VI
Le lézardC’est surtout lorsqu’on souffre soi-même qu’on compatit à la souffrance des autres. Aussi Marguerite s’intéressa-t-elle au lézard blessé plus que personne de sa famille, et plus qu’elle ne l’eût sans doute fait avant d’avoir perdu la vue.
Secondée par Marthe, elle appliqua de petites bandelettes de sparadrap sur les blessures de la pauvre bête, puis elle la déposa dans un carton rempli de ouate, et elle voulut que ce carton restât près d’elle.
Chez les animaux à sang froid, c’est-à-dire dont le sang a moins de chaleur que le sang des mammifères, la nature répare vite les blessures. Le lézard, qui avait failli mourir sous la dent du chien, resta trois ou quatre jours immobile dans le nid que lui avait fait la jeune aveugle ; et puis, un matin que le soleil donnait chaud et d’aplomb, Marguerite, seule en ce moment, resta tout étonnée de sentir de petites pattes qui trottaient sur ses genoux, et qui montaient sur sa poitrine. D’abord elle éprouva un léger frisson de crainte, et elle porta doucement la main vers l’endroit où se manifestait ce singulier mouvement. Elle ne tarda point à reconnaître que le lézard le produisait. Sans s’inquiéter des doigts qui effleuraient sa robe d’émeraude, le petit animal continua en paix sa course, grimpa jusqu’aux lèvres de sa protectrice, et effleura de sa langue fine, noire et fourchue, leur surface humide.
Après quoi il reprit sa promenade sur les cheveux, sur les bras et sur les genoux de Marguerite, et il finit par se blottir dans sa poitrine et par s’y endormir.
Marguerite n’osait remuer, dans la crainte de l’effaroucher ; mais elle ne tarda point à constater que son nouvel ami n’était point un lézard à s’inquiéter du mouvement et du bruit. Le retour de Marthe et de M. et de madame Daubencourt ne lui causa pas plus de préoccupation. Seulement, quand il entendit le frottement de Flock sur le tapis, et deux ou trois jappements de celui qui l’avait blessé, il sortit sa petite tête fine de l’asile qu’il s’était choisi, et s’y reblottit aussitôt.
Dès lors Marguerite et Jacques, – ce fut le nom que reçut, je ne sais trop pourquoi, le lézard, – devinrent inséparables. Jacques ne tarda point à en user familièrement avec les différentes personnes de la maison. À table, il se promenait sur les fruits du dessert et parmi les fleurs du surtout ; il y cherchait les petits insectes cachés et les croquait gaiement. À la promenade, il s’élançait d’un bond sur l’herbe ou sur une branche d’arbre à sa portée, et y chassait avec ardeur ; à la moindre alerte, toutefois, il regrimpait sur l’épaule de sa maîtresse.
Jacques, du reste, ne vivait, à proprement parler, que le temps où le soleil donnait de la lumière et de la chaleur ; le soir, ou par le froid, il restait nonchalamment assoupi dans le giron de Marguerite. L’appelait-elle, il montrait paresseusement son museau mordoré d’émeraude et d’or, agitait sa langue en signe de caresse, et retombait dans son engourdissement. Le soleil brillait-il, alors gai, pétulant, hardi, il allait de l’un à l’autre, grimpait aux rideaux, et ne dédaignait même pas d’agacer Flock et de lui tenir tête, – à distance, bien entendu. Le chien faisait-il mine de s’élancer sur lui, Jacques, d’un saut, se mettait hors de portée, et narguait le roquet.
Trois mois ne s’étaient pas même écoulés que chien et lézard vivaient en bonne amitié. Il arriva plus d’une fois que, dans le jardin, Jacques fatigué grimpa sur le dos de Flock ; celui-ci promenait bénignement, dans sa fourrure épaisse, chaude et soyeuse, ce singulier cavalier, et tournait même quelquefois la tête pour le caresser de sa langue rose.
Si trois mois avaient suffi pour faire de Flock et de Jacques des amis, le même laps de temps avait également suffi pour rendre au dernier toute sa beauté. Non seulement il ne restait plus de ses blessures aux flancs d’autres traces que des cicatrices imperceptibles, mais encore le tronçon enlevé de sa queue était complètement repoussé. Un bourgeon, apparu au bout de la partie mutilée, n’avait point tardé à s’allonger peu à peu, et à devenir aussi long et aussi élégant que la portion perdue. Néanmoins, on remarquait dans les couleurs de cette portion restaurée des tons moins accentués et d’un vert plus pâle.
Jacques appartenait à la famille des lézards ocellés dont foisonne la forêt de Fontainebleau. La robe de cette magnifique espèce, d’un vert de feuille naissante, semble saupoudrée de grains d’or, et miroite au soleil d’une façon splendide. Sa taille, qui atteint parfois trente centimètres, est souple et robuste à la fois ; son œil, à paupière mobile, prend une vive expression d’énergie quand il se présente un ennemi ou un danger, d’une touchante expression de tendresse quand il regarde une personne qu’il aime. Intelligent, gai, tendre, en captivité il reconnaît parfaitement ses maîtres, et devient audacieux jusqu’à l’effronterie. L’intimité de Jacques avec la famille Daubencourt ne forme point un fait exceptionnel, et le vieux proverbe qui professe que le lézard est l’ami de l’homme, reçoit souvent, des preuves de sa véracité.
Marguerite puisait de bonnes distractions de ce nouvel ami que le hasard lui donnait, et Marthe, de son côté, trouvait un grand plaisir à exciter les petites colères de Jacques, soit en feignant de vouloir l’enlever de dessus les genoux de sa maîtresse, soit en le tarabustant quelque peu. Il fallait voir alors l’irascible Jacques se gonfler, ouvrir sa gueule, se jeter sur les doigts de sa provocatrice, et souvent les pincer assez énergiquement, puis, de guerre lasse, se réfugier dans le corsage de Marguerite.
Un jour que celle-ci, appuyée au bras de son père, se promenait dans le bois voisin de la propriété, elle sentit tout à coup Jacques, qui picorait des insectes sur un saule, venir se réfugier précipitamment sur elle, tandis que M. Daubencourt voyait un pic s’envoler de ce saule.
– Je suis sûr, dit le médecin, qu’il existe un nid dans cet arbre ; voici bien longtemps que je veux me procurer, pour ma collection d’ovologie, des œufs de cet oiseau ; l’occasion est bonne, j’en profiterai.
Et il fourra son bras le plus avant possible au fond d’un trou creusé par le temps dans le tronc de l’arbre, mais il ne put atteindre au nid.
– Je reviendrai bientôt avec les instruments nécessaires pour prendre ces œufs, dit-il. En attendant, comme je ne les destine point à être couvés, mais bien à figurer vides dans ma collection, je vais fermer l’entrée de l’arbre avec la grosse pierre qui semble se trouver là tout exprès. Le père et la mère, ne pouvant point rentrer, construiront ailleurs un autre nid.
Et il le fit comme il le disait.
– Père, demanda Marguerite, à quel oiseau donnes-tu le nom de pic ?
– Les espèces en sont nombreuses, mon enfant. Toutes jouissent de la propriété de pouvoir fendre l’écorce des arbres au moyen de leur bec droit, anguleux, comprimé en coin à son extrémité, et de saisir les insectes qu’avec leur langue grêle ils trouvent sous ces écorces. Cette langue est un véritable projectile garni vers le bout d’épines recourbées en arrière ; de plus, leurs quatre doigts armés d’ongles aigus, et disposés, deux en avant, deux en arrière, leur permettent de grimper et de se tenir solidement sur les écorces les plus lisses.
Ordinairement solitaires et craintifs, les pics fréquentent les grandes forêts ou les arbres qui garnissent la lisière des bois ; c’est contre l’écorce de ces arbres qu’ils exercent leur industrie ; quelques-uns, pourtant, nichent à terre ou contre les rochers. Les insectes, soit à l’état parfait, soit à l’état de larves, composent leur principale nourriture ; ils la cherchent au-dessous des portions d’écorce soulevées ou dans les trous pratiqués sur la partie ligneuse. Pour y parvenir, ils se cramponnent contre le tronc, se font un point d’appui de leur queue courte, composée de plumes roides légèrement recourbées, et garnies à leur extrémité de barbules également roides et courtes.
Dans cette attitude, et solidement installés, ils visitent, avec leur langue, les anfractuosités, les accidents et les trous à leur portée, Aperçoivent-ils une larve ou un insecte qu’ils ne puissent ramener, et saisir à l’aide des crochets qui terminent leur langue, alors, ils font usage du bec.
Au moyen de ce coin dont la nature les pourvoit, ils frappent à coups redoublés sur la portion d’écorce qui recèle l’insecte, et finissent par s’emparer de leur proie. D’autres fois, ils sondent le tronc d’un arbre pour s’assurer s’il n’existe pas quelques creux contenant des insectes. Si les points sonores leur indiquent un de ces creux, ils en cherchent l’ouverture extérieure, et ils y dardent leur langue ou bien élargissent le trou.
En parlant ainsi, M. Daubencourt ramenait sa fille au logis.
Après le déjeuner, il se disposa à aller chercher dans le saule creux les œufs de pic qu’il convoitait ; mais quelques visites qu’il lui fallut recevoir l’en détournèrent.
Il ne put réaliser son projet qu’à la chute du jour.