le crois… mais il n’importe : je ne me fie pas à vos médecins de campagne… je dirai à Murph d’amener ici mon médecin, un n***e… docteur très habile… il indiquera le meilleur régime à suivre. Vous me donnerez souvent des nouvelles de Marie… Dans quelque temps, lorsqu’elle sera bien reposée, bien calmée nous songerons à son avenir… Peut-être vaudrait-il mieux pour elle de rester toujours auprès de vous… si elle vous contente. – Ce serait mon désir, monsieur Rodolphe… Elle me tiendrait lieu de l’enfant que je regrette tous les jours. – Enfin, espérons pour vous, espérons pour elle. Au moment où Rodolphe et madame Georges approchaient de la ferme, Murph et Marie arrivaient de leur côté. Le digne gentilhomme abandonna le bras de la Goualeuse et vint dire à l’oreille de Rodolphe, d’un air presque confus : – Cette petite fille m’a ensorcelé ; je ne sais pas maintenant qui m’intéresse le plus d’elle ou de madame Georges… J’étais une bête sauvage et féroce. – J’étais sûr que tu rendrais justice à ma protégée, vieux Murph – dit Rodolphe en souriant et serrant la main du squire. Madame Georges, s’appuyant sur le bras de Marie, entra avec elle dans le petit salon du rez-de-chaussée, où attendait l’abbé Laporte… Murph alla veiller aux préparatifs du départ. Madame Georges, Marie, Rodolphe et le curé restèrent seuls. Simple, mais très confortable, ce petit salon était tendu et meublé de toile perse comme le reste de la maison, d’ailleurs exactement dépeinte à la Goualeuse par Rodolphe. Un épais tapis couvrait le plancher, un bon feu flambait dans l’âtre, et deux énormes bouquets de reines-marguerites de toutes couleurs, placés dans deux vases de cristal, répandaient dans cette pièce leur légère odeur balsamique. À travers les persiennes vertes à demi ouvertes, on voyait la prairie, la petite rivière, et au-delà le coteau planté de châtaigniers. L’abbé Laporte, assis auprès de la cheminée, avait quatre-vingts ans passés ; depuis les derniers jours de la révolution, il desservait cette pauvre paroisse. On ne pouvait rien voir de plus vénérable que sa physionomie sénile, amaigrie et un peu souffrante, encadrée de longs cheveux blancs qui tombaient sur le collet de sa soutane noire, rapiécée en plus d’un endroit ; l’abbé aimait mieux, disait-il, habiller deux ou trois pauvres enfants d’un bon drap bien chaud, que de faire le muguet, c’est-à-dire garder ses soutanes moins de deux ou trois ans. Le bon abbé était si vieux, si vieux, que ses mains tremblaient toujours ; et lorsque quelquefois il les élevait en parlant, on eût dit qu’il bénissait. – Monsieur l’abbé – dit respectueusement Rodolphe – madame Georges veut bien se charger de cette jeune fille… pour laquelle je vous demande vos bontés. – Elle y a droit, monsieur, comme tous ceux qui viennent à nous… La clémence de Dieu est inépuisable, ma chère enfant… il vous l’a prouvé en ne vous abandonnant pas… dans de bien douloureuses épreuves… Je sais tout… – Et il prit la main de Marie dans ses mains tremblantes et vénérables. – L’homme généreux qui vous a sauvée a réalisé cette parole de l’Écriture : « Le Seigneur est près de ceux qui l’invoquent ; il accomplira les désirs de ceux qui le redoutent ; il écoutera leurs cris, et il les sauvera. » Maintenant, méritez ses bontés par votre conduite ; vous me trouverez toujours pour vous encourager, pour vous soutenir… dans la bonne voie où vous entrez. Vous aurez dans madame Georges un exemple de tous les jours… en moi un conseil vigilant… Le Seigneur terminera son œuvre… – Et je le prierai pour ceux qui ont eu pitié de moi, et qui m’ont ramenée à lui, mon père… – dit la Goualeuse en se jetant à genoux devant le prêtre. L’émotion était trop forte, les sanglots l’étouffaient. Madame Georges, Rodolphe, l’abbé… étaient profondément touchés. – Relevez-vous, ma chère enfant – dit le curé – vous mériterez bientôt… l’absolution de grandes fautes dont vous avez été plutôt victime que coupable ; car, pour parler encore avec le prophète : « Le Seigneur soutient tous ceux qui sont près de tomber, et il relève ceux qu’on accable. » Murph, à ce moment, ouvrit la porte du salon. – Monsieur Rodolphe – dit-il – les chevaux sont prêts… – Adieu, mon père… adieu, ma bonne madame Georges… Je vous recommande votre enfant… notre enfant, devrais-je dire. Allons, adieu, Marie ; bientôt je viendrai vous revoir. Le vénérable prêtre, appuyé sur le bras de madame Georges et de la Goualeuse, qui soutenaient ses pas chancelants, sortit du salon pour voir partir Rodolphe. Les derniers rayons du soleil coloraient vivement ce groupe intéressant et triste : Un vieux prêtre, symbole de charité, de pardon et d’espérance éternelle… Une femme éprouvée par toutes les douleurs qui peuvent accabler une épouse, une mère… Une jeune fille sortant à peine de l’enfance, naguère jetée dans l’abîme du vice par la misère et par l’infâme obsession du crime… Rodolphe monta en voiture, Murph prit place à ses côtés… Les chevaux partirent au galop.
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