V
Les malheurs d’une épinocheChaque matin, Marguerite et sa sœur venaient au bord du ruisseau pour suivre les péripéties du petit drame dont l’héroïne principale était l’épinoche. La jeune aveugle, qui ne voyait ce drame que par les récits que lui en faisait sa sœur, n’était point celle des deux qui pourtant y prenait le moindre intérêt. D’ordinaire, elle racontait à son père et à sa mère, pendant le dîner, ce qui s’était passé dans la fontaine, et certes, à l’entendre, on eût pu croire que les faits qu’elle exposait avec tant de netteté et de plaisir avaient réellement eu lieu sous ses yeux.
– Oh ! notre épinoche a été bien rusée et bien intrépide aujourd’hui, disait-elle. Il y eut, vers onze heures, un moment où le nombre des assiégeants se trouvait si nombreux, qu’elle ne pouvait plus suffire à les tenir éloignés de son nid. Tout à coup elle s’élança, par un bond rapide, à la distance de cinquante centimètres environ, et elle se mit à barboter à la surface de l’eau, comme si elle eût trouvé une excellente proie ; elle ne semblait plus penser ni à son nid, ni aux œufs qu’il contenait.
Les autres épinoches crurent naturellement qu’il fallait que leur congénère trouvât une bien excellente proie pour qu’elle abandonnât ainsi la défense de sa citadelle. Elles se mirent donc toutes à sa poursuite, afin de lui disputer son butin. Quand elle eut constaté le succès de sa ruse, l’épinoche glissa entre deux eaux comme une flèche, se posta cette fois à deux mètres, et recommença le même manège ; bientôt elle disparut à nos… aux yeux de Marthe, et, dix minutes après, elle revint accablée de fatigue, mais seule :
– La paternité des animaux est vraiment bien ingénieuse ! s’écria M. Daubencourt.
– Après cela, père, reprit Marthe, l’épinoche, quand elle se retrouva seule et tranquille, se livra à un exercice dont ni ma sœur ni moi nous n’avons pu deviner le but ; elle se mit, de temps à autre, à fouetter rapidement l’eau avec ses nageoires devant l’entrée du nid, et à y former de petits courants assez vifs. Pourquoi cela ? le sais-tu ?
– Un membre de l’Institut, M. Coste, qui, le premier, a observé et fait connaître la nidification de l’épinoche, explique que ces courant sont pour but de laver constamment les œufs, et de les empêcher de se couvrir d’une sorte de byssus qui en arrêterait le développement ou les empêcherait d’éclore.
– Mais ce poisson se montre aussi intelligent que certains hommes, fit observer madame Daubencourt.
– Dieu a donné à tous les êtres l’instinct nécessaire à leur conservation et à celle de leurs petits. Il y a des moments où, vous avez raison, cet instinct ressemble singulièrement à l’intelligence humaine.
Après douze jours, pendant lesquels se succédèrent un grand nombre d’incidents pleins d’intérêt, mais qu’il faudrait un volume pour raconter, Marthe vit l’épinoche qui ôtait les pierres dont elle avait chargé son nid.
Elle cherchait évidemment à rendre ce nid plus léger et plus perméable à l’eau.
Elle faisait, en outre, des ouvertures et multipliait, à l’aide de ses nageoires, les courants d’eau signalés déjà par Marthe.
On put alors la voir distinctement remuer ses œufs avec précaution ; tantôt elle les amenait à la surface ; tantôt ; au contraire, elle les plongeait plus avant. Elle agissait ainsi pour modifier les rapports de ces œufs avec l’air et l’eau.
Le lendemain de cette besogne, par un beau soleil qui attiédissait la fontaine et l’éclairait jusqu’au fond le plus extrême de son lit, une nuée de petites épinoches, à peine visibles, commença lentement à sortir du nid, tandis que leur mère, dans une extase extrême, les regardait, le corps tout tremblant de joie et d’orgueil.
Les enfants, hélas ! comme le fit observer Marthe à sa sœur, justifiaient peu cet orgueil ; ils traînaient après eux une vésicule fort laide attachée au milieu du ventre, et tellement volumineuse qu’à peine ils pouvaient en supporter le poids ; aussi nageaient-ils avec effort, et restaient-ils exposés à devenir la proie du premier ennemi venu.
Et les ennemis ne leur manquaient point, grand Dieu ! Sans compter une b***e d’épinoches, on voyait accourir de toutes parts des tritons, des dytisques, et toutes ces hordes d’insectes qui peuplent les fontaines et les mares.
L’un courait sur l’eau comme sur un sol solide, l’autre glissait entre deux eaux pour saisir traîtreusement sa proie en dessous, ceux-ci volaient, ceux-là nageaient ou plongeaient. L’épinoche faisait tête à tous ; elle repoussait les plus avancés, tenait à distance les moins hardis et les moins forts, veillait sur sa couvée, ne la quittait pas de l’œil, allait et venait autour d’elle, et l’empêchait de s’éloigner. Si l’un des petits trompait sa vigilance et s’écartait, elle le prenait dans sa bouche et le ramenait au bercail. Mais ce qu’il fallait voir, c’était l’ardeur avec laquelle elle poussait devant sa couvée tous les détritus qui pouvaient lui servir d’aliment. Or il en fallait beaucoup, car les poussins aquatiques atteignaient au nombre de deux mille environ.
Le lendemain, les nouveau-nés étaient considérablement plus gros ; la plupart commençaient même à se débarrasser de l’espèce de vessie qu’ils traînaient après eux.
Alors, grâce à leur désobéissance et à leur étourderie, les chasseurs qui les guettaient firent leurs affaires. Au lieu de se tenir prudemment dans un certain rayon près du nid où ils pouvaient se réfugier quand, ils se sentaient poursuivis de trop près, les petits imprudents laissaient là l’abondante picorée que leur fournissait leur mère, pour s’en aller bien loin en quête de quelque mauvaise petite bribe.
Malheur à ces indociles, car ils disparaissaient bientôt dans la gueule béante des autres épinoches, ou dans les serres des gros insectes d’eau, qui les déchiraient et les mettaient en pièces ! Avant que leur mère eût pu seulement s’apercevoir de leur péril et accourir à leur aide, c’en était déjà fait d’eux.
Marthe calcula que, dès la première journée, le nombre des petits avait diminué de plus d’un tiers.
Cependant les pirates ne restèrent pas tous impunis. Un triton s’aventura trop près du nid et se prit la patte dans les nœuds d’un des brins d’herbes qui commençaient à se détacher de la petite forteresse, déjà un peu démantelée par le remous de l’eau. L’épinoche, dont on décimait si cruellement et si impitoyablement la progéniture, se montra elle-même sans pitié. Elle se rua sur le triton, qui eut beau ouvrir sa large gueule de lézard, secouer son corps souple, agiter ses quatre pattes et fouetter l’eau de sa longue queue ; il se trouva face à face avec la terrible mère. Celle-ci dressa sur son dos neuf épines, neuf lames longues, roides, fortes, acérées. Ses nageoires devinrent elles-mêmes des armes. En moins de temps que je n’en mets à vous le dire, le triton, percé d’outre en outre, flottait mort et renversé sur le dos, et toutes les petites épinoches, alléchées par le sang qui colorait la surface de l’eau, se disputaient entre elles chaque parcelle de ce sang, qu’elles avalaient avec gloutonnerie.
– Pourquoi ne protèges-tu pas la pauvre épinoche, qui finira par succomber sous le nombre ? demanda Marguerite à Marthe. Si j’y voyais, je voudrais, avec une longue branche, effrayer et chasser les pillards, et procurer au moins quelques instants de relâche aux assiégés.
Marthe suivit ce conseil, alla cueillir une branche de lilas, et se mit à fouetter l’eau. Tout prit la fuite, excepté l’épinoche qui, d’abord, s’était prudemment retirée à l’écart avec son troupeau effarouché.
Quand elle eut bien remarqué que le calme renaissait, et qu’elle restait débarrassée de ses ennemis, en commandant expérimenté de citadelle, elle songea à ravitailler son nid. Sans compter le cadavre du triton, Dieu sait ce qu’elle rassembla, en une demi-heure, de provisions de différentes espèces ! Il y en avait pour plus d’une semaine de nourriture ; avec cela, elle pouvait défier les assiégeants.
Pauvre bête ! tandis qu’elle songeait à se prémunir contre ses adversaires extérieurs, elle ne soupçonnait pas que des ennemis plus redoutables encore se glissaient dans sa demeure et y apportaient le deuil et la mort.
À trois jours de là, tout était solitaire dans les environs du nid. Un poisson venait-il à s’en approcher par hasard, il fuyait aussitôt à tire de nageoires.
Bientôt on vit surnager au-dessus de l’eau des centaines de petits cadavres, dont le nombre allait sans cesse s’augmentant.
Marthe, à l’aide de son mouchoir noué au bout d’une branche, en pêcha quelques-uns qu’elle rapporta à son père ; celui-ci les examina à la loupe, et fit voir à sa fille qu’à chacun des pauvres petits poissons se trouvaient attachés plusieurs crustacés à peine visibles à l’œil nu. Ils se cramponnaient sur leurs victimes au moyen de leurs ongles aigus, et, avec leur bouche armée d’une trompe flanquée de deux ventouses garnies de dents tranchantes à la manière des requins, ils suçaient, véritables vampires, leur victime jusqu’à ce qu’elle expirât. Ces monstres se nomment argules foliacées.
À trois jours de là, il ne restait plus qu’une dizaine de petites épinoches que leur mère conduisait à la picorée, et qui, à mesure qu’elles grandissaient, s’éloignaient d’elle, les ingrates, pour ne jamais revenir.
En visitant cette partie du ruisseau naguère si animée, alors tout à fait solitaire, et où l’on retrouvait à peine quelques traces du nid édifié avec tant d’intelligence et de peine, Marguerite fit observer à sa sœur que le petit chien Flock aboyait d’une singulière façon, et restait en arrière. Marthe retourna sur ses pas, et vit le petit terrier aux prises avec un gros lézard vert qu’il tenait en arrêt, et sur lequel il s’était déjà rué plusieurs fois.
Après un instant d’hésitation et de crainte, la jeune fille jeta son mouchoir sur le lézard, le saisit et le rapporta au logis.
Quand on le débarrassa du mouchoir qui lui servait de prison, on vit que maître Flock l’avait blessé aux flancs, et, de plus, lui avait arraché un morceau notable de la queue.