I
Les deux sœursIl y a deux ans à peu près, par une piquante matinée encore fraîche de printemps, deux jeunes filles causaient gaiement devant une de ces grandes cheminées qu’on ne retrouve guère que dans les vieux édifices, et particulièrement dans certaines habitations champêtres des départements du nord de la France.
L’une de ces jeunes filles semblait âgée de dix-sept ans, et l’autre de douze ; l’aînée, Marguerite Daubencourt, offrait le type à la fois splendide et mignon qui caractérise la race flamande ; de magnifiques cheveux blonds, en ce moment épars sur ses épaules, touchaient presque le sol et l’enveloppaient d’un véritable manteau d’une merveilleuse beauté. La fraîcheur de son teint blanc et rose, la régularité de ses traits et l’expression douce et affectueuse de ses yeux bleus lui donnaient un charme indicible.
La plus jeune, brune, svelte, aux grands yeux noirs, à la peau bronzée, un peu maigre, comme les enfants de son âge, achevait de rattacher sur sa tête les longues tresses de ses cheveux couleur d’ébène.
– Allons ! Marthe, lui dit sa sœur, voici trop longtemps que nous jasons au coin du feu, et que nous oublions l’heure à laquelle notre mère veut que nous descendions à la salle à manger. Nous allons encore la faire attendre et mériter d’être grondées.
– Marguerite ! Marguerite ! tu seras toujours la même ! répliqua Marthe en riant. Il est à peine neuf heures et demie, et la cloche ne sonne le déjeuner qu’à dix heures.
Et elle se renfonça nonchalamment dans son fauteuil, plaça ses pieds sur les chenets, et, appelant un petit chien de la Havane qui gambadait sur un canapé, elle se mit à jouer avec lui.
– Je te le répète, toi aussi tu seras toujours la même ! reprit gaiement Marguerite : il faut que je me hâte de terminer ma toilette, car, lorsque la cloche sonnera, je te verrai encore là, méchante fille, flânant et ayant grand besoin de mon aide pour te trouver prête à temps.
Marguerite, en effet, s’assit à l’autre extrémité de la chambre devant une glace de Venise ; elle commençait à rassembler ses beaux cheveux pour les rattacher sur sa tête, quand un cri déchirant partit du coin de la cheminée. Elle se retourna vivement. Sa sœur Marthe était enveloppée de flammes ; sa jupe, imprudemment approchée du foyer, avait pris feu.
Marguerite s’élança, et entoura Marthe de ses bras pour étouffer la flamme ; soudain cette flamme s’attacha à ses longs cheveux épars
On accourut aux cris des deux jeunes filles. On trouva Marthe évanouie, mais sans brûlure sérieuse ; quant à Marguerite, ses cheveux étaient consumés, et le feu lui avait dévoré le visage.
Je vous laisse à penser de quel désespoir se sentirent frappés leur père et leur mère à la vue de cet affreux spectacle ; cependant tous les deux trouvèrent en un si terrible moment le sang-froid nécessaire pour donner les soins que réclamait l’affreuse position de leurs enfants.
Tandis que madame Daubencourt transportait sur un lit Marthe encore sans connaissance, M. Daubencourt, l’un des médecins les plus justement renommés du pays, donnait à Marguerite les premiers soins qu’exigeaient ses cruelles et profondes brûlures ; celle-ci, malgré les atroces souffrances qu’elle éprouvait, semblait surtout préoccupée de rassurer son père et sa mère.
Quant à Marthe, à peine eut-elle repris connaissance, qu’elle voulut courir près de sa sœur, et rien ne put, dès ce moment, la déterminer à la quitter d’un instant.
Vous pouvez supposer quelle triste existence pesa dès lors sur cette famille naguère calme et heureuse. On craignit longtemps pour la vie de Marguerite, et les médecins, ses confrères, que M. Daubencourt avait fait appeler dans l’espoir de s’éclairer de leurs conseils, ne partagèrent que trop les craintes du pauvre père.
Après trois semaines d’alternative d’espoir, de craintes, d’angoisses de toute nature, Marguerite était sauvée ; mais, hélas ! elle n’avait point recouvré la vue, et on craignait qu’elle ne la recouvrât jamais.
Malgré cette triste conviction, ce fut presque un jour de fête pour la famille Daubencourt que celui où Marguerite, pour la vie de laquelle on avait si longtemps tremblé, put quitter son lit, et s’approcher de la fenêtre, afin de respirer l’air tiède d’une belle matinée de printemps.
Seule, Marthe l’aida à quitter sa couche, seule, Marthe la soutint et la guida vers la fenêtre ; Marthe encore disposa les oreillers de son fauteuil, Marthe plaça des coussins sous ses pieds. – Elle n’avait point voulu, je vous l’ai dit, quitter sa sœur d’un moment pendant toute la durée de sa maladie. Malgré ce qu’on put lui dire, malgré les supplications de ses parents, elle passa les jours et les nuits dans la chambre de sa sœur, prête, à la première plainte de la malade, à se trouver auprès d’elle et à lui venir en aide. Cette enfant frivole et pétulante s’était faite, pour sa sœur, une garde-malade attentive, dévouée, infatigable et d’une patience angélique.
Aussi, quand Marguerite se sentit ranimée par le bon air pur qu’elle respirait et par les rayons du soleil qui semblaient la caresser et l’envelopper, elle chercha en tâtonnant la main de sa sœur, et lui dit :
– Ô ma chère Marthe, que je me sens bien !
Marthe, qui pleurait silencieusement en regardant Marguerite, s’efforça de donner à sa voix un peu de fermeté pour répondre ; mais elle ne put contenir ses sanglots.
Marguerite l’attira dans ses bras et posa sur son front ses lèvres à peine cicatrisées.
– Aveugle ! aveugle à cause de moi ! s’écria Marthe qui ne put réprimer plus longtemps son désespoir.
– Allons, lui dit sa sœur d’une voix faible encore, allons, Marthe, pourquoi ces vilaines pensées ? Dieu, qui m’a rappelée de la mort, me guérira de la cécité. D’ici là, toi qui m’as si bien soignée, tu seras mes yeux ; tu verras pour toi et pour moi ; ce sera une bonne raison pour ne plus nous quitter un seul jour, un seul moment, une seule minute ! À nous deux nous ne ferons plus qu’une seule.
– Ô ma sœur ! ma bonne sœur !
– N’avons-nous point déjà commencé ? n’est-ce pas toi qui récitais matin et soir, à mon chevet, les prières que nous adressions à Dieu ? N’est-ce pas toi, qui, dans mes heures de calme, et quand notre père le permettait, me lisais quelques pages d’un livre amusant ? Ce que je ne verrai pas, tu me le raconteras. Mais Flock n’est pas là ? dit-elle ! Pauvre petit chien ! lui non plus ne m’a point quittée pendant, ma maladie ! Il s’est tenu obstinément sur le pied de mon lit, et il n’a point aboyé une seule fois, comme s’il eût compris que ses aboiements pouvaient me fatiguer.
– Flock est dans le jardin, repartit Marthe, et je t’assure qu’il rattrape le temps perdu. Il court comme un fou dans les allées, sur la pelouse, et même dans les plates-b****s. Le voici qui poursuit des oiseaux jusqu’à la lisière du bois !
– Oui, j’entends ses bons petits jappements. Et, dis-moi, sœur, la feuillée commence-t-elle déjà à paraître ? Il me semble que oui. Je crois le reconnaître au murmure que produit le vent en soufflant à travers les rameaux.
– Les arbres sont déjà verts, mais d’un vert tendre et délicat qui deviendra bientôt plus accentué.
En ce moment M. Daubencourt entra.
– Comment te trouves-tu, mon enfant ? demanda-t-il en prenant dans ses mains les mains de Marguerite.
– Bien, mon père ! très bien, je vous l’assure.
M. Daubencourt interrogea le pouls de sa fille.
– En effet, dit-il, tu n’as pas le moindre symptôme de fièvre.
– Et si vous saviez avec quel plaisir j’ai croqué la bonne aile de poulet que vous m’aviez permis de manger. Ah ! père, me voici guérie !
M. Daubencourt leva un regard douloureux sur sa fille aveugle.
– Guérie ! pensa-t-il ; guérie !
– Si vous saviez, père, comme c’est bon de se sentir renaître à l’existence ! de ne plus avoir la tête embarrassée par la fièvre, de manger avec bon appétit, – de pouvoir se lever, se rasseoir, aller, venir, en liberté ! Mon père, je suis bien heureuse !
– Ma chère enfant !
– J’ai de grands projets pour demain – si vous le permettez, bien entendu. – D’abord ma mère, vous, Marthe et moi, nous irons tous les quatre à l’église, remercier Dieu de ma convalescence.
– J’espère que tu le pourras, mon enfant.
– Et puis ensuite, en compagnie de ma chère Marthe, je m’assoirai dans le jardin, au soleil et bien abritée par le grand mur du potager. Ah ! il me tarde de revoir mes beaux arbres et mes belles fleurs !
– Revoir ! ne put s’empêcher de murmurer le pauvre père.
– Eh oui, voir, répliqua-t-elle gaiement. N’ai-je pas les yeux de Marthe ? comme je le lui disais tout à l’heure.