CHAPITRE XI
Murph et RodolpheRodolphe se dirigea vers la cour de la ferme, et y trouva l’homme de grande taille qui, la veille, déguisé en charbonnier, était venu l’avertir de l’arrivée de Tom et de Sarah. Murph, tel est le nom de ce personnage, avait cinquante ans environ ; quelques mèches blanches argentaient deux petites touffes de cheveux d’un blond vif qui frisaient de chaque côté de son crâne, presque entièrement chauve ; son visage large, coloré, était complètement rasé, sauf des favoris très courts, d’un blond ardent, qui ne dépassaient pas le niveau de l’oreille, et s’arrondissaient en forme de croissant sur ses joues rebondies. Malgré son âge et son embonpoint, Murph était alerte et robuste ; sa physionomie, quoique flegmatique, paraissait à la fois bienveillante et résolue ; il portait une cravate blanche, un grand gilet et un long habit noir à larges basques ; sa culotte, d’un gris verdâtre, était de même étoffe que ses guêtres, qui ne rejoignaient pas tout à fait ses jarretières. L’habillement et la mâle tournure de Murph rappelaient le type parfait de ce que les Anglais appellent le gentilhomme fermier. Hâtons-nous d’ajouter qu’il était Anglais et gentilhomme (squire), mais non fermier. Au moment où Rodolphe entra dans la cour, Murph remettait dans la poche d’une petite calèche de voyage une paire de pistolets qu’il venait de soigneusement essuyer.
– À qui diable en as-tu avec tes pistolets ? – lui dit Rodolphe.
– Cela me regarde, monseigneur – dit Murph en descendant du marchepied. – Faites vos affaires ; je fais les miennes.
– Pour quelle heure as-tu commandé les chevaux ?
– Selon vos ordres, à la nuit tombante.
– Tu es arrivé ce matin ?
– À huit heures. Madame Georges a eu le loisir de tout préparer.
– Tu as de l’humeur… Est-ce que tu n’es pas content de moi ?
– Ne pouvez-vous pas, monseigneur, accomplir la tâche que vous vous êtes imposée sans braver tant de périls ?
– Pour n’inspirer aucune défiance à ces gens, que je veux connaître, apprécier et juger, ne faut-il pas que je prenne leurs vêtements, leurs habitudes et leur langage ?
– Ce qui n’empêche pas, monseigneur, qu’hier soir, dans cette abominable rue de la Cité, en allant pour déterrer avec vous ce Bras-Rouge, afin de tâcher d’avoir quelques renseignements sur le malheureux fils de madame Georges, il m’a fallu la crainte de vous irriter, de vous désobéir, pour m’empêcher d’aller vous secourir dans votre lutte contre le bandit que vous avez trouvé dans l’allée de ce bouge.
– C’est-à-dire, monsieur Murph, que vous doutez de ma force et de mon courage ?
– Malheureusement, vous m’avez cent fois mis à même de ne douter ni de l’une ni de l’autre. Grâce à Dieu, Flatman, le Bertrand de l’Allemagne, vous a appris l’escrime ; Crabb de Ramsgate vous a appris à boxer ; Lacour de Paris vous a enseigné la canne, le chausson et l’argot, puisque cela vous était nécessaire pour vos excursions aventureuses. Vous êtes intrépide, vous avez des muscles d’acier ; quoique svelte et mince, vous me battriez aussi facilement qu’un cheval de course battrait un cheval de brasseur… Cela est vrai…
– Alors, que crains-tu ?
– Je maintiens, monseigneur, qu’il n’est pas convenable que vous prêtiez le collet au premier goujat venu. Je ne vous dis pas cela à cause de l’inconvénient qu’il y a pour un honorable gentilhomme de ma connaissance à se noircir la figure avec du charbon et à avoir l’air d’un diable… malgré mes cheveux gris, mon embonpoint et ma gravité ; je me déguiserais en danseur de corde, si cela pouvait vous servir ; mais j’en suis pour ce que j’ai dit…
– Oh ! je le sais bien, vieux Murph, lorsqu’une idée est rivée sous ton crâne de fer, lorsque le dévouement est implanté dans ton ferme et vaillant cœur, le démon userait ses dents et ses ongles à les en retirer…
– Vous me flattez, monseigneur, vous méditez quelque…
– Ne te gêne pas…
– Quelque folie, monseigneur.
– Mon pauvre Murph, tu prends mal ton temps pour me sermonner.
– Pourquoi ?
– Je suis dans un de mes moments d’orgueil et de bonheur… je suis ici…
– Dans un endroit où vous avez fait du bien ? je le sais ; la ferme-modèle que vous avez fondée ici, pour récompenser, instruire et encourager les honnêtes laboureurs, est un bienfait immense pour cette contrée. Ordinairement on ne songe qu’à, améliorer les bestiaux, vous vous occupez d’améliorer les hommes… cela est admirable… Vous avez mis madame Georges à la tête de cet établissement, cela est à merveille… Noble, courageuse femme !… Un ange de vertu… un ange… Je m’émeus rarement, et ses malheurs m’ont arraché des larmes… Mais votre nouvelle protégée… Tenez… ne parlons pas de cela, monseigneur.
– Pourquoi, Murph ?
– Monseigneur, vous faites ce que bon vous semble…
– Je fais ce qui est juste – dit Rodolphe avec une nuance d’impatience.
– Ce qui est juste… selon vous…
– Ce qui est juste devant Dieu et devant ma conscience reprit sévèrement Rodolphe.
– Tenez, monseigneur, nous ne nous entendrons pas. Je vous le répète ne parlons plus de cela.
– Et moi, je vous ordonne de parler ! – s’écria impérieusement Rodolphe.
– Je ne me suis jamais exposé à ce que V.A.R. m’ordonnât de me taire… j’espère qu’elle ne m’ordonnera pas de parler – répondit fièrement Murph.
– Monsieur Murph ! ! ! – s’écria Rodolphe avec un accent d’irritation croissante.
– Monseigneur !
– Vous le savez, monsieur, je n’aime pas les réticences !
– Que V.A.R. m’excuse, mais il me convient d’avoir des réticences ! dit brusquement Murph.
– Si je descends avec vous jusqu’à la familiarité, c’est à condition, monsieur, que vous vous élèverez jusqu’à la franchise.
Il est impossible de peindre la hauteur souveraine de la physionomie de Rodolphe en prononçant ces dernières paroles.
– J’ai cinquante ans, je suis gentilhomme ; V.A.R. ne doit pas me parler ainsi
– Taisez-vous !…
– Monseigneur !…
– Taisez-vous !…
– V.A.R. a tort de forcer un homme de cœur à se souvenir des services qu’il a rendus… – dit froidement le squire.
– Tes services ? est-ce que je ne les paie pas de toutes façons ?
Il faut le dire, Rodolphe n’avait pas attaché à ces mots cruels un sens humiliant, qui plaçât Murph dans la position d’un mercenaire ? malheureusement celui-ci les interpréta de la sorte ; il devint pourpre de honte, porta ses deux poings crispés à son front avec une expression de douloureuse indignation ; puis tout à coup, par un revirement subit, jetant les yeux sur Rodolphe, dont la noble figure était alors contractée par la violence d’un dédain farouche, il lui dit d’une voix émue, en étouffant un soupir de tendre commisération :
– Monseigneur, revenez à vous ! vous n’êtes pas raisonnable !…
Ces mots mirent le comble à l’irritation de Rodolphe ; son regard brilla d’un éclat sauvage ; ses lèvres blanchirent, et, s’avançant vers Murph avec un geste de menace, il s’écria :
– Oses-tu bien !…
Murph se recula et dit vivement, comme malgré lui :
– Monseigneur ! monseigneur ! SOUVENEZ-VOUS DU 13 JANVIER !
Ces mots produisirent un effet magique sur Rodolphe. Son visage, crispé par la colère, se détendit ; il regarda fixement Murph, baissa la tête ; puis, après un moment de silence, il murmura d’une voix altérée :
– Ah ! monsieur, vous êtes cruel… je croyais pourtant que mon repentir… mes remords !… Et c’est vous encore !… vous !…
Rodolphe ne put achever, sa voix s’éteignit ; il tomba assis sur un banc de pierre et cacha sa tête dans ses deux mains.
– Monseigneur – s’écria Murph désolé – mon bon seigneur, pardonnez-moi, pardonnez à votre vieux et fidèle Murph. Ce n’est que poussé à bout, et craignant, hélas ! non pour moi… mais pour vous… les suites de votre emportement, que j’ai dit cela… je l’ai dit sans colère, sans reproche ; je l’ai dit malgré moi et avec compassion… Monseigneur, j’ai eu tort d’être susceptible… Mon Dieu ! qui doit connaître votre caractère, si ce n’est moi, moi qui ne vous ai pas quitté depuis votre enfance ! De grâce, dites que vous me pardonnez de vous avoir rappelé ce jour funeste… hélas ! que d’expiations n’avez-vous pas…
Rodolphe releva la tête ; il était très pâle ; il dit à son compagnon, d’une voix douce et triste :
– Assez, assez, mon vieil ami, je te remercie d’avoir éteint d’un mot ce fatal emportement ; je ne te fais pas d’excuses, moi, des duretés que je t’ai dites ; tu sais bien qu’il y a loin du cœur aux lèvres, comme disent les bonnes gens de chez nous. J’étais fou, ne parlons plus de cela.
– Hélas ! maintenant vous voilà triste pour longtemps… Suis-je assez malheureux !… Je ne désire rien tant que de vous voir sortir de votre humeur sombre… et je vous y replonge par ma sotte susceptibilité ! Mort-Dieu ! à quoi sert d’être honnête homme et d’avoir des cheveux gris, si ce n’est à endurer patiemment les reproches qu’on ne mérite pas !
– Eh bien ! soit… nous avons eu tort tous deux, mon bon vieil ami – lui dit Rodolphe avec douceur – oublions cela… Revenons à notre conversation de tout à l’heure… ; tu louais sans réserve la fondation de cette ferme, et le profond intérêt que j’ai toujours témoigné à madame Georges… Tu avoues, n’est-ce pas, qu’elle le méritait par ses rares qualités, par ses malheurs, lors même qu’elle n’appartiendrait pas à la famille d’Harville… à la famille de celui à qui mon père avait voué une reconnaissance éternelle…
– J’ai toujours approuvé les bontés que vous avez eues pour madame Georges, monseigneur.
– Mais tu t’étonnes de mon intérêt pour cette pauvre fille perdue, n’est-ce pas ?
– Monseigneur, de grâce… J’ai eu tort… j’ai eu tort.
– Non… Je le conçois, les apparences ont pu te tromper… Seulement, comme tu connais ma vie… toute ma vie… comme tu m’aides avec autant de fidélité que de courage dans l’expiation que je me suis imposée… il est de mon devoir… ou, si tu l’aimes mieux, de ma reconnaissance, de te convaincre que je n’agis pas légèrement…
– Je le sais, monseigneur.
– Tu connais mes idées au sujet du bien que doit faire l’homme qui réunit savoir, vouloir et pouvoir… Secourir d’honorables infortunes qui se plaignent, c’est bien. S’enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir en aide, quelquefois à leur insu,… prévenir à temps la misère ou la tentation, qui mènent au crime… c’est mieux. Réhabiliter à leurs propres yeux, ramener à l’honnêteté ceux qui ont conservé purs quelques généreux sentiments au milieu du mépris qui les flétrit, de la misère qui les ronge, de la corruption qui les entoure, et pour cela, braver, soi, le contact de cette misère, de cette corruption, de cette fange… c’est mieux encore. Poursuivre d’une haine vigoureuse, d’une vengeance implacable, le vice, l’infamie, le crime, qu’ils rampent dans la boue ou qu’ils trônent sur la soie, c’est justice… Mais secourir aveuglément une misère méritée, mais p********r, dégrader l’aumône et la pitié, en secourant des êtres indignes, infâmes, cela serait horrible, impie, sacrilège. Cela ferait douter de Dieu ; et celui qui donne doit y faire croire.
– Monseigneur, je n’ai pas voulu dire que vous aviez indignement placé vos bienfaits.
– Encore un mot mon vieil ami… Tu le sais, l’enfant dont je pleure chaque jour la mort, l’enfant que j’aurais d’autant plus aimée que Sarah, son indigne mère, s’était montrée pour elle plus indifférente, aurait maintenant seize ans passés… comme cette malheureuse créature ; tu le sais encore, je ne puis me défendre d’une profonde et presque douloureuse sympathie pour les jeunes filles de cet âge…
– Il est vrai, monseigneur… j’aurais dû ainsi m’expliquer l’intérêt que vous portiez à votre protégée… D’ailleurs, n’est-ce pas honorer Dieu que de secourir toutes les infortunes ?
– Oui, mon ami… quand elles sont méritantes ; ainsi rien n’est plus digne de compassion et de respect qu’une femme comme madame Georges, qui, élevée par une mère pieuse et bonne dans une intelligente observance de tous les devoirs, n’y a jamais failli… jamais ! ! ! et a vaillamment traversé les plus effroyables épreuves… Mais n’est-ce pas aussi honorer Dieu dans ce qu’il a de plus divin, que de retirer de la fange une de ces rares natures qu’il s’est complu à douer ?… Ne mérite-t-elle pas aussi compassion, respect… oui, respect, la malheureuse enfant qui, abandonnée à son seul instinct ; qui, torturée, emprisonnée, avilie, souillée, a saintement-conservé, au fond de son cœur, les nobles germes que Dieu y avait semés ? Si tu l’avais entendue, cette pauvre créature… au premier mot d’intérêt que je lui ai dit, à la première parole honnête et amie qu’elle ait entendue… comme les plus charmants instincts, les goûts les plus purs, les pensées les plus délicates, les plus poétiques, se sont éveillés en foule dans son âme ingénue, de même qu’au printemps les milles fleurs sauvages des prairies éclosent au moindre rayon de soleil !… Dans cet entretien d’une heure avec Fleur-de-Marie, j’ai découvert en elle des trésors de bonté, de grâce, de sagesse ; oui, de sagesse, mon vieux Murph. Un sourire m’est venu aux lèvres et une larme m’est venue aux yeux lorsque, dans son gentil babil rempli de raison, elle m’a prouvé que je devais économiser quarante sous par jour, pour être au-dessus des besoins et des mauvaises tentations. Pauvre petite, elle disait cela d’un ton si sérieux, si pénétré ! elle éprouvait une si douce satisfaction à me donner un sage conseil, une si douce joie à m’entendre promettre que je le suivrais ! J’étais ému… oh ! ému jusqu’aux larmes… Mais toi-même tu es attendri, mon vieil ami.
– C’est vrai, monseigneur… ce trait de vous faire économiser quarante sous par jour… vous croyant ouvrier… au lieu de vous engager à faire de la dépense pour elle… oui, ce trait-là me touche.
– Tais-toi, voici madame Georges et Marie… Fais tout préparer pour notre départ ; il faut être à Paris de bonne heure.
Grâce aux soins de madame Georges, Fleur-de-Marie n’était plus reconnaissable. Un joli bonnet rond à la paysanne et deux épais bandeaux de cheveux blonds encadraient sa figure virginale. Un ample fichu de mousseline blanche se croisait sur son sein et disparaissait à demi sous la haute bavette carrée d’un petit tablier de taffetas changeant, dont les reflets bleus et roses miroitaient sur le fond sombre d’une robe carmélite qui semblait avoir été faite pour elle. La physionomie de la jeune fille était profondément recueillie ; certaines félicités jettent l’âme dans une ineffable tristesse, dans une sainte mélancolie. Rodolphe ne fut pas surpris de la gravité de Fleur-de-Marie, il s’y attendait. Joyeuse et babillarde, il aurait eu d’elle une idée moins élevée.
On voyait sur les traits sérieux et résignés de madame Georges la trace de longues souffrances ; elle regardait Fleur-de-Marie avec une mansuétude, une compassion déjà presque maternelle, tant la grâce et la douceur de cette jeune fille étaient sympathiques.
– Voilà mon enfant… qui vient vous remercier de vos bontés, monsieur Rodolphe – dit madame Georges en présentant la Goualeuse à Rodolphe.
À ces mots de mon enfant, la Goualeuse tourna lentement ses grands yeux vers sa protectrice, et la contempla pendant quelques moments avec une expression de reconnaissance inexprimable.
– Merci pour Marie, ma chère madame Georges ; elle est digne de ce tendre intérêt… et elle le méritera toujours.
– Monsieur Rodolphe – dit la Goualeuse d’une voix tremblante – vous comprenez… n’est-ce pas, que je ne trouve rien à vous dire.
– Votre émotion me dit tout, mon enfant…
– Oh ! elle sent combien le bonheur qui lui arrive est providentiel – dit madame Georges attendrie. – Son premier mouvement, en entrant dans ma chambre, a été de se jeter à genoux devant mon crucifix.
– C’est que maintenant, grâce à vous, monsieur Rodolphe… j’ose prier… dit la Goualeuse.
Murph se retourna brusquement : ses prétentions au flegme ne lui permettaient pas de laisser voir à quel point le touchaient les simples paroles de la Goualeuse.
Rodolphe dit à celle-ci :
– Mon enfant, j’aurais à causer avec madame Georges… Mon ami Murph vous conduira dans la ferme… et vous fera faire connaissance avec vos futurs protégés… nous vous rejoindrons tout à l’heure… Eh bien ! Murph… Murph tu ne m’entends pas ?…
Le bon gentilhomme tournait alors le dos, et feignait de se moucher avec un bruit, un retentissement formidable ; il remit son mouchoir dans sa poche, enfonça son chapeau sur ses yeux, et, se retournant à demi, il offrit son bras à Marie. Murph avait si habilement manœuvré que ni Rodolphe ni madame Georges ne purent apercevoir son visage. Prenant le bras de la jeune fille, il se dirigea rapidement vers les bâtiments de la ferme, en marchant si vite que, pour le suivre, la Goualeuse fut obligée de courir, comme elle courait dans son enfance après la Chouette.
– Eh bien ! madame Georges, que pensez-vous de Marie ? – dit Rodolphe.
– Monsieur Rodolphe, je vous l’ai dit : à peine entrée dans ma chambre… voyant mon Christ, elle a couru s’agenouiller… Il m’est impossible de vous exprimer tout ce qu’il y a eu de spontané, de naturellement religieux dans ce mouvement. J’ai compris à l’instant que son âme n’était pas dégradée. Et puis, monsieur Rodolphe, l’expression de sa reconnaissance pour vous n’a rien d’exagéré… d’emphatique ; elle n’en est que plus sincère. Encore un mot qui vous prouvera combien l’instinct religieux est naturel et puissant en elle ; je lui ai dit : – Vous avez dû être bien étonnée, bien heureuse, lorsque M. Rodolphe vous a annoncé que vous resteriez ici désormais ?… Quelle profonde impression cela a dû vous causer !… – « Oh ! oui – m’a-t-elle répondu ; – quand M. Rodolphe m’a dit cela, alors je ne sais ce qui s’est passé en moi tout à coup ; mais j’ai éprouvé l’espèce de bonheur pieux que j’éprouvais lorsque j’entrais dans une église… quand je pouvais y entrer » – a-t-elle ajouté – « car vous savez, madame… » – Je ne l’ai pas laissée achever en voyant sa figure se couvrir de honte. – Je sais, mon enfant… car je vous appellerai toujours mon enfant… je sais que vous avez beaucoup souffert : mais Dieu bénit ceux qui l’aiment et ceux qui le craignent… ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent…
– Allons, ma bonne madame Georges, je suis doublement content de ce que j’ai fait. Cette pauvre fille vous intéressera… vous avez deviné juste, ses instincts sont excellents.
– Ce qui m’a encore touchée, monsieur Rodolphe, c’est qu’elle ne s’est pas permis la moindre question sur vous, quoique sa curiosité dût être bien excitée. Frappée de cette réserve pleine de délicatesse, je voulus savoir si elle en avait la conscience. Je lui dis : Vous devez être bien curieuse de savoir qui est votre mystérieux bienfaiteur ? – Je le sais… – me répondit-elle avec une naïveté charmante ; – il s’appelle mon bienfaiteur.
– Ainsi donc vous l’aimerez ? Excellente femme, elle occupera du moins un peu votre cœur…
– Oui, je m’occuperai d’elle… comme je me serais occupée de… lui – dit madame Georges d’une voix déchirante.
Rodolphe lui prit la main.
– Allons, allons, ne vous découragez pas encore… Si nos recherches ont été vaines jusqu’ici, peut-être un jour…
Madame Georges secoua tristement la tête, et dit amèrement :
– Mon pauvre fils aurait vingt ans maintenant !…
– Dites qu’il a cet âge…
– Dieu vous entende et vous exauce, monsieur Rodolphe !
– Il m’exaucera… je l’espère bien… Hier j’étais allé (mais en vain) chercher un certain drôle surnommé Bras-Rouge, qui pouvait peut-être, m’avait-on dit, me renseigner sur votre fils. En descendant de chez Bras-Rouge, à la suite d’une rixe, j’ai rencontré cette malheureuse enfant…
– Hélas !… au moins votre bonne résolution pour moi vous a mis sur la voie d’une nouvelle infortune, monsieur Rodolphe.
– Vous n’avez aucune nouvelle de Rochefort ?
– Aucune – dit madame Georges à voix basse en tressaillant.
– Tant mieux !… Il n’y a plus à en douter, ce monstre aura trouvé la mort dans les bancs de vase en cherchant à s’évader du ba…
Rodolphe s’arrêta au moment de prononcer cet horrible mot.
– Du bagne ! oh ! dites-le… du bagne !… – s’écria la malheureuse femme avec horreur et d’une voix presque égarée. – Le père de mon fils !… Ah ! si ce malheureux enfant vit encore… si, comme moi, il n’a pas changé de nom, quelle honte… quelle honte ! Et cela n’est rien encore… Son père a peut-être tenu son horrible promesse… Qu’a-t-il fait de mon fils ? pourquoi me l’avoir enlevé ?
– Ce mystère est le tombeau de mon esprit – dit Rodolphe d’un air pensif ; – dans quel intérêt ce misérable a-t-il emporté votre fils, lorsqu’il y a quinze ans, m’avez-vous dit, il a tenté de passer en pays étranger ? Un enfant de cet âge ne pouvait qu’embarrasser sa fuite.
– Hélas ! monsieur Rodolphe, lorsque mon mari (la malheureuse frissonna en prononçant ce mot), arrêté sur la frontière, a été ramené à Paris et jeté dans la prison où l’on m’a permis de pénétrer, ne m’a-t-il pas dit ces horribles paroles : « J’ai emporté ton enfant parce que tu l’aimes, et que c’est un moyen de te forcer de m’envoyer de l’argent, dont il profitera, ou dont il ne profitera pas… cela me regarde… Qu’il vive ou qu’il meure, peu t’importe… mais s’il vit, il sera entre bonnes mains : tu boiras la honte du fils comme tu as bu la honte du père. » Hélas ! un mois après, mon mari était condamné aux galères pour la vie… Depuis, les instances, les prières dont mes lettres étaient remplies, tout a été vain ; je n’ai rien pu savoir sur le sort de cet enfant… Ah ! monsieur Rodolphe, mon fils, où est-il à présent ? Ces épouvantables paroles me reviennent toujours à la pensée : « Tu boiras la honte du fils comme tu as bu celle du père ! »