CHAPITRE VI
Thomas Seyton et la Comtesse SarahLes deux personnages qui venaient d’entrer dans le tapis-franc appartenaient à une toute autre classe que celle des habitués de cette taverne. L’un, grand, élancé, avait des cheveux presque blancs, les sourcils et les favoris noirs, une figure osseuse et brune, l’air dur, sévère ; sa longue redingote se boutonnait militairement jusqu’au cou. Nous appellerons ce personnage Thomas Seyton.
Son compagnon était jeune, pâle et beau ; il paraissait âgé de trente-trois ou trente-quatre ans. Ses cheveux, ses sourcils et ses yeux d’un noir foncé faisaient ressortir la blancheur mate de son visage. À sa démarche, à la petitesse de sa taille, à la délicatesse de ses traits, il était facile de reconnaître dans ce personnage une femme déguisée en homme.
Cette femme était la comtesse Sarah Mac-Gregor. Nous dirons plus tard au lecteur par suite de quels évènements la comtesse et son frère se trouvaient ainsi dans ce cabaret de la Cité.
– Thomas, demandez à boire, et interrogez ces gens-là sur lui, peut-être apprendrons-nous quelque chose – dit Sarah, parlant toujours anglais.
L’homme à cheveux blancs et à sourcils noirs s’assit à une table pendant que Sarah s’essuyait le front, et dit à l’ogresse en très bon français et presque sans aucun accent :
– Madame, faites-nous donner quelque chose à boire, s’il vous plaît.
L’entrée de ces deux personnes dans le tapis-franc avait vivement excité l’attention ; leur costume, leurs manières annonçaient qu’ils ne fréquentaient jamais ces ignobles cabarets ; à leur physionomie inquiète, affairée, on devinait que des motifs importants les amenaient dans ce quartier.
Le Chourineur, le Maître d’école et la Chouette les considéraient avec une avide curiosité.
Surprise de l’apparition d’hôtes si nouveaux, l’ogresse partageait l’attention générale. Thomas Seyton lui dit une seconde fois avec impatience :
– Nous avons demandé quelque chose à boire, madame ; ayez donc la bonté de nous servir.
La mère Ponisse, flattée de cette courtoisie, se leva de son comptoir, vint gracieusement s’appuyer à la table des nouveaux consommateurs, et dit :
– Voulez-vous un litre de vin ou une bouteille cachetée ?
– Donnez-nous une bouteille de vin, des verres et de l’eau.
L’ogresse servit ; Thomas Seyton lui jeta cent sous, et, refusant la monnaie qu’elle voulait lui rendre ;
– Gardez cela pour vous, notre hôtesse, et acceptez un verre de vin avec nous.
– Vous êtes bien honnête, monsieur – dit la mère Ponisse en regardant le frère de la comtesse avec autant d’étonnement que de reconnaissance.
– Mais dites-moi – reprit celui-ci – nous avions donné rendez-vous à un de nos camarades dans un cabaret de cette rue ; nous nous sommes peut-être trompés.
– C’est ici le Lapin-Blanc, pour vous servir, monsieur.
– C’est bien cela – dit Thomas en faisant un signe d’intelligence à Sarah.
– Oui, c’est bien au Lapin-Blanc qu’il devait nous attendre…
– Et il n’y a pas deux Lapins-Blancs dans la rue – dit orgueilleusement l’ogresse. – Mais comment était-il votre camarade ?
– Grand et mince, cheveux et moustaches châtain-clair – dit Seyton.
– Attendez donc, attendez donc, c’est mon homme de tout à l’heure… un charbonnier d’une très grande taille est venu le chercher, et ils sont partis ensemble.
– Justement ce sont eux que nous cherchions – dit Tom.
– Et ils étaient seuls ici ? – demanda Sarah.
– C’est-à-dire, le charbonnier n’est venu qu’un moment ; votre autre camarade a soupé ici avec la Goualeuse et le Chourineur ; – et du regard l’ogresse désigna celui des convives de Rodolphe qui était resté dans le cabaret.
Thomas et Sarah se retournèrent vers le Chourineur.
Après quelques minutes d’examen, Sarah dit en anglais à son compagnon :
– Connaissez-vous cet homme ?
– Non. Karl avait perdu les traces de Rodolphe à l’entrée de ces rues obscures. Voyant Murph, déguisé en charbonnier, rôder autour de ce cabaret et venir sans cesse regarder au travers des vitres, il s’est douté de quelque chose et il est venu nous avertir… Mais Murph l’aura sans doute reconnu.
Pendant cette conversation tenue à voix basse et en langue étrangère, le Maître d’école dit à, la Chouette en regardant Tom et Sarah :
Le messière a dégainé une roue de derrière à l’ogresse. Il est bientôt minuit, il pleut, il vente ; quand ils vont décarrernous les embaumerons ; je grincherai le sinve. Il est avec une largue, il ne criblera pas.
Lors même que Tom et Sarah eussent entendu ce hideux langage, ils ne l’eussent pas compris, ignorant ainsi le complot qui se tramait contre eux.
– Sois tranquille, fourline – reprit la Chouette – si le messière criblait à la grive, j’ai mon vitriol dans ma poche, je lui casserais la fiole dans la gargoine… faut toujours donner à boire aux enfants pour les empêcher de crier. – Puis elle ajouta : – dis donc, fourline la première fois que nous trouverons la Pégriotte, faut l’emmener d’autor. Une fois que nous la tiendrons chez nous, nous lui frotterons le museau avec mon vitriol, ça fait qu’elle ne fera plus tant la fière avec sa jolie frimousse…
– Tiens, la Chouette, je finirai par t’épouser – dit le Maître d’école ; – tu n’as pas ta pareille pour l’adresse et le courage… La nuit du marchand de bœufs… je t’ai jugée ; j’ai dit : Voilà ma femme, elle travaillera mieux qu’un homme.
– Et t’as bien dit, fourline ; si le Squelette avait eu tantôt une femme comme moi pour allumer… il n’aurait pas été mouché le surin dans l’avaloir du sinve.
– Son compte est bon, il ne sortira maintenant de la Lorceffe que pour être fauché ; ça fera une tronche de moins.
– Quel singulier langage parlent ces gens-là – dit Sarah, qui avait involontairement écouté les derniers mots de l’entretien du Maître d’école et de la Chouette. Puis elle ajouta, en montrant le Chourineur :
– Si nous interrogions cet homme sur Rodolphe, peut-être saurions-nous quelque chose.
– Essayons – dit Thomas. Et, s’adressant au Chourineur : – Camarade, nous devions retrouver dans ce cabaret un de nos amis ; il y a soupé avec vous : puisque vous le connaissez, dites-nous si vous savez où il est allé ?
– Je le connais parce qu’il m’a rincé il y a deux heures en défendant la Goualeuse.
– Et vous ne l’aviez jamais vu ?
– Jamais… Nous nous sommes rencontrés dans l’allée de la maison où demeure Bras-Rouge.
– L’hôtesse ! encore une bouteille cachetée et du meilleur – dit Thomas Seyton.
Sarah et lui avaient à peine trempé leurs lèvres dans leurs verres encore pleins, la mère Ponisse, pour faire honneur sans doute à sa propre cave, avait plusieurs fois vidé le sien.
– Et vous nous servirez sur la table de monsieur, s’il veut bien le permettre – ajouta Thomas en allant se mettre avec Sarah à côté du Chourineur, aussi étonné que flatté de cette politesse.
Le Maître d’école et la Chouette causaient toujours à voix basse et en argot de leurs sinistres projets.
La bouteille servie, Sarah et son frère attablés avec le Chourineur et l’ogresse, qui avait regardé une seconde invitation comme superflue, l’entretien continua.
– Vous nous disiez donc, mon brave, que vous aviez rencontré notre camarade Rodolphe dans la maison où demeure Bras-Rouge ? – dit Thomas Seyton en trinquant avec le Chourineur.
– Oui, mon brave – répondit celui-ci ; et il vida lestement son verre.
– Voilà un singulier nom… Bras-Rouge ! Qu’est-ce que c’est que ce Bras-Rouge ?
– Il pastique la maltouze – dit négligemment le Chourineur ; et il ajouta : – Voilà du fameux vin, mère Ponisse !
– C’est pour ça qu’il ne faut pas laisser votre verre vide, mon brave, reprit Thomas Seyton en versant de nouveau à boire au Chourineur.
– À votre santé – dit celui-ci – et à celle de votre petit ami qui… enfin suffit… Si ma tante était un homme, caserait mon oncle, comme dit le proverbe… Allez donc, farceur !… je m’entends.
Sarah rougit imperceptiblement. Son frère continua :
– Je n’ai pas bien compris ce que vous m’avez dit sur ce Bras-Rouge. Rodolphe sortait de chez lui, sans doute ?
– Je vous ai dit que Bras-Rouge pastiquait la maltouze.
Thomas regarda le Chourineur avec surprise.
– Qu’est-ce que ça veut dire, pastiquer la mal… Comment dites-vous cela ?…
– Pastiquer la maltouze ! faire la contrebande, donc. Il paraît que vous ne dévidez pas le jars ?
– Mon brave, je ne vous comprends plus.
– Je vous dis : Vous ne parlez donc pas argot comme M. Rodolphe ?
– Argot ? – dit Thomas Seyton en regardant Sarah d’un air surpris.
– Allons, vous êtes des parties… Mais le camarade Rodolphe est un fameux zig, lui ; tout peintre en éventails qu’il est, il m’en remontrerait à moi-même pour l’argot… Eh bien, puisque vous ne parlez pas ce beau langage-là, je vous dis en bon français que Bras-Rouge est contrebandier ; sans compter qu’il tient un estaminet aux Champs-Élysées. Je dis sans traîtrise qu’il est contrebandier… car il ne s’en cache pas, il s’en vante au nez des gabelous ; mais cherche, et attrape si tu peux… car Bras-Rouge est malin.
– Et qu’est-ce que Rodolphe allait faire chez cet homme ? – demanda Sarah.
– Ma foi, monsieur – ou madame… à votre choix, je n’en sais rien de rien, aussi vrai que je bois ce verre de vin. Ce soir, je riais avec la Goualeuse, qui croyait que je voulais la battre : elle s’enfonce dans l’allée de la maison de Bras-Rouge, je la poursuis… c’était noir comme chez le diable ; au lieu d’empoigner la Goualeuse, je tombe sur maître Rodolphe… qui me donne ma paie, et d’une fière force… oh ! oui… il y avait surtout les coups de poing de la fin… tonnerre ! c’était-il bien festonné ! Il m’a promis de me montrer ce coup-là !…
– Et Bras-Rouge, quel homme est-ce ? – demanda Tom. – Quelle espèce de marchandises vend-il ?
– Bras-Rouge ? dame ! il vend tout ce qu’il est défendu de vendre ; il fait tout ce qu’il est défendu de faire. Voilà sa partie. N’est-ce pas, mère Ponisse ?
– Oh ! c’est un cadet qui a plus d’une corde à son arc dit l’ogresse. Il est par là-dessus principal locataire d’une certaine maison rue du Temple… drôle de maison encore… Mais suffit… ajouta l’ogresse, craignant d’en avoir trop dit.
– Et quelle est l’adresse de Bras-Rouge dans cette rue ? – demanda Thomas Seyton au Chourineur.
– Numéro 13, monsieur.
– Peut-être apprendrons-nous la quelque chose – dit tout bas Seyton à sa sœur ; – demain j’y enverrai Karl.
– Puisque vous connaissez M. Rodolphe – reprit le Chourineur – vous pouvez vous vanter d’avoir un ami solide… et bon enfant… Sans le charbonnier, il allait se donner un coup de peigne avec le Maître d’école, qui est là-bas dans son coin avec la Chouette… Tonnerre ! faut que je me tienne à quatre pour ne pas l’exterminer, cette vieille sorcière, quand je pense à ce qu’elle a fait à la Goualeuse… Mais patience… un coup de poing n’est jamais perdu, comme dit c’t autre.
Minuit sonna à l’Hôtel-de-Ville.
Le quinquet de la taverne ne jetait plus qu’une lumière douteuse.
À l’exception du Chourineur et de ses deux convives, du Maître d’école et de la Chouette, tous les habitués du tapis-franc s’étaient peu à peu retirés.
Le Maître d’école dit tout bas à la Chouette :
– Nous allons nous cacher dans l’allée en face, nous verrons décarrer les messières. S’ils vont à gauche, nous les attendrons dans le recoin de la rue Saint-Éloi ; s’ils vont à droite, nous les attendrons dans les démolitions, du côté de la triperie ; il y a là un grand trou ; j’ai mon idée.
Et le Maître d’école et la Chouette se dirigèrent vers la porte.
– Vous ne pitanchez donc rien ce soir ? – leur dit l’ogresse.
– Non, mère Ponisse… Nous étions entrés pour nous mettre à l’abri – dit le Maître d’école ; et il sortit avec la Chouette.