IV
Au bord d’un ruisseauLa santé de Marguerite, grâce aux soins dont l’entourait sa famille et à la sollicitude de tous les instants que sa sœur Marthe lui prodiguait avec un dévouement au-dessus de son âge, mit à se rétablir une promptitude qui tenait du prodige. Ses forces reparurent ; les traces que le feu avait imprimées sur ses joues commencèrent à pâlir, et, à voir ses beaux yeux, un étranger n’eût pu supposer qu’elle était privée de la vue.
Chaque matin, appuyée sur le bras de Marthe, elle sortait de bonne heure pour faire une longue promenade ; grâce à l’exercice salutaire qu’elle y prenait, elle en revenait toujours mieux portante et plus gaie. Marthe trouvait moyen, à chaque instant, d’amener le sourire sur les lèvres de sa sœur et de l’intéresser en lui racontant tout ce qu’elle voyait.
Une fois, par exemple, qu’elles atteignaient les limites du parc de leur père, elles se sentirent fatiguées et s’assirent sur le gazon, au bord d’une fontaine limpide, large de plus de deux mètres, et qui fermait de ses rives plantureuses et de ses eaux transparentes cette partie de la propriété. Les oiseaux chantaient dans les arbres, ou ramassaient çà et là des brindilles pour construire leurs nids ; les insectes qui foisonnaient dans l’herbe faisaient entendre leurs cris que dominait l’étrange et strident appel du grillon. Maître Flock, le nez au vent, courait de tous côtés, tantôt poursuivant un beau lézard vert qui lui échappait en grimpant agilement sur un tronc d’arbre, tantôt chassant une abeille qui, loin de refuser le combat, volait et bourdonnait autour du petit chien, le menaçait, s’abattait à ras de son museau, s’enfuyait, revenait, le harcelait, et finissait par s’élever dans les airs et par disparaître, sans tenir compte des jappements irrités du terrier en miniature.
Tout à coup, Marthe prit la main de sa sœur et lui dit à voix basse : – Si tu savais, Marguerite, quelle belle épinoche je vois nager dans la fontaine, là, presqu’à nos pieds ! Elle va, elle vient, elle s’agite, elle recueille de tous côtés des débris de plantes et de brins d’herbe qu’elle apporte dans sa bouche, pour les déposer au fond d’une petite anse grande comme les deux mains et profonde de cinquante centimètres. Sœur, je ne puis en croire mes yeux ! elle enlace ces herbes les unes aux autres avec une promptitude et une adresse que lui envierait un vannier de profession.
– Que tu es heureuse de voir cela ! chère petite sœur.
– L’intelligent poisson a façonné une sorte de natte. Mais il s’aperçoit que l’eau, si doucement qu’elle coule dans l’endroit où il édifie son œuvre, entraîne doucement ce mignon tapis à la dérive, et parfois même le soulève à la surface. Elle réfléchit quelques secondes avec un désappointement visible. Que va-t-elle faire ? elle part comme un trait ! Où va-t-elle ? La voici qui revient déjà ! elle est chargée d’un cailloux presque aussi gros que sa tête, et que peuvent à peine tenir ses larges mâchoires.
Elle dépose la pierre en plein milieu du tissu végétal. Elle s’en va encore. Autre pierre qu’elle rapporte ! Sept voyages, autant de cailloux ! Aussi, comme le tapis est bien lesté. Il ne bouge plus ; il se trouve installé avec une solidité à toute épreuve. Cependant, par surcroît de précautions, l’architecte à nageoires remplit de sable sa gueule et le souffle sur la natte, qui s’en trouve peu à peu à demi recouverte.
– Pourquoi le pauvre petit poisson se donne-t-il tant de mal ? Regarde toujours, Marthe, il serait bien curieux de le savoir.
– L’épinoche contemple ce qu’elle a fait. À juger par le frétillement de sa queue et par les mouvements de ses nageoires, elle paraît satisfaite de son ouvrage… Elle se met à l’œuvre avec plus d’activité encore, elle glisse lentement sur les herbes enlacées ; elle les lisse à l’aide de son ventre armé de deux épines plates, comme un maçon le ferait avec sa truelle… Non ! je ne me trompe pas ! elle frotte chaque nœud du tissu des mucosités qui recouvrent son corps, comme le corps de tous les poissons, et qui les rendent si glissants quand on veut les saisir.
– Voilà donc la natte terminée et devenue imperméable ; mais que compte-t-elle faire de cette natte ?
– Les fondations de l’édifice mystérieux sont achevées. Elle s’assure de leur solidité en agitant avec une extrême agilité ses nageoires de devant, pour produire dans l’eau de petits remous qu’elle dirige vers son œuvre. Deux ou trois brins d’herbe ne résistent pas à cette épreuve, et font mine de se détacher ; elle les renfonce au moyen de son museau ; elle les tasse, elle les englue. Rien ne bouge plus, à présent ! Les remous restent sans action ; aussi combien elle est contente ! Elle tourne autour de la natte, elle la regarde de ses gros yeux ; elle semble vraiment s’applaudir.
– Pauvre petite bête, qu’elle m’intéresse !
– Je commence à comprendre ce qu’elle veut faire. Mais je peux à peine en croire ce que je vois. C’est un plancher qu’elle a construit et c’est une habitation, un nid qu’elle va placer sur ces fondations. Oui, avec une activité plus fébrile que jamais, elle rassemble encore des matériaux végétaux ; mais, cette fois, elle les choisit plus solides. Elle rapporte des racines, des fétus de paille, des petits bâtons, et elle les fiche dans l’épaisseur de la natte. Quelle adresse et quelle persévérance elle y met !… Quelque chose ne va pas à son gré… elle le démolit courageusement ; elle travaille à nouveaux frais, elle rejette les brins qui ne lui conviennent pas ; elle va en chercher d’autres. Que de voyages ! que d’essais !… Enfin elle termine son enclos ! Non ! elle ne l’a pas terminé ; il y manque encore la toiture !
– La toiture ? Marthe, es-tu bien sûre de ce que tu dis là ? tes yeux ne te trompent-ils point ?
– Non, ma sœur, non ! elle se sert, pour cette toiture, de matériaux légers, souples, lisses, et qu’elle encolle au préalable. Ils forment un véritable feutrage végétal. Seulement elle a soin de ménager, au milieu, un trou rond par lequel elle entre souvent la tête pour s’assurer que les parois ne s’écartent point, qu’elles ne manquent point de solidité, et qu’elles fournissent un passage commode.
Enfin, elle couvre les bords de cette couverture d’une couche épaisse du ciment gélatineux qui suinte de son corps, et dont elle s’est déjà servie plusieurs fois. Si tu savais comme les bords reluisent au soleil ! On dirait un anneau de cristal.
En ce moment maître Flock, qui dormait profondément aux pieds de ses maîtresses, leva la tête, dressa les oreilles, et courut en aboyant et en gambadant au-devant de madame Daubencourt, qui venait, un peu inquiète, chercher ses filles. L’épinoche et son nid préoccupaient tellement les deux sœurs, qu’elles n’avaient point pris garde à la cloche du déjeuner, dont les tintements répétés les conviaient à rentrer.
Marguerite raconta à son père ce qu’elle et Marthe avaient vu au bord de l’eau. On convint que, vers le soir, quand une légère pluie qui tombait cesserait, on visiterait de nouveau les constructions de l’épinoche.
En effet, vers quatre heures, Marthe ramena Marguerite près de la fontaine, et montra à son père et à sa mère le joli nid du poisson.
Marthe eut d’abord quelque peine à reconnaître son ouvrière du matin. Celle-ci avait changé son costume grisâtre de travailleuse pour se revêtir des couleurs les plus riches et les plus éclatantes. L’or, l’opale, nuancés de mille façons radieuses, se jouaient sur sa robe, aux rayons du soleil, et formaient des reflets dignes des feux du plus pur diamant. Elle nageait coquettement devant son nid, se pavanait, faisait la belle, et parfois nageait sur le dos, comme pour montrer la belle teinte orangée qui colorait sa poitrine. On eût dit un ouvrier, le dimanche, libre, heureux, en habits de fête, et n’ayant plus qu’à s’amuser et à se reposer.
Le lendemain, Marthe raconta à sa sœur que non seulement l’ouverture du nid se trouvait rétrécie de façon à ce que l’épinoche elle-même pût à peine y pénétrer en s’y glissant ; mais encore que le poisson, qui avait repris son costume de travail, fortifiait son habitation en la recouvrant de pierres, qu’il choisissait avec beaucoup de soin, dont quelques-unes dépassaient en grosseur plus de la moitié de son corps, et que, certes, on ne l’aurait point cru capable de soulever et de transporter.
Cette besogne terminée, elle se mit en faction devant le nid.
Jamais sentinelle ne se montra plus sévère sur sa consigne ; il fallait que tous les importuns passassent au large, s’ils ne voulaient point voir le factionnaire se ruer sur eux, dresser les épines qu’il porte sur son dos, et qui valent au petit poisson le nom d’épinoche. Lui résistait-on, ou voulait-on déjouer ses précautions, l’œil en feu, il frappait l’eau de sa queue, il courait sus à l’ennemi, saisissait dans sa gueule les nageoires de l’un d’eux, en arrachait des lambeaux, et ne tenait point compte des blessures que lui-même recevait parfois.
Marguerite, qui ne voyait pourtant point, hélas ! les scènes de combats qui se passaient sous ses yeux, ne tarda point à deviner, par les récits de sa sœur, quel trésor renfermait le nid de l’épinoche, et ce qu’elle défendait si valeureusement : c’était les œufs qu’elle y avait pondus.
Faut-il en faire l’aveu ? parmi les pillards avides de dévorer la couvée de l’épinoche, les plus acharnés étaient d’autres épinoches. Un triton, grand lézard d’eau, d’un beau noir parsemé de taches d’une vive couleur d’orangé, et une b***e de dytisques, gros insectes d’eau recouverts de carapaces brillantes, et armés de mandibules tranchantes comme des rasoirs, avaient été repoussés avec perte. Le triton y avait laissé une de ses pattes, et un dytisque, percé par l’une des pointes acérées que l’épinoche porte sur le dos et sous le ventre, s’en était allé mourant et à la dérive. Les épinoches, en véritables épinochophages, revenaient sans cesse à la charge.
Ce ne fut qu’au soir qu’elles se retirèrent, laissant la pauvre mère accablée de fatigues et criblée de blessures.
Hélas ! le siège devait recommencer le lendemain, comme le vit Marthe, et comme elle le raconta à sa sœur, à mesure que se succédaient les phases obsidionales.