CHAPITRE X
Les souhaitsAprès son entretien avec le Chourineur, Rodolphe resta quelques moments préoccupe, pensif. Fleur-de-Marie, n’osant interrompre le silence de son compagnon, le regardait tristement.
Rodolphe, relevant la tête lui dit en souriant avec bonté :
– À quoi pensez-vous, mon enfant ? La rencontre du Chourineur vous a été désagréable, n’est-ce pas ? Nous étions si gais !
– C’est au contraire un bien pour nous, monsieur Rodolphe, puisque le Chourineur pourra vous être utile.
– Cet homme ne passait-il pas, parmi les habitués du tapis-franc, pour avoir encore quelques bons sentiments ?
– Je l’ignore, monsieur Rodolphe… Avant la scène d’hier je l’avais vu souvent, je lui avais à peine parlé… je le croyais aussi méchant que les autres…
– Ne pensons plus à tout cela, ma petite Fleur-de-Marie. J’aurais du malheur si je vous attristais, moi qui justement voulais vous faire passer une bonne journée.
– Oh ! je suis bien heureuse ! Il y a si longtemps que je ne suis sortie de Paris !
– Depuis vos parties en mylord avec Rigolette ?
– Mon Dieu, oui, monsieur Rodolphe… C’était au printemps… mais, quoique nous soyons en automne, ça me fait tout autant de plaisir. Quel beau soleil il fait !… voyez donc ces petits nuages roses là-bas… là-bas… et cette colline !… avec ces jolies maisons blanches au milieu des arbres… Comme les feuilles sont encore vertes ! c’est étonnant au mois d’octobre, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ? Mais à Paris les feuilles se fanent si vite… Et là-bas… cette volée de pigeons… les voilà qui s’abattent sur le toit d’un moulin… Dans les champs on ne se lasse pas de regarder, tout est amusant.
– C’est un plaisir de voir combien vous êtes sensible à ces riens qui font le charme de l’aspect de la campagne, Fleur-de-Marie.
En effet, à mesure que la jeune fille contemplait le tableau, calme et riant qui se déroulait autour d’elle, sa physionomie s’épanouissait de nouveau.
– Et là-bas, ce feu de chaume dans les terres labourées, la belle fumée blanche qui monte au ciel… et cette charrue avec ses deux bons gros chevaux gris… Si j’étais homme, comme j’aimerais l’état de laboureur !… Être au milieu d’une plaine à suivre sa charrue… en voyant bien loin des grands bois, par un beau temps comme aujourd’hui, par exemple !… c’est pour le coup que ça vous donnerait envie de chanter de ces chansons un peu tristes, qui vous font venir les larmes aux yeux… comme Geneviève de Brabant. Est-ce que vous connaissez la chanson de Geneviève de Brabant, monsieur Rodolphe ?
– Non, mon enfant ; mais, si vous êtes gentille, vous me la chanterez tantôt, nous avons toute notre journée à nous…
À ces mots, par un brusque revirement de pensée, songeant qu’après ces heures de liberté passées à la campagne elle rentrerait dans son bouge infect, la pauvre Goualeuse cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.
Rodolphe, surpris, dit à la Goualeuse :
– Qu’avez-vous, Fleur-de-Marie, qui vous chagrine ?
– Rien… rien, monsieur Rodolphe – et elle essuya ses yeux en tâchant de sourire. – Pardon si je m’attriste… n’y faites pas attention… je n’ai rien, je vous jure… c’est une idée… je vais être gaie.
– Mais vous étiez si joyeuse tout à l’heure !
– C’est pour ça… – répondit naïvement Fleur-de-Marie en levant sur Rodolphe ses yeux encore humides de larmes.
Ces mots éclairèrent Rodolphe ; il devina tout. Voulant chasser l’humeur sombre de la jeune fille, il lui dit en souriant :
– Je parie que vous pensiez à votre rosier ? vous regrettez, j’en suis sûr, de ne pouvoir lui fane partager notre promenade.
La Goualeuse prit le prétexte de cette plaisanterie pour sourire : peu à peu ce léger nuage de tristesse s’effaça de son esprit : elle ne pensa qu’à jouir du présent et à s’étourdir sur l’avenir… La voiture arrivait près de Saint-Dénis, la haute flèche de l’église se voyait au loin.
– Oh ! le beau clocher ! – s’écria la Goualeuse.
– C’est le clocher de Saint-Denis, une église superbe… Voulez-vous la voir ! nous ferons arrêter le fiacre.
La Goualeuse baissa les yeux.
– Depuis que je suis chez l’ogresse, je ne suis point entrée dans une église ; je n’ai pas osé. À la prison, au contraire, j’aimais tant à chanter à la messe ! et, à la Fête-Dieu, nous faisions de si beaux bouquets d’autel !
– Mais Dieu est bon et clément : pourquoi craindre de le prier, d’entrer dans une église ?
– Oh ! non, non… monsieur Rodolphe… ce serait comme une impiété… C’est bien assez d’offenser le bon Dieu autrement.
Après un moment de silence, Rodolphe dit à la Goualeuse :
– Jusqu’à présent, avez-vous aimé quelqu’un ?
– Jamais, monsieur Rodolphe !
– Pourquoi cela ?
– Vous avez vu les gens qui fréquentaient le tapis-franc… Et puis, pour aimer, il faut être honnête.
– Comment cela ?
– Ne dépendre que de soi… pouvoir… Mais, tenez, si ça vous est égal, monsieur Rodolphe, je vous en prie, ne parlons pas de ça…
– Soit, Fleur-de-Marie, parlons d’autre chose… Mais qu’avez-vous à me regarder ainsi ? voilà encore vos beaux yeux pleins de larmes… Vous ai-je chagrinée ?
– Oh ! au contraire ; mais vous êtes si bon pour moi, que cela me donne envie de pleurer… et puis vous ne me tutoyez pas… et puis, enfin, on dirait que vous ne m’avez emmenée que pour mon plaisir, à moi, tant vous avez l’air satisfait de me voir heureuse. Non content de m’avoir défendue hier…, vous me faites passer aujourd’hui une pareille journée avec vous…
– Vraiment, vous êtes heureuse ?
– D’ici à bien longtemps, je n’oublierai ce bonheur-là.
– C’est si rare, le bonheur !…
– Oui, bien rare…
– Ma foi, moi, à défaut de ce que je n’ai pas, je m’amuse quelquefois à rêver ce que je voudrais avoir, à me dire : Voilà ce que je désirerais être… voilà la fortune que j’ambitionnerais… Et vous, Fleur-de-Marie, quelquefois ne faites-vous pas aussi de ces rêves-là, de beaux châteaux en Espagne ?
– Autrefois, oui, en prison ; avant d’entrer chez l’ogresse, je passais ma vie à ça et à chanter ; mais depuis c’est plus rare… Et vous, monsieur Rodolphe, qu’est-ce que vous ambitionneriez donc ?
– Moi, je voudrais être riche, très riche… avoir des domestiques, des équipages, un hôtel, aller dans un beau monde, tous les jours au spectacle. Et vous, Fleur-de-Marie ?
– Moi je ne serais pas si difficile : de quoi payer l’ogresse, quelque argent d’avance pour avoir le temps de trouver de l’ouvrage, une gentille petite chambre bien propre d’où je verrais des arbres en travaillant.
– Beaucoup de fleurs sur votre fenêtre ?…
– Oh ! bien sûr… Habiter la campagne si ça se pouvait, et voilà tout…
– Une petite chambre, de l’ouvrage, c’est le nécessaire ; mais quand on n’a qu’à désirer, on peut bien se permettre le superflu… Est-ce que vous ne voudriez pas avoir des voitures, des diamants, de belles toilettes ?
– Je n’en voudrais pas tant… Ma liberté, vivre à la campagne, et être sûre de ne pas mourir à l’hôpital… Oh ! cela surtout… ne pas mourir là !… Tenez, monsieur Rodolphe, souvent cette pensée me vient… Elle est affreuse !
– Hélas ! nous autres pauvres gens…
– Ce n’est pas pour la misère… que je dis cela… Mais après… quand on est morte…
– Eh bien ?
– Vous ne savez donc pas ce que l’on fait de vous après, monsieur Rodolphe ?
– Non.
– Il y a une jeune fille que j’avais connue en prison… elle est morte à l’hôpital… On a abandonné son corps aux chirurgiens…– murmura la malheureuse en frissonnant.
– Ah ! c’est horrible ! ! ! Comment, malheureuse enfant, vous avez souvent de ces sinistres pensées ?…
– Cela vous étonne n’est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j’aie de la honte… pour après ma mort… Hélas ! mon Dieu !… on ne m’a laissé que
Ces douloureuses et amères paroles attristèrent profondément Rodolphe.
La Goualeuse, voyant l’air sombre de son compagnon, lui dit timidement :
– Pardon, monsieur Rodolphe, je ne devrais pas avoir de ces idées-là… Vous m’emmenez avec vous pour être joyeuse, et je vous dis toujours des choses si tristes… si tristes ! mon Dieu, je ne sais pas comment cela se fait, c’est malgré moi… Je n’ai jamais été plus heureuse qu’aujourd’hui ; et pourtant à chaque instant les larmes me viennent aux yeux… Vous ne m’en voulez pas, dites, monsieur Rodolphe ? D’ailleurs… vous voyez… cette tristesse s’en va… comme elle est venue… bien vite… Maintenant… je n’y songe déjà plus… Je serai raisonnable… Tenez, monsieur Rodolphe… regardez mes yeux…
Et Fleur-de-Marie, après avoir deux ou trois fois fermé ses yeux pour en chasser une larme rebelle, les ouvrit tout grands… bien grands, et regarda Rodolphe avec une naïveté charmante.
– Fleur-de-Marie, je vous en prie, ne vous contraignez pas… Soyez gaie, si vous avez envie d’être gaie… triste, s’il vous plaît d’être triste… Mon Dieu, moi qui vous parle, quelquefois j’ai comme vous des idées sombres… Je serais très malheureux de feindre une joie que je ne ressentirais pas.
– Vraiment, monsieur Rodolphe, vous êtes triste aussi quelquefois ?
– Sans doute ; mon avenir n’est guère plus beau que le vôtre… Je suis sans père ni mère… que demain je tombe malade, comment vivre ? Je dépense ce que je gagne au jour le jour.
– Ça, c’est un tort, voyez-vous… un grand tort, monsieur Rodolphe, lui dit la Goualeuse, d’un ton de grave remontrance qui le fit sourire ; – vous devriez mettre à la caisse d’épargne… Moi, tout mon mauvais sort est venu de ce que je n’ai pas économisé mon argent… Avec cent francs devant lui, un ouvrier n’est jamais aux crochets de personne, jamais embarrassé… et c’est bien souvent l’embarras qui vous conseille mal.
– Cela est très sage, très sensé, ma bonne petite ménagère. Mais cent francs… comment amasser cent francs ?
– Mais, monsieur Rodolphe, c’est bien simple : faisons un peu votre compte ; vous allez voir. Vous gagnez, n’est-ce pas, quelquefois jusqu’à cinq francs par jour ?
– Oui, quand je travaille.
– Il faut travailler tous les jours. Êtes-vous donc si à plaindre ? Un joli état comme le vôtre… peintre en éventails… mais ça devrait être pour vous un plaisir… Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, monsieur Rodolphe !… – ajouta la Goualeuse d’un ton sévère. – Un ouvrier peut vivre, mais très bien vivre avec trois francs ; il vous reste donc quarante sous, au bout d’un mois soixante francs d’économie… Soixante francs par mois… mais c’est une somme.
– Oui ; mais c’est si bon de flâner, de ne rien faire !
– Monsieur Rodolphe, encore une fois, vous n’avez pas plus de raison qu’un enfant…
– Eh bien ! je serai raisonnable, petite grondeuse ; vous me donnez de bonnes idées… Je n’avais pas songé à cela…
– Vraiment ? – dit la jeune fille en frappant dans ses mains avec joie. – Si vous saviez combien vous me rendez contente !… Vous économiserez quarante sous par jour ! bien vrai ?
– Allons… j’économiserai quarante sous par jour – dit Rodolphe en souriant malgré lui.
– Bien vrai, bien vrai ?
– Je vous le promets…
– Vous verrez comme vous serez fier des premières économies que vous aurez faites… Et puis ce n’est pas tout… si vous voulez me promettre de ne pas vous fâcher…
– Est-ce que j’ai l’air bien méchant ?…
– Non, certainement… mais je ne sais pas si je dois…
– Vous devez tout me dire, Fleur-de-Marie…
– Eh bien ! enfin, vous qui… on voit ça, êtes au-dessus de votre état… comment est-ce que vous fréquentez des cabarets comme celui de l’ogresse ?
– Si je n’étais pas venu dans le tapis-franc, je n’aurais pas le plaisir d’aller à la campagne aujourd’hui avec vous, Fleur-de-Marie.
– C’est bien vrai, mais c’est égal, monsieur Rodolphe… Je suis aussi heureuse que possible de ma journée, eh bien ! je renoncerais de bon cœur à en passer une pareille si cela pouvait vous faire du tort.
– Au contraire, puisque vous m’avez donné d’excellents conseils déménagé.
– Et vous les suivrez ?
– Je vous l’ai promis, parole d’honneur. J’économiserai au moins quarante sous par jour…
À ce moment, Rodolphe dit au cocher, qui avait dépassé le village de Sarcelles : – Prends le premier chemin à droite ; tu traverseras Villiers-le-Bel, ensuite tu tourneras à gauche, puis tu iras toujours tout droit.
– Maintenant que vous êtes contente de moi, Fleur-de-Marie – reprit Rodolphe – nous pouvons nous amuser, comme nous le disions tout à l’heure, à faire des châteaux en Espagne. Ça ne coûte pas cher, vous ne me reprocherez pas ces dépenses-là ?
– Oh ! celles-là, non… Voyons, faisons votre château en Espagne.
– D’abord… le vôtre, Fleur-de-Marie.
– Voyons si vous devinerez mon goût, monsieur Rodolphe.
– Essayons… Je suppose que cette route-ci… je dis celle-ci parce que nous y sommes.
– C’est juste, il ne faut pas aller chercher si loin.
– Je suppose donc que cette route-ci nous mène à un charmant village, très éloigné de la grande route.
– Oui, c’est bien plus tranquille.
– Il est bâti à mi-côte, et entremêlé de beaucoup d’arbres.
– Il y a tout auprès une petite rivière…
– Justement…, une petite rivière. À l’extrémité du village on voit une jolie ferme ; d’un côté de la maison il y a un verger, de l’autre un beau jardin rempli de fleurs.
– Cette ferme serait censée ma ferme où nous allons ?
– Sans doute.
– Et où nous pourrions avoir du lait ?
– Fi donc ! du lait ! de l’excellente crème, et des œufs tout frais.
– Que nous irions dénicher nous-mêmes ?
– Nous-mêmes.
– Et nous irions voir les vaches dans l’étable ?
– Je crois bien.
– Et nous irions aussi dans la laiterie ?
– Aussi dans la laiterie.
– Et au pigeonnier ?
– Et au pigeonnier.
– Quel bonheur !
– Mais laissez-moi finir de vous faire la description de la ferme.
– C’est juste.
– Au rez-de-chaussée une vaste cuisine pour les gens de la ferme, et une salle à manger pour la fermière.
– La maison a des persiennes vertes… c’est si gai, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
– Va pour les persiennes vertes… je suis de votre avis… rien de plus gai que des persiennes vertes… Naturellement la fermière serait votre tante.
– Naturellement… et ce serait une bien bonne femme.
– Excellente : elle vous aimerait comme une mère…
– Bonne tante ! ça doit être si bon d’être aimé par quelqu’un !
– Et vous l’aimeriez bien aussi ?
– Oh ! – s’écria Fleur-de-Marie en joignant les mains et en levant les yeux au ciel avec une expression de bonheur impossible à rendre – oh ! oui, je l’aimerais ; et puis je l’aiderais à travailler, à coudre, à ranger le linge, à blanchir, à serrer les fruits pour l’hiver, à tout le ménagé, enfin… Elle ne se plaindrait pas de ma paresse, je vous en réponds !… D’abord le matin…
– Attendez donc, Fleur-de-Marie… êtes-vous impatiente !… que je finisse de vous peindre la maison.
– Allez, allez, monsieur le peintre, on voit bien que vous avez l’habitude de faire de jolis paysages sur vos éventails – dit la Goualeuse en riant.
– Petite babillarde… laissez-moi donc achever la maison…
– C’est vrai, je babille ; mais c’est si amusant !… Allons, monsieur Rodolphe, je vous écoute, finissez la maison de la fermière.
– Votre chambre est au premier.
– Ma chambre ! quel bonheur ! Voyons ma chambre, voyons ! Et la jeune fille se pressa contre Rodolphe, ses grands yeux bien ouverts, bien curieux.
– Votre chambre a deux fenêtres qui donnent sur le jardin de fleurs et sur une prairie arrosée par la petite rivière. De l’autre côté de la petite rivière s’élève un coteau tout planté de vieux châtaigniers, au milieu desquels on aperçoit le clocher de l’église.
– Que c’est donc joli !… que c’est donc joli, monsieur Rodolphe ! Ça donne envie d’y être !
– Trois ou quatre belles vaches paissent dans la prairie, qui est séparée du jardin par une haie d’aubépine.
– Et de ma fenêtre je vois les vaches ?
– Parfaitement.
– Il y en a une qui serait ma favorite, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ? je lui ferais un beau collier avec une clochette, et je l’habituerais à venir manger dans ma main.
– Elle n’y manquera pas. Elle est toute blanche, toute jeune, et s’appelle Musette.
– Ah ! le joli nom ! pauvre Musette, comme je l’aimerais !
– Finissons votre chambre, Fleur-de-Marie ; elle est tendue d’une jolie toile perse, avec les rideaux pareils : un grand rosier et un énorme chèvrefeuille couvrent les murs de la ferme de ce côté-là, et entourent vos croisées, de façon que tous les matins vous n’avez qu’à allonger la main pour cueillir un beau bouquet de roses et de chèvrefeuille tout trempé de rosée.
– Ah ! monsieur Rodolphe, quel bon peintre vous êtes !
– Maintenant, voici comme vous passez votre journée.
– Voyons ma journée.
– Votre bonne tante vient d’abord vous éveiller en vous baisant tendrement au front ; elle vous apporte un bol de lait chaud, parce que votre poitrine est faible, pauvre enfant ! Vous vous levez ; vous allez faire un tour dans la ferme, voir Musette, les poulets, vos amis les pigeons ; les fleurs du jardin… À neuf heures, arrive votre maître d’écriture…
– Mon maître ?
– Vous sentez bien qu’il faut apprendre à lire, à écrire, à compter, pour pouvoir aider votre tante à tenir ses livres de fermage.
– C’est vrai, monsieur Rodolphe, je ne pense à rien… il faut bien que j’apprenne à écrire pour aider ma tante – dit sérieusement la pauvre fille, tellement absorbée par la riante peinture de cette vie paisible qu’elle croyait à sa réalité.
– Après votre leçon, vous vous occupez du linge de la maison, ou vous vous brodez un joli bonnet à la paysanne… Sur les deux heures vous travaillez à votre écriture, et puis vous allez avec votre tante faire une bonne promenade, voir les moissonneurs dans l’été, les laboureurs dans l’automne ; vous vous fatiguez bien, et vous rapportez une belle poignée d’herbes des champs, choisies par vous pour votre chère Musette.
– Car nous revenons par la prairie, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
– Sans doute ; il y a justement un pont de bois sur la rivière. Au retour, il est, ma foi, six ou sept heures : dans ce temps-ci, comme les soirées sont déjà fraîches, un bon feu flambe gaîment dans la grande cuisine de la ferme ; vous allez vous y réchauffer et causer un moment avec les braves gens qui soupent en rentrant du labour. Ensuite vous dînez avec votre tante. Quelquefois le curé ou un fermier voisin se met à table avec vous. Après cela, vous lisez ou vous travaillez pendant que votre tante fait sa partie de cartes. À dix heures, elle vous b***e au front, vous remontez chez vous, et le lendemain matin, c’est à recommencer.
– On vivrait cent ans comme cela, monsieur Rodolphe, sans penser à s’ennuyer un moment…
– Mais cela n’est rien. Et les dimanches, donc ! et les jours de fête !
– Qu’est-ce qu’on fait donc ces jours-là, monsieur Rodolphe ?
– Vous vous faites belle, vous mettez une jolie robe à la paysanne, avec ça de charmants bonnets ronds qui vous vont à ravir ; vous montez en cabriolet avec votre tante et Jacques, le garçon de ferme, pour aller à la grand-messe du village ; après, dans l’été, vous ne manquez pas d’assister, avec votre tante, à toutes les fêtes des paroisses voisines. Vous êtes si gentille, si douce, si bonne petite ménagère, votre tante vous aime tant, le cure rend de vous un si favorable témoignage, que tous les jeunes fermiers des environs veulent vous faire danser, parce que c’est comme cela que commencent toujours les mariages… Aussi peu à peu vous remarquez un de ces jeunes garçons… et…
Rodolphe, étonné du silence de la Goualeuse, la regarda.
La malheureuse fille étouffait à grand-peine ses sanglots… Un moment, abusée par les paroles de Rodolphe, elle avait oublié le présent, auquel sa pensée venait de la ramener malgré elle ; aussi le contraste de ce présent avec ce rêve d’une existence douce et riante lui rappelait l’horreur de sa position.
– Fleur-de-Marie, qu’avez-vous ?
– Ah ! monsieur Rodolphe, sans le vouloir vous m’avez fait bien du chagrin… j’ai cru un instant à ce paradis…
– Mais, pauvre enfant, ce paradis existe… Cocher, arrête… Tenez, regardez…
La voiture s’arrêta.
La Goualeuse releva machinalement la tête. Elle se trouvait au sommet d’une petite colline. Quel fut son étonnement, sa stupeur !… Le joli village bâti à mi-côte, la ferme, la prairie, les belles vaches, la petite rivière, la châtaigneraie, l’église dans le lointain, le tableau était sous ses yeux… rien n’y manquait, jusqu’à Musette, belle génisse blanche, future favorite de la Goualeuse… Ce charmant paysage était éclairé par un beau soleil d’octobre… Les feuilles jaunes et pourpres des châtaigniers se découpaient sur l’azur du ciel.
– Eh bien ! Fleur-de-Marie, que dites-vous ? Suis-je bon peintre ? dit Rodolphe en souriant.
La Goualeuse le regardait avec une surprise mêlée d’inquiétude. Ce qu’elle voyait lui semblait presque surnaturel.
– Comment se fait-il, monsieur Rodolphe ?… Mais, mon Dieu ! est-ce un rêve ?… J’ai presque peur… Comment ! ce que vous m’avez dit…
– Rien de plus simple, mon enfant… La fermière est ma nourrice, j’ai été élevé ici… Je lui ai écrit ce matin de très bonne heure que je viendrais la voir, je peignais d’après nature.
– Vous avez raison, monsieur Rodolphe ! il n’y a rien la d’extraordinaire – dit la Goualeuse avec un profond soupir.
La ferme ou Rodolphe conduisait Fleur-de-Marie était située en dehors et à l’extrémité du village de Bouqueval, petite paroisse solitaire, ignorée, enfoncée dans les terres, et éloignée d’Écouen d’environ deux lieues. Le fiacre, suivant les indications de Rodolphe, descendit un chemin rapide, et entra dans une longue avenue bordée de cerisiers et de pommiers. La voiture roulait sans bruit sur un tapis de ce gazon fin et ras dont la plupart des routes vicinales sont ordinairement couvertes.
Fleur-de-Marie, silencieuse, triste, restait, malgré ses efforts, sous une impression douloureuse, que Rodolphe se reprochait presque d’avoir causée.
Au bout de quelques minutes la voiture passa devant la grande porte de la cour de la ferme, continua son chemin devant une épaisse charmille, et s’arrêta en face d’un petit porche de bois rustique à demi caché sous un vigoureux cep de vigne aux feuilles rougies par l’automne.
– Nous voici arrivés. Fleur-de-Marie – dit Rodolphe – êtes-vous contente ?
– Oui, monsieur Rodolphe… pourtant il me semble à présent que je vais avoir honte devant la fermière, je n’oserai jamais la regarder…
– Pourquoi cela, mon enfant ?
– Vous avez raison, monsieur Rodolphe… elle ne me connaît pas.
Et la Goualeuse étouffa un soupir.
On avait sans doute guetté l’arrivée du fiacre de Rodolphe. Le cocher ouvrait la portière, lorsqu’une femme de cinquante ans environ, vêtue comme le sont les riches fermières des environs de Paris, ayant une physionomie à la fois triste, douce et prévenante, parut sous le porche, et s’avança au-devant de Rodolphe avec un respectueux empressement.
La Goualeuse devint pourpre, et descendit de voiture après un moment d’hésitation.
– Bonjour, ma bonne madame Georges… – dit Rodolphe à la fermière – vous le voyez, je suis exact…
Puis, se retournant vers le cocher et lui mettant de l’argent dans la main :
– Tu peux t’en retourner à Paris.
Le cocher, petit homme trapu, avait son chapeau enfoncé sur les yeux et la figure presque entièrement cachée par le collet fourré de son karrik ; il empocha l’argent, ne répondit rien, remonta sur son siège, fouetta son cheval, et disparut rapidement dans l’allée verte.
Fleur-de-Marie s’approcha de Rodolphe, l’air inquiet, troublé, presque alarmé, et lui dit tout bas, de manière à n’être pas entendue de madame Georges :
– Mon Dieu ! monsieur Rodolphe, pardon… Vous renvoyez la voiture ?…
– Sans doute…
– Mais l’ogresse ?
– Comment ?
– Hélas !… il faut que je retourne chez elle ce soir… Oh ! il le faut absolument… sinon… elle me regardera comme une voleuse… Mes habits lui appartiennent… et je lui dois…
– Rassurez-vous, mon enfant, c’est à moi de vous demander pardon…
– Pardon !… et de quoi ?
– De ne pas vous avoir dit plus tôt que vous ne deviez rien à l’ogresse… que vous pouviez rester ici si vous vouliez, et quitter ces vêtements pour d’autres que ma bonne madame Georges va vous donner. Elle est à peu près de votre taille, elle voudra bien vous prêter de quoi vous habiller… Vous le voyez, elle commence déjà son rôle de tante.
Fleur-de-Marie croyait rêver ; elle regardait tour à tour la fermière et Rodolphe, ne pouvant croire à ce qu’elle entendait.
– Comment – dit-elle, la voix palpitante d’émotion – je ne retournerai plus à Paris ?… je pourrai rester ici ? madame… me le permettra ?… ce serait possible !… ce château en Espagne de tantôt ?
– Le voilà réalisé.
– Non, oh ! non, ce serait trop beau… trop de bonheur.
– On n’a jamais trop de bonheur, Fleur-de-Marie…
– Ah ! par pitié, monsieur Rodolphe… ne me trompez pas, cela me ferait bien mal.
– Ma chère enfant, croyez-moi – dit Rodolphe d’une voix toujours affectueuse, mais avec un accent de dignité que Fleur-de-Marie ne lui connaissait pas encore ; – je vous le répète… vous pouvez, si cela vous convient, mener dès aujourd’hui, auprès de madame Georges, cette vie paisible dont tout à l’heure le tableau vous enchantait… Quoique madame Georges ne soit pas votre tante, elle aura pour vous le plus tendre intérêt ; vous passerez même pour sa nièce aux yeux des gens de la ferme, ce petit mensonge rendra votre position plus convenable… Encore une fois… si cela vous plaît, Fleur-de-Marie, vous pourrez réaliser votre rêve de tantôt. Dès que vous serez habillée en petite fermière – ajouta Rodolphe en souriant – nous vous mènerons voir votre future favorite, Musette, jolie génisse blanche, qui n’attend plus que le collier que vous lui avez promis… Nous irons aussi faire connaissance avec vos amis les pigeons, et puis à la laiterie ; nous parcourrons enfin toute la ferme ; je tiens à remplir ma promesse.
Fleur-de-Marie joignit les mains avec force. La surprise, la joie, la reconnaissance, le respect se peignirent sur sa ravissante figure ; ses yeux se noyèrent de larmes, elle s’écria :
– Monsieur Rodolphe… vous êtes donc un des anges de Dieu, que vous faites tant de bien aux malheureux sans les connaître ! et que vous les délivrez de la honte et de la misère ! ! !
– Ma pauvre enfant – répondit Rodolphe avec un sourire de mélancolie profonde et d’ineffable bonté – quoique jeune encore, j’ai déjà beaucoup souffert, j’ai perdu une enfant qui aurait à présent votre âge… cela vous explique ma compassion pour ceux qui souffrent… et pour vous en particulier, Fleur-de-Marie, ou plutôt Marie, allez avec madame Georges… Oui, Marie, gardez désormais ce nom, doux et joli comme vous ! Avant mon départ nous causerons ensemble, et je vous quitterai bienheureux… de vous savoir heureuse.
Fleur-de-Marie ne répondit rien, fléchit à demi les genoux, prit la main de Rodolphe, et, avant qu’il eût pu l’en empêcher, elle la porta respectueusement à ses lèvres par un mouvement rempli de grâce et de modestie, puis suivit madame Georges, qui la contemplait avec un intérêt profond.