III
Encore les fleurs des champsCette première sortie, tout en ranimant Marguerite et en fortifiant sa convalescence, n’avait point laissé que de la fatiguer un peu ; elle se coucha plutôt qu’elle ne s’assit dans un de ces grands canapés du dix-huitième siècle où l’on se trouve si bien. Sa famille la crut assoupie, et Marthe fit signe du doigt à chacun pour qu’on se tût et qu’on ne troublât point le sommeil de sa sœur.
Mais, au bout de quelques instants, Marguerite releva la tête.
– Suis-je donc seule ? demanda-t-elle avec un sentiment de frayeur.
– Non, ma chère Marguerite, s’empressa de répondre Marthe en lui prenant la main. Mon père, ma mère, moi et même maître Flock nous te tenons compagnie.
En entendant prononcer son nom, le petit chien, comme s’il eût voulu constater sa présence, se mit à japper, et d’un seul bond s’élança sur le canapé ; Marguerite le flatta de la main.
– Je suis une ingrate, dit-elle ; je me disais : Ils me croient endormie et ils se sont éloignés… Hélas ! on ne peut plus distinguer quand je dors ou quand je veille !
Des larmes vinrent aux yeux de Marthe.
– Ma sœur ! oh ! que mon imprudence et ton dévouement te coûtent cher !
– Allons, dit Marguerite en souriant, voilà que tu pleures maintenant ! ne suis-je pas heureuse, bien heureuse auprès de vous tous ?… Et mes fleurs, mes belles fleurs que tu m’as cueillies, où sont-elles ?
Marthe approcha de sa sœur le bouquet de fleurs champêtres.
Marguerite prit le bouquet dans ses mains et respira longuement ses parfums, en saisissant du bout des lèvres une fleur d’un rouge pourpre. Certaines des feuilles de cette fleur, longues, étroites, nerveuses et pointues, se pressaient contre la base de la tige ; les autres l’enveloppaient dans sa longueur.
– Prends garde, mon enfant ! s’écria M. Daubencourt en se levant avec précipitation pour écarter la fleur des lèvres de Marguerite : prends garde ! cette plante est un poison !
Marthe, effrayée, se jeta sur la fleur, l’arracha des mains de sa sœur et la lança sur le parquet pour la fouler aux pieds.
– Contente-toi, lui dit sa mère, de la placer dans un autre vase. Tu vois combien elle est jolie !
– Ta mère a raison, ma fille ; bornons-nous à la mettre dans l’impossibilité de nuire. Tu l’as cueillie au bord de l’eau. Elle se nomme le glaïeul, et elle a servi longtemps à commettre bien des crimes. Sa racine agit à la manière de l’opium, et produit à la fois de la stupeur et des hallucinations. Tu as vu et recueilli près d’elle le cresson des prés, que voici. Il est aussi bon que le glaïeul est méchant ; car le cresson, en quelques jours, guérit nos marins d’une maladie produite par un trop long usage des aliments salés, et qu’on nomme le scorbut. Le frère du cresson, le sisymbre amphibie, fournit un excellent comestible ; l’herbe de Sainte-Barbe, l’erosymum, raffermit les gencives, et l’iris, que je te montre, est le lis des lieux humides et leur souveraine.
Car Dieu a assigné à chaque plante une espèce particulière de sol. À l’une il faut les bords de l’eau, comme à l’iris et comme aux cressons ; aux autres il faut ces eaux elles-mêmes, témoin le nénuphar, dont la fleur ressemble à une coupe d’or qui surnage à la surface des étangs, et le rubanier, dont la longue tige flottante mesure plus de trente à trente-cinq centimètres ; il ressemble à un des beaux rubans richement teintés auxquels il emprunte son nom.
Les pieds des murs et leurs crêtes, les endroits humides ou secs, la terre légère ou la terre compacte, le sable et les interstices des pierres ont chacun leurs plantes spéciales. Il y a des plantes parasites, qui ne vivent que parmi les plantes cultivées et à leurs dépens, comme certains chardons, la dauphinelle ou le pied d’alouette, dont les fleurs forment un véritable bouquet, et la fumeterre, qui emprunte son non (fumée de terre) du goût âcre et amer, semblable à celui de la suie, que ses feuilles laissent sur les lèvres. Une espèce de fumeterre – et c’est la plus commune – ne cesse pas, durant huit mois de l’année, de produire des fleurs blanchâtres. Ces fleurs sont douées de la bienfaisante propriété de rétablir la transpiration chez les malades, et de rendre aux estomacs faibles de la vigueur. Vous voyez qu’elles ressemblent à ces bourrus bienfaisants qui, tout en n’épargnant pas au besoin l’amertume et la brusquerie, n’en rendent pas moins de grands services.
– Je connais de ces bourrus-là, dit madame Daubencourt en souriant et en frappant avec affection sur l’épaule de son mari.
– La chose est possible ! répliqua sur le même ton gai et tendre M. Daubencourt. Cependant, est-ce bien toujours la faute des bourrus quand ils bourrent ? ceux qui vivent avec eux n’ont-ils jamais rien à s’en reprocher ? ne justifient-ils point parfois une boutade et un mouvement de mauvaise humeur ?
– La chose est possible, répondrai-je à mon tour. Mais quelle est cette plante d’une tige peu élevée et dont les feuilles, qui s’alternent, sont profondément découpées et ressemblent à des ailes ? Quel joli bleu teint sa fleur !
– Il est assez singulier qu’elle se trouve dans ce bouquet, car elle ne fleurit ordinairement que vers la fin de mai, et pousse dans les champs. Elle provient de quelque graine égarée et emportée au hasard par les vents ; c’est la nigelle, qu’on nomme encore cheveux de Vénus.
« Le chimiste Lamouroux à découvert qu’en infusant les graines de la nigelle dans de l’alcool, on en obtenait une liqueur qui possédait le parfum des fraises ; l’hiver, elle permet ainsi aux maîtresses de maison prévoyante, de confectionner, à peu de frais, d’excellentes crèmes à l’essence de fraises. En Orient, on l’emploie à un usage singulier et dont voici l’origine :
Le sultan Achmet II avait une fille unique, nommée Aïchah, qu’il idolâtrait et qui possédait les talents les plus recherchés parmi les musulmans. Personne ne savait mieux qu’elle chanter en se couvrant à demi la bouche de ses mains peintes en jaune par le henneh ; elle jouait à ravir du derbouckah, sorte de tambourin en terre cuite, et ressemblant beaucoup à un pot sans fond ; enfin elle dansait comme une houri. Mais par malheur sa taille était svelte et souple ; et ce qu’on eût regardé en Europe comme une rare beauté passait aux yeux du sultan, de sa fille et de tout le harem pour une sorte de difformité. Les Orientaux ne prisent chez les femmes qu’un énorme embonpoint.
Un soir que le sultan, à l’exemple de son aïeul Aroun-al-Raschid, parcourait les rues, de Bagdad, rêvant aux affaires de l’État et à la déplorable maigreur de sa fille, il fit rencontre d’un derviche qui lui cria :
– Commandeur des croyants, je sais ce qui cause ta tristesse, et je t’en apporte le remède.
Achmet, fort mécontent de se savoir reconnu dans sa promenade nocturne, fit signe au derviche d’approcher.
– Écoute, lui dit-il, si tu me dis ce qui me préoccupe, je te donnerai une bourse ; si tu trouves moyen de m’ôter le motif de cette préoccupation, je t’en donnerai mille ; si tu te trompes, je te ferai trancher la tête.
– J’accepte, répondit hardiment le derviche.
– Alors, parle ! et parle vite.
– Il y a dans le jardin de ta joie une fleur que tu ne trouves pas assez épanouie.
Le sultan resta émerveillé de la perspicacité avec laquelle le derviche devinait sa pensée, et de la délicatesse avec laquelle il désignait sa fille Aïchah.
– Voici la bourse que je t’ai promise. Peux-tu et veux-tu gagner les mille autres ?
– Il y a des services qu’on ne paye point avec de l’or, répliqua le derviche. D’ailleurs, que veux-tu que fasse de ton or un pauvre religieux tout entier au culte d’Allah ?
– Que désires-tu en échange de ce que je te demande ?
– Ton serment de m’accorder ce que je requerrai de toi, après le miracle opéré.
– Soit, je te le jure par Mahomet.
Le derviche tira, de dessous le haïck en guenilles qui lui servait de manteau, un sac rempli d’une farine brunâtre.
– Voici, lui dit-il, ce que tu me demandes. Fais façonner avec cette farine des pastilles dont la perle de ta maison mangera sept fois par jour, pendant sept semaines. Adieu, dans trois mois je reviendrai te sommer de tenir ton serment. Donne-moi l’anneau que tu portes à ton doigt, pour que je puisse arriver jusqu’à toi quand je le voudrai.
Trois mois après, en effet, la belle Aïchah possédait l’embonpoint qu’elle désirait tant, et ne se sentait pas de joie de dépasser en obésité les plus grosses personnes de Bagdad.
Un matin, le sultan vit arriver dans son palais le derviche.
– Sois le bienvenu, lui cria Achmet dès qu’il le vit ; je t’ai juré de te donner ce que tu me demanderais, et puisque tu as tenu ta promesse, je tiendrai la mienne.
– Donne-moi donc pour épouse la fleur qui me doit sa beauté.
Le sultan pâlit et fronça le sourcil. Puis, après un moment de réflexion :
– Les noces se célébreront ce soir même, dit-il.
– Et en sortant de la mosquée un de tes bourreaux m’abattra la tête d’un coup de son sabre. Voilà ta pensée, sultan ! Eh bien, apprends quel gendre tu perds !
Et jetant le haïck qui l’enveloppait, il montra au sultan déconcerté le visage d’un génie resplendissant comme le soleil, et disparut.
Le sultan passa en prière la journée et la nuit pour apaiser la colère du génie, et promit deux mille bourses d’or à celui qui lui dirait de quelle graine provenait la farine à laquelle Aïchah devait son embonpoint. Personne ne put le découvrir ; on pensa néanmoins que c’était de la graine de nigelle, appelée en Orient obésode.
Quoi qu’il en soit, les Orientaux saupoudrent de farine de nigelle leurs pains et leurs gâteaux ; enfin, ils la broient et la réduisent en poudre pour en fabriquer, à l’instar du génie, des pastilles contre la maigreur. »
– Voilà une histoire bien singulière, mon père, dit Marguerite… J’aurais bien besoin d’un peu de pastille de nigelle, ajouta-t-elle, en montrant ses mains amaigries par la maladie.
– Il vaut mieux demander cela à l’air pur de la campagne.
– Et à votre tendresse à tous ! interrompit-elle.
Et, s’appuyant affectueusement sur le bras de Marthe, elle se leva pour passer dans la salle à manger, car la cloche venait d’annoncer que le dîner était servi.