VIII - Inespéré

1304 Words
VIII InespéréLes traces du fatal accident dont Marguerite avait été victime disparaissaient peu à peu. Sa chevelure, abondamment repoussée, commençait déjà à entourer son visage de belles boucles blondes ; sur ce visage lui-même à peine restait-il quelques légères cicatrices peu visibles, et qui ne le défiguraient en rien. Enfin, elle avait insensiblement recouvré la santé et la force. Seulement, hélas ! la cécité qui l’affligeait persistait sans espoir de guérison ; les médecins les plus célèbres, consultés par M. Daubencourt, répondaient en secouant tristement la tête, et en déclarant qu’ils regardaient comme peu probable tout espoir de guérison. Quoiqu’on n’eût rien dit de cet arrêt à Marguerite, elle ne l’avait que trop deviné, et malgré la sollicitude qu’elle mettait à cacher son désespoir à ses parents, il n’était que trop aisé de voir combien la pauvre enfant souffrait de rester ainsi séparée du monde réel par la perte de la vue. Jamais une plainte ne s’échappait de ses lèvres, mais il y avait des moments où, se croyant seule, elle se cachait le visage dans les mains et se mettait à pleurer amèrement. Au moindre bruit, elle essuyait ses larmes et s’efforçait de sourire ; mais ce sourire était plus poignant pour sa famille que si elle eût donné un libre cours à sa douleur. Un matin que Marthe travaillait près de sa sœur, celle-ci se leva brusquement et demanda qu’on la conduisit dans le jardin. – Je t’empêche d’étudier à ton aise, ma chère Marthe, dit-elle : puisque je ne peux, comme toi, m’adonner au bonheur de l’étude et compléter mon éducation, je ne veux point te gêner dans la tienne. Tu t’occupes toujours de moi, tu quittes ton livre à chaque instant, et les yeux que le bon Dieu t’a laissés sont, j’en ai bien peur, plus souvent attachés sur moi que sur tes cahiers et sur tes livres. Il faut que nous soyons raisonnables ! Ce que tu apprends, d’ailleurs, n’est-ce pas pour moi que tu l’apprends ? ne me le diras-tu pas un jour ? Embrasse-moi, et laisse-moi aller seule au jardin, toute seule, entends-tu ? Depuis six mois, ai-je eu le temps d’étudier et de savoir par cœur les moindres détails du chemin qui m’y conduit ! J’en connais mieux que toi les plus petites sinuosités, je sais même où il faut lever le pied pour ne point se heurter à une plate-b***e, et où je puis rencontrer un arbre. En achevant ces mots, elle appela le petit chien Flock, sortit, et marcha seule, sans hésitation apparente, d’un pas ferme et tout droit, jusqu’à un banc exposé au soleil, sur lequel la famille venait s’asseoir chaque après-midi. Marthe la suivit des yeux, et, quand elle l’eut vue bien installée, elle reprit son travail. Une demi-heure après, le petit chien, haletant, éperdu, et dans une agitation extrême, accourut au logis et se mit à tourner autour de Marthe, qui le repoussa sans détourner les yeux de dessus son travail. Flock la tira par sa robe, aboya et sauta sur ses genoux sans qu’elle y prit garde, car elle était habituée aux caresses pétulantes du petit terrier chaque fois qu’il la retrouvait après une absence, si courte qu’elle eût été. M. Daubencourt survint en ce moment. Alors le chien s’adressa à lui. Il le prit par le pan de sa redingote, l’attira vers la porte, fit quelques pas dehors, et finit par attirer l’attention de son maître. – Où donc est Marguerite ? demanda M. Daubencourt. À ce nom, Flock aboya et redoubla d’instance pour amener dehors son maître. – Ma sœur est là-bas dans le jardin, assise sur le banc, répondit Marthe sans lever les yeux. – Je ne la vois pas. À ces paroles, Flock, qui tenait ses yeux noirs attachés sur M. Daubencourt, partit avec la rapidité d’une flèche vers le bois, revint aussitôt, et recommença la même course. M. Daubencourt se sentit pris d’inquiétude, il suivit précipitamment le chien, qui le conduisit à l’extrémité du jardin. Là, sur le bord de la fontaine, il trouva Marguerite évanouie et les vêtements trempés. Il la prit dans ses bras, la rapporta au logis, et tandis que sa mère et sa sœur la changeaient de vêtements, il chercha à lui faire reprendre connaissance à l’aide de cordiaux. Marguerite se ranima peu à peu, se mit sur son séant, ouvrit les yeux et jeta un cri : – Mon père, je vous vois ! M. Daubencourt crut d’abord que le délire faisait ainsi parler la jeune fille ; mais elle lui sauta au cou, l’embrassa en sanglotant, et, se dirigeant vers sa mère et vers sa sœur, elle les étreignit passionnément dans ses bras. – Je vous vois aussi, ma mère ! je te vois aussi, ma sœur ! Oh ! comme tu as grandi depuis que mes yeux n’ont pu te voir !… Ta robe est rose… Celle de ma mère est bleue ! Ah ! que je suis heureuse ! Et, vaincue par l’émotion, elle retomba évanouie. Heureusement cet évanouissement ne dura point longtemps. Quand elle fut bien revenue à elle et qu’elle eut retrouvé un peu de calme, elle raconta qu’après être restée environ dix minutes assise sur le banc, le soleil lui tomba d’aplomb sur le visage et l’incommoda. Alors elle se sentit prise d’un désir invincible de se promener seule et d’aller jusqu’au petit bois. – Je marchai d’abord en tâtonnant et avec hésitation, dit-elle. Mon pied interrogeait craintivement le sol, et mes mains palpaient chaque arbre et chaque buisson ; je m’aidais en même temps de mes souvenirs. Voyant que rien de fâcheux ne m’arrivait, je m’enhardis et marchai résolument. J’atteignis ainsi le petit bois ; guidée par le murmure de la fontaine, je gagnai sans encombre le bord de l’eau : le gazon y est épais et doux, l’ombre des arbres m’abritait contre le soleil ; je voulus m’asseoir en ce bon endroit. Tout à coup mon pied heurta une racine : je tombai les mains étendues en avant. Je cherchai à me relever ; je m’orientai mal, et je roulai dans la fontaine. Oh ! alors, ma terreur ne saurait s’exprimer. Trois fois j’allai au fond : la respiration me manquait ; mes forces défaillaient ; un horrible bruit bourdonnait dans mes oreilles… En ce moment, j’entendis les jappements de Flock. La fidèle petite bête aboyait avec acharnement et m’appelait. Guidée par sa voix, je fis un mouvement vers lui ; j’étendis les mains par un effort désespéré. Une branche d’arbre, qui s’étendait au-dessus de l’eau, toucha mes mains ; je la saisis ; je pus alors sortir à moitié du ruisseau ; je gagnai péniblement la rive, et puis je ne sais plus rien ! Je me suis retrouvée près de vous ! Je vous vois ! mes yeux ont recouvré la vue ! Que Dieu soit béni pour sa miséricorde ! – Mon enfant, dit M. Daubencourt, quand ses larmes lui permirent de parler, Dieu a opéré en ta faveur un miracle. La violente émotion que t’a fait éprouver le péril que tu as couru a dissipé la congestion cérébrale déjà, sans doute, en voie de guérison, qui te privait de la vue et paralysait le nerf optique. Jusqu’à un certain point, la science peut expliquer ta guérison ; aussi vais-je exiger de toi d’excessives précautions pour ne point compromettre le bienfait inespéré que nous recevons du ciel. Il faut, mon enfant, que tu me laisses couvrir tes yeux d’un bandeau ; chaque jour je le rendrai moins épais, et je finirai par le faire disparaître. Tes yeux, si longtemps étrangers à la lumière, doivent s’y habituer graduellement et en éviter le premier choc, qui pourrait leur devenir fatal. Allons, ma pauvre fille, redeviens aveugle, mais, cette fois, ce n’est pas pour longtemps. Marguerite se soumit avec résignation au désir de son père, et peu à peu, cédant à l’extrême fatigue et aux poignantes émotions qu’elle éprouvait, elle ne tarda point à s’endormir d’un profond sommeil. Alors M. Daubencourt emmena madame Daubencourt à l’écart, et lui dit : – Ma chère amie, veillez avec sollicitude sur notre fille ; prolongez son sommeil aussi longtemps que vous le pourrez ; évitez-lui les moindres émotions ; une secousse imprévue, une crise nerveuse pourraient non seulement la priver de nouveau de la vue, mais encore compromettre sa vie. – Oh ! que me dites-vous là, mon ami ! – Je pars à l’instant pour Paris ; je ramènerai avec moi le docteur Bernard, mon maître ; ses conseils me sont nécessaires dans le trouble où je me sens. Adieu ! à bientôt ! – Adieu, et que le ciel veille sur nous ! murmura madame Daubencourt, en suivant des yeux son mari qui montait précipitamment en voiture et qui s’éloignait de toute la vitesse de ses chevaux.
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