II
Les fleurs du printempsLe lendemain matin, ce fut une grande joie dans la maison du docteur Daubencourt ; car, après une nuit excellente, sans fièvre, sans agitation, une nuit comme n’en avait point passé Marguerite depuis son fatal accident, la convalescente descendit au jardin et s’y installa dans un fauteuil.
Son père et sa mère s’assirent à côté d’elle, et Marthe se coucha à ses pieds, sur l’herbe. L’air était tiède et doux, le soleil caressant, et de tous côtés arrivaient ces vagues senteurs qu’exhalent les premières fleurs du printemps. Les oiseaux volaient çà et là, jetant des cris joyeux, et venaient jusqu’auprès de la famille réunie, ramasser des brins d’herbe et des débris de laine et de coton pour garnir leurs nids, qu’ils commençaient à édifier, les uns au sommet des grands arbres, les autres dans l’épaisseur des buissons.
À l’âge de Marthe, on ne saurait demeurer longtemps en place. Aussi la jeune fille ne tarda point à se lever doucement et à se diriger vers la prairie qui touchait au jardin, et qui s’étendait jusqu’à un petit bois. Personne ne s’aperçut de son départ, si ce n’est toutefois maître Flock, le petit chien blanc de la Havane, qui commençait, lui aussi, à trouver bien longue une immobilité de dix minutes.
Marthe et Flock se mirent donc à courir tous les deux dans la prairie, d’où leur arrivée fit s’envoler des nuages de papillons et d’insectes.
Après avoir couru et gambadé quelques instants comme une chevrette mise tout à coup en liberté, après avoir respiré à pleins poumons la fraîcheur du grand air dont elle se trouvait depuis si longtemps privée, Marthe se mit à cueillir les plus belles des fleurs des champs, qui s’épanouissaient, tantôt au milieu même de la prairie, tantôt sur la lisière du bois, ou au bord d’un ruisseau. Puis, toujours suivie de Flock, qui gambadait sur ses talons, elle revint sans bruit et déposa doucement sa moisson parfumée dans les mains de Marguerite.
Le visage de la jeune aveugle devint radieux ; elle respira avec délice l’odeur des fleurs ; elle les prit une à une ; elle les caressa de ses doigts amaigris.
– Merci ! Marthe, dit-elle, merci ! que tu me fais de plaisir ! Ô les belles fleurs ! Je suis sûre que je reconnaîtrai plusieurs d’entre elles rien qu’au toucher, rien qu’en sentant leurs parfums. Ah ! voici une marguerite ! Cette petite branche est de l’aubépine, et celle-ci, mon père, dont la feuille est si bizarrement découpée ?
– C’est le gouet ou pied-de-veau, mon enfant.
– Le gouet, oui, c’est bien cela, père. Je me rappelle qu’au printemps dernier, un matin que j’étais sortie de bonne heure, avec toi, pour visiter un pauvre malade, au hameau voisin, tu me montras, contre un buisson, un gouet dont les feuilles lisses, d’un vert foncé, tachées de noir, attiraient mon attention. Ses fleurs, d’un blanc sale, devaient bientôt produire, me dis-tu, des baies écarlates. Toutes les parties de cette plante, ajoutas-tu, contiennent un suc laiteux, de saveur âcre et piquante, et cependant sa racine peut au besoin fournir un aliment. Parmentier, à qui l’on doit l’importation de la pomme de terre en Europe, recommandait la racine du gouet comme une nourriture saine.
– En certains pays, ajouta M. Daubencourt, on sert le gouet sur les meilleures tables. Les Romains, qui se connaissaient en gastronomie, le faisaient venir à grands frais d’Alexandrie, et Lucullus, le premier, l’acclimata dans ses jardins de Rome. Enfin, réduite en poudre, cette même racine produit un excellent dentifrice ; elle rend, en outre, de la force au vin devenu trop faible, et, dissoute dans de l’eau tiède, elle mousse et remplace jusqu’à un certain point le savon.
– Et l’aubépine, père, et l’aubépine jouit-elle aussi de propriétés utiles ?
– Les médecins russes l’emploient pour combattre les rhumatismes. Elle jouait un grand rôle dans les fêtes nuptiales de l’antiquité. Les fiancées se couronnaient de ces fleurs. Il n’y a pas bien longtemps que, dans le midi de la France et surtout à Bordeaux, on suspendait, au printemps, au milieu de certaines rues, d’immenses couronnes d’aubépine qu’on éclairait, le soir, avec des verres de couleur. Enfin, dans les Pyrénées, aux bords des champs, on plante toujours une petite croix entourée d’aubépine pour obtenir de belles récoltes.
– La jolie coutume !
– L’aubépine est, dans ces contrées, à la fois le symbole de la candeur et de la charité. On raconte que, vers les premiers temps du christianisme, un paysan tomba malade et ne put ni labourer ni ensemencer ses champs. Des voisins résolurent de lui venir en aide et s’associèrent pour labourer et ensemencer la terre du pauvre homme, qui serait, sans cela, restée en jachère. Ils se mirent donc bravement à l’œuvre, et, en deux jours, tout se trouva en bon état. Or, comme ils terminaient leur besogne charitable, ils remarquèrent trois enfants inconnus dans le village et qui, vêtus de blanc et la tête couronnée de fleurs, plantaient de distance en distance, sur la lisière des champs de tous les travailleurs, des croix de bois entourées de branches d’aubépine.
Tandis qu’on s’étonnait de leur présence, du soin qu’ils prenaient et des motifs qui leur faisaient accomplir cette besogne, ils déployèrent tout à coup de grandes ailes et s’envolèrent dans le ciel en faisant entendre des cantiques.
Or, il se fit que tous les champs marqués par eux d’une croix produisirent une récolte double : de là, la coutume dont je t’ai parlé.
– Et la marguerite, mon père ?
– La marguerite pourrait passer pour le symbole de la fidélité, car elle est la dernière fleur à disparaître quand l’hiver sévit, et la première à reparaître quand le printemps revient. Souvent même elle résiste aux rigueurs de la mauvaise saison, et ne cesse de montrer ses pétales d’or entourés d’une couronne blanche, que lorsque les gelées la flétrissent.
– Ah ! père, dit Marthe, qui écoutait attentivement, je sais, moi, une histoire sur la marguerite.
– Eh bien ! dis-la-nous, mon enfant.
– C’est ma nourrice qui me l’a contée, il y a bien longtemps, mais elle était si belle que je ne l’ai jamais oubliée.
– Nous t’écoutons, petite sœur.
– Eh bien ! pendant que les Romains poursuivaient et mettaient à mort les chrétiens de nos pays, saint Druon dit un jour, à sa sœur sainte Olle : « – Sœur, voici les jours de la persécution qui arrivent. Moi, qui suis prêtre, je dois mourir à mon poste, et, sans reculer d’un pas, attendre le martyre. Mais toi, mon enfant, tu ne peux t’exposer avec les religieuses que tu diriges dans la voie du Seigneur, aux supplices dont ils ne tarderaient point à torturer votre pieux essaim. Tu vas donc quitter cette contrée avec tes compagnes et chercher un asile où vous puissiez prier Dieu en paix. »
Sainte Olle résista longtemps ; mais il lui fallut, à la fin, obéir aux volontés de saint Druon, qui était à la fois son frère et son évêque.
Au bout d’un an, la persécution avait cessé et le bon prélat aurait bien voulu revoir sa sœur. Or, la chose n’était point facile, car il ne savait en quel pays celle-ci s’était réfugiée ; mais, plein de confiance pans le bon Dieu, il se mit à marcher tout droit devant lui, au hasard et en priant.
Quoiqu’on fût à la fin de l’automne, il ne tarda point à remarquer qu’à mesure qu’il marchait des touffes de petites fleurs blanches semblaient sortir de terre.
Il se mit donc à suivre le sentier indiqué par ces fleurs, et, après neuf jours de marche, il arriva dans un lieu désert, tout plein de grottes et de cavernes, dans lesquelles s’étaient réfugiées sa sœur et les saintes filles ses compagnes. C’est depuis ce temps que les marguerites fleurissent en toutes saisons.
– Tu viens de nous raconter, mon enfant, une de ces charmantes et naïves histoires que nos pères aimaient à imaginer sur tous les objets qui les entouraient. Ces légendes, qu’on se transmettait de bouche en bouche, de génération en génération, suppléaient à la poésie écrite et la valaient bien, peut-être. Mais, pendant que nous devisons là, voici le vent qui fraîchit et le ciel qui se couvre un peu ; Marguerite, donne le bras à ta sœur, et rentrons au salon.
– Oui, mon père, mais je ne veux pas me séparer de mes belles fleurs.
– Non, certes, mon enfant. Nous les placerons dans un vase plein d’eau, près de ton fauteuil, et, à mesure que tu les y déposeras, si tu le désires, je te les nommerai, et je te dirai ce que je sais d’elles.
– Oh ! que vous êtes bon, mon père.
Ils se levèrent tous et rentrèrent dans le salon, maître Flock en tête.